jeudi 12 décembre 2024

Prix du Brigadier 2024

Ce qui est formidable avec les Prix du Brigadier c'est que l'émotion ressentie au cours de la cérémonie n'a pas la même tonalité tous les ans. Le cru 2024, remis comme il est de tradition au Théâtre Montparnasseinauguré en 1886 a particulièrement été marqué par l'humour, en réaction peut-être à ce qu'on ressent en terme de "morosité ambiante".

Les discours officiels, inévitables, n'ont pas été très longs devant une salle très remplie de personnes très heureuses de se retrouver pour célébrer cette 44 ème séance qui commença avec mention particulière à Marie-Hélène Brian pour son implication à l’ART et des remerciements à la Bibliothèque nationale qui en accueille toutes les collections depuis 1969.

Faut-il rappeler que le brigadier est ce morceau de perche avec lequel le Régisseur (Directeur de la scène et par conséquent de la Brigade technique au service du spectacle) frappe les trois coups qui commandent le lever du rideau ? Décorés de velours rouge et de clous dorés, portant la plaque de cuivre gravée au nom du récipiendaire, ils ont été réalisés une nouvelle fois cette année par Xavier Soulabaille, régisseur plateau, à partir de perches provenant pour cette édition du Théâtre Montparnasse, du Casino de Paris et des Folies Bergère. Laurent Terzieff qui le reçut en 1986 disait à propos de cet instrument qu'il était le magicien du temps puisqu'il l'arrête.

Honneur au sexe féminin, c'est Delphine Depardieu qui a reçu la première son trophée pour son interprétation dans Les liaisons Dangereuses à la Comédie des Champs-Elysées, dans l’adaptation et la mise en scène d’Arnaud Denis (jusqu’en avril 2025, à la Comédie des Champs-Élysées).

Stéphanie Fagadau, la Directrice de la Comédie et du Studio des Champs-Elysées, le lui remit au terme d’un très joli discours évoquant la naissance de son rôle de Madame de Merteuil, que la comédienne accepta de reprendre en l’espace de deux jours, et qui devint un chainon marquant dans le fil de son chemin. Delphine salua ses co-acteurs et les techniciens mais n’en resta pas là. Sobrement vêtue d’un pantalon noir et d’un pull blanc, coiffure sage, elle exprima combien il lui fut difficile d’assumer de porter un nom célèbre et de gagner ses propres galons dans un métier qu’elle adore et où d’autres avant elle s’y sont taillés une place de premier ordre.
Il y a vingt ans, on m'avait conseillé de changer de nom. Mon père (Alain Depardieu, producteur de cinéma, est le frère de Gérard) m'a encouragée à travailler pour le faire oublier au profit de mon prénom. Je vis cette récompense comme un adoubement qui va me permettre d'effacer tout sentiment d'imposture. C'est important pour moi qui n'ai jamais eu de prix scolaire et qui a même redoublé le CP. Quand on m'a appris la nouvelle, j'ai pleuré au téléphone. J’avais tant de fois assisté à la cérémonie depuis la salle en me disant " bon ben ça c'est le prix des grands et … je n'y crois toujours pas ". Cela signifie que les gens du métier ont compris que je n'étais pas là uniquement grâce à mon nom, mais parce que j'ai un amour des textes et de la scène. J'ai toujours voulu me faire un prénom.
Le second Prix du Brigadier de l'année 2024 échut à Maxime d'Aboville pour son interprétation dans Pauvre Bitos de Jean Anouilh, mis en scène par Thierry Harcourt (jusqu’au 5 janvier au Théâtre Hébertot). Michel Fau s’était porté candidat pour le lui remettre. Il s’en est acquitté avec le potentiel comique qu'on lui connait, mais qui ce matin était particulièrement en verve : Je t'aime à la ville comme à la scène, c'est pas si fréquent (…) Tu conjugues folie et rigueur comme les grands jardins à la française. Malgré tes deux Molières garderas-tu ton insolence ?

