jeudi 1 mai 2025

Corps et âmes à la Bourse de Commerce

L’exposition Corps et âmes est présentée à l’appui d’une centaine d’œuvres de la Collection Pinault à la Bourse de Commerce. Elle offre une exploration de la représentation du corps dans l’art contemporain  jusqu’au 25 août 2025.

Nous sommes surveillés à l'entrée par une très grande sculpture en bois (301,5 × 83,5 × 107 cm) mais nous n'y prenons pas garde, préoccupés que nous sommes par la vérification de notre ticket d'admission. Et pourtant elle est très signifiante.

D'abord parce que c'est la toute première sculpture-autoportrait de Georg Baselitz, un immense peintre allemand encore vivant, dont les peintures provoqueront un choc dans quelques minutes et parce que le "petit" garçon tient caché derrière son dos un masque africain. Cet artiste a toujours dit avoir été très influencé par l'art africain et sa place est donc totalement légitime.

Meine neue Mütze (Ma nouvelle casquette), 2003 représente l’artiste enfant. Taillée à même un grand tronc de cèdre, elle conserve la trace de l’énergie du mouvement et a été ensuite rehaussée partiellement de peinture. Croisant les mains derrière le dos comme s’il voulait dissimuler une faute, l’enfant tient une tête de mort, évoquant aussi les vanités qui préviennent de notre prochaine disparition.

Ce qui est particulièrement intéressant dans les accrochages de la Bourse de Commerce c'est le concept : puiser dans sa propre collection, sans faire appel à d'autres musées, pour composer un parcours qui soit pleinement cohérent et en phase avec une thématique qui résonne dans la culture contemporaine. 

En conséquence l'endroit est davantage une galerie qu’un musée puisqu’aucune œuvre n’y est permanente. On y présente trois expositions temporaires par an. Cette fois le titre Corps et âmes se réfère à l'album du saxophoniste ténor de jazz Coleman Hawkins, comprenant des enregistrements réalisés entre 1939 et 1956 où figure l'une de ses performances les plus célèbres "Body and Soul". 

Tout fait sens et voilà pourquoi la musique a totalement sa place dans cette exposition.

S'il m'est facile d'en parler ici c'est parce que j'ai suivi deux médiations qui m'ont éclairée sur l'intention de la commissaire. Il faut vraiment louer les qualités de ces personnes qui, en 20 minutes chrono, nous donnent l'essentiel de ce qu'il faut comprendre du choix de quelques œuvres en adoptant un angle de vue. C'est gratuit. Il suffit d'être présent au point de ralliement à l'horaire annoncé et il y a de multiples séances dans la journée.

Je dois dire que c'était la première fois que j'avais l'opportunité de me rendre à la Bourse de commerce et j'ai été conquise. Par l'endroit (et je donnerai quelques éléments d'architecture à la fin de cet article) comme par le concept. J'imagine que chaque exposition créé