L’amour pour les livres nous a rapprochées. Je ne compte plus les années depuis lesquelles je connais Alexandra Koszelyk. C’était elle qui m’avait la première orientée vers les 68 premières fois, un groupe dont je partage l’intérêt pour les premiers romans. Je savais intuitivement qu’un jour je découvrirais le sien.
Les premières fictions se nourrissent nécessairement d’éléments autobiographiques. Ce fut d’abord son ascendance ukrainienne qui orienta sa plume. Avec À crier dans les ruines il y a cinq ans. Pages volées marque un cap après plusieurs autres romans.
Alexandra est une femme pudique. Elle n’élude pas les questions mais elle ne s’expose pas et j’ignorais, comme sans doute la majorité de ses lecteurs, que le drame de sa vie s’était déroulé en France, et avait déterminé son enfance.
Ses parents ont péri dans un accident de voiture alors qu’elle n’avait que huit ans et dans lequel elle fut grièvement blessée. Son frère est resté entre la vie et la mort durant plusieurs semaines. La fratrie été recueillie par une tante. Comment grandir entre amitiés adolescentes et premiers amours quand un immense vide demeure en soi ? Comment construire son identité ? Se sent-on davantage orpheline, Ukrainienne ou plus simplement peut-être écrivaine ?
Ce sont ces interrogations qu’elle a pu creuser, vingt ans plus tard, à l’occasion d’une résidence d’écriture en Normandie et qu’elle nous livre, sous forme d’une enquête sur ce qui a permis sa survie : la langue, la littérature et l’écriture.
Je ne peux rien dire sur le fond. Chacun d’entre nous fait comme il peut avec les traumatismes qu’il a subis et je me réjouis d’apprendre que les pans de sa vie que le destin lui a dérobés ne sont pas lettres mortes.
Nous suivons avec elle le chemin de son introspection et, chose curieuse et néanmoins pas si étonnante que ça, je réalise que nous avons des points communs. La Normandie qui est la terre de mes ancêtres paternels, installés en Mayenne (p. 204), le métier de cultivatrice (p. 97) de ma grand-mère (nous aussi ne disions pas agricultrice), la phobie de l’eau ( p. 92), la bassine faisant office de salle de bain. Au-dessus de l’évier, un miroir tacheté, accroché à un vieux clou. (p. 94). La lecture salutaire de J’ai réussi à rester en vie de Joyce Carol Oates qu’Alexandra découvre dans ses textes autobiographiques (p. 24), la marque de notre première voiture, une Polo (p. 70). La mienne était orange et ma fille m’en parle encore trente ans plus tard.
J’ai eu moi aussi, car mon père s’était mis en tête après notre déménagement en banlieue orléanaise, d’en visiter en famille un par mois, les châteaux de la Loire comme terrain d’expérimentation, les musées parisiens comme lieux de confirmation (p. 171).
Comme elle j’entretiens une prédilection pour les greniers plutôt que les caves. J’en garde aujourd’hui une affection tendre pour les puces, les braderies et les brocantes (p. 76). Ma fille arrivée au lever du jour s’appelle Lucie et sa fille qui vient de naître porte le prénom de Léa (p. 180).
J’ai démarré À bride abattue un an après qu’Alexandra ait lancé son blog. Les correspondances s’arrêtent là. Je n’ai pas perdu mes parents tragiquement, même si je suis aujourd’hui orpheline, et je ne suis pas devenue écrivaine même si l’écriture a pris une place importante dans ma vie.
Cela peut sembler stupide de faire les rapprochements qui précèdent et pourtant tout lecteur entre dans un texte en se projetant ou en se reconnaissant. Je ne connais pas d’autre voie. La proximité fugace avec un auteur alimente l’empathie indispensable pour apprécier un ouvrage.
Bien entendu j’ai remarqué aussi des occurrences avec quelques-uns de ses romans en lisant les mots archives ou ruines : J’attrape tout. Et j’archive (p. 28). Aujourd’hui, malgré plusieurs tentatives, parfois avortées de mon propre chef, je n’ai toujours pas récupéré ces archives perdues (p. 49). Mes morceaux sont ceux d’une ruine (p. 61). "Là où il y a des ruines, il y a l’espoir d’un trésor" Rûmî (p. 233).
S’il est vrai que la fiction est une forme de masque (p. 162) elle ne l’emploie pas ici puisque la forme choisie est celle du journal mais elle apparaît malgré tout à travers les paroles des poèmes qui ponctuent le texte.
Elle a raison de chercher des réponses dans l’étymologie pour dans le noir des mots trouver une ressemblance frappante entre "Orphée" et "orphelin" (p. 102). Connaître l’étymologie est une façon de retourner à la naissance d’un mot. Si elle ne permet pas de le définir, elle éclaire sa création (p. 105). Il n’y a pas de hasard si elle a appris le latin (ce que j’ai également fait) et le grec qui lui répondait que le futur n’existait que dans le présent (p. 100).
Ses interrogations sur l’épigénétique sont légitimes. Par quelle magie certains traumatismes passent-ils de génération en génération ? s’interroge-t-elle p. 12. Mais il faut se rassurer car les généticiens estiment que la transmission des traumatismes par les gènes n’est pas systématique. Beaucoup de témoignages, de romans et de films témoignent qu’il est possible de rompre un cycle infernal et que l’histoire ne se répète pas systématiquement, pourvu qu’on en ait conscience.
Brigitte Giraud en parlait avec acuité dans le poignant Vivre vite. La culpabilité affleure à intervalles réguliers : Arrive un problème, rapidement suivi par la tentation de se demander "et si ?" . Elle devient même une véritable spirale (p. 49).
Il est logique de s’inquiéter et de craindre la répétition : Et si ma famille s’inscrivait elle aussi dans cette fatalité, marquée par le sceau d’une mort certaine une fois ses membres arrivés à l’âge adulte ? Mon père orphelin, moi orpheline. Qui sera le prochain à mourir ? (p. 43) Si aujourd’hui, je remplace ma mère morte, hier je remplaçais ma sœur morte (p. 48).
Alexandra trouve la meilleure antidote dans la littérature. Les livres sont ces histoires qui me permettent de saisir que la vie est faite d’embûches dont il faut se relever (p. 66). Chaque mot est un barreau d’échelle qui m’élève. Ouvrir un livre est le même geste que celui d’ouvrir le cercueil et de me plonger dans le froid du tombeau, d’être avec eux, mes parents, de pouvoir ressentir, explorer d’autres vies comme la leur, de goûter à des instants que nous n’avons pas partagés, enfin de m’autoriser à pleurer à leurs côtés (p. 69).
Dans les premières pages on entend que l’ère du deuil impossible commençait (p. 22). Dans les dernières on lit que survivre est une dette envers ceux qui sont morts (…) et qu’il faut apprendre à ne pas tout contrôler (p. 156). Il faut espérer que les pages perdues ont été comblées.
Ces pages volées, à l’éternité et à l’oubli (p. 238) qu’on pourrait estimer "restituées" vont marquer un tournant dans la carrière d’Alexandra et je parie qu’elle va désormais écrire différemment, mais toujours avec autant d’élégance. Je suis curieuse d’avoir entre les mains son prochain roman.
Pages volées de Alexandra Koszelyk, Aux forges de Vulcain, en librairie depuis le 23 août 2024
Lu en version numérique de 242 pages
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