Maxime reçut effectivement deux fois le Molière du Comédien dans un spectacle de Théâtre Privé, en 2015 pour The Servant et en 2022 pour Berlin-Berlin. Tout le monde aura compris l’ironie de la situation lorsque Michel Fau enfoncera le clou en disant adorer la cérémonie des Molières puisqu’il n’en est jamais reparti avec une statuette alors qu’il a été nominé neuf fois depuis 2014 pas plus que sa pièce Lorsque l'enfant paraît, dont il est le metteur en scène, nominée dans quatre catégories l’année dernière.

Maxime d’Aboville lui a emboité le pas en allant encore plus loin dans l’humour afin sans doute de masquer l'émotion car il se souvenait parfaitement que son maître Michel Bouquet -qui avait aussi interprété Bitos- avait reçu ce Prix avant lui. Il le cita en soulignant son humilité : tu es plus intéressant toi qui m’écoutes que moi qui parle.

Il s’est réjoui pour Delphine Depardieu, sa camarade d’apprentissage chez Jean-Laurent Cochet, et son metteur en scène Thierry Harcourt qui lui porte chance (il était aussi le metteur en scène de The Servant). Également Francis Lombrail le directeur d’Hébertot qui a fait preuve d’un heureux courage en exhumant (sic) Bitos soixante ans après sa création par Michel Bouquet qui, rêvant que le rôle soit repris, s’en était ouvert à Francis Lombrail. Ce fut l’occasion de rendre hommage aux risques pris par les producteurs … dont on parle peu au théâtre.
Michel Bouquet m’a inspiré énormément. Il fait partie, à l’instar de Louis Jouvet ou de Charles Dullin, de ces quelques phares qui ont hissé le théâtre à une hauteur spirituelle. Jean Anouilh, monté trois fois dans le théâtre privé cette année, et ce n’est pas rien. Il a refusé toutes les récompenses officielles, n’acceptant en 1971 que la seule qui soit véritable à ses yeux, le Prix du Brigadier. Le grand théâtre est aussi la traversée d’une cruauté (Delphine pourrait dire la même chose).
Maxime avait passé une audition pour reprendre le rôle, devant un parterre de personnalités du théâtre autour de Myriam Feune de Colombi -qui demeure l’âme de ce lieu- dont il imita la voix justifiant au cours d’une conversation téléphonique que le comédien nous restitua avec un effet comique des plus jouissifs, qu'il n'interprèterait pas ce rôle sur la scène du Théâtre Montparnasse en lui donnant l'argument imparable qu'il était beaucoup trop beau garçon. Excuse bidon, comme l'avenir le prouva, puisque c'est grâce à ce rôle qu'il est aujourd'hui récompensé.

Un Brigadier d'Honneur fut décerné à Geneviève Casile, Sociétaire honoraire de la Comédie Française pour l'ensemble de sa carrière et nous n’attendîmes pas le rappel de ses rôles pour lui faire une standing ovation. Il lui fut remis par Karen Taïeb, Adjointe à la Maire de Paris en charge du patrimoine, de l'histoire de Paris et des cultes qui rappela quelques-uns des plus grands moments de la comédienne étoile du théâtre dont le rêve était de devenir danseuse étoile, comme sa fille Hélène Babu (à l’affiche de la Serva amorosa) tandis que sa petite-fille Eva Loriquet est elle aussi comédienne.

Elle a joué Electre, Célimène, Elvire, Elmire, Junie, Bérénice, Andromaque, Chimène et Roxane. Elle fut Marie-Antoinette ou la marquise Cibo de Lorenzaccio pour le cinéaste Franco Zeffirelli, Lucrèce Borgia, Isabelle d’Angleterre des Rois maudits, Marie Stuart, Elisabeth d’Angleterre, la reine de Ruy-Blas ou encore Dona Sol dans Hernani sous l’aile de Robert Hossein, plusieurs fois comtesse, Sarah Bernardt, Carmen dans Le Balcon de Jean Genet, dirigée par Georges Lavaudan, mais encore Mère Marie de l'Incarnation dans le Dialogue des Carmélites, mis en scène par Gildas Boudet à l’Odéon en 1987 dans lequel Catherine Salviat, présente dans la salle, fut sœur Constance de Saint-Denis.

Fort élégamment et sans micro, Geneviève Camile a exprimé d’une voix douce sa joie de savoir son premier brigadier, offert par il y a trente ans par l’Administrateur de la Comédie Française à l’occasion de son départ sera rejoint par celui-ci, nettement plus beau au demeurant. Elle a profité de l’occasion pour faire le bilan de ce qui fut le meilleur moment de sa carrière, sa jeunesse, quand elle ne pensait qu’à la danse, une discipline qui lui a enseigné à se tenir droite, à jouer avec grâce et en affichant un sourire inébranlable; Elle aussi s’exprima avec beaucoup d’humour, confessant que l’obtention de trois premiers prix d’interprétation l’avaient mise en panique. Elle a apprécié la fantaisie invraisemblable des années 60 et plus que tout le rapport avec le public.

Ce que n’a pas dit cette “reine d’affiche“ de 87 ans c’est que sa carrière est loin d’être achevée. Elle fut cet été au Théâtre des Gémeaux, pendant le festival Off d’Avignon, Julia Maesa, dans Héliogabale, qui n'est pas une pièce facile et qu’elle accepta parce que le metteur en scène était Pascal Vitiello.

Cette 44 ème cérémonie fut l’occasion de célébrer deux créateurs, l’une pour les costumes, l’autre pour les lumières en décernant un Brigadier d’Honneur respectivement à Mine Verges remis par une Anne Delbée bouleversante d’émotion et à Jacques Rouveyrollis remis par Laurent Béal.

Le parcours de la première nous fut retracé par Anne Delbée qui avait promis à la grande costumière que promis-juré elle n’aurait pas l’obligation de parler en public. A 89 ans, celle qui fit du velours noir son emblème, dirige toujours l’atelier de costumes du Moulin Rouge et il semblerait que ce ne soit pas chose facile car réaliser un string en strass exige plus de compétence que tailler un costume XVII° : il ne s’agirait pas de risquer de blesser la peau d’une danseuse. 

Ses drapés ont embelli d’immenses artistes comme Juliette Gréco, Dalila, Barbara ou Nana Mouskouri dont la robe blanche a fait sensation dans le théâtre antique où elle interpréta la Marseillaise pour l’ouverture des Jeux Olympiques de 2024. Elle a habillé des milliers d’interprètes, du boulevard à la tragédie, en passant par la danse, l’opéra, le cabaret, la télévision, les variétés et la haute couture … jusqu’à Mickey. Tous se sont glissés dans des costumes conçus pour préserver leur liberté de mouvement.

Éblouie par Gérard Philipe, elle partit en stop pour Avignon et son festival. Non sans avoir commencé (comme l’héroïne de Autant en emporte le vent) par se trafiquer une robe dans une paire de rideaux pour se présenter à son avantage dans le monde du spectacle où elle rêvait de se faire une place. Son second souhait était de monter à Paris et elle y construisit une oeuvre à la hauteur de celles des Compagnons du devoir. Tu mérites ce prix pour les cathédrales que tu as bâties ajouta Anne Delbée, permettant à Mine de rester muette puisque tout avait été dit, si ce n’est confirmer qu’elle avait voulu faire ce métier pour n’être pas devant mais derrière.

Jacques Rouveyrollis est l’homme de toutes les situations, autant à l’aise dans la simplicité que dans l’opulence, capable d’éclairer une scène modeste (et de le faire de manière sublime) que de positionner 5000 projecteurs sur Johny Hallyday. Qui n’a jamais lu son nom sur un programme ? Lui aussi fit preuve d’humilité en nous disant : Le théâtre m’a permis de ne jamais m’ennuyer. C’est toujours la première fois.

La cérémonie se poursuivit avec le dévoilement d’une plaque commémorative à l’entrée du théâtre à la mémoire de Myriam Feune de Colombi qui le dirigea de 1984 à 2021.

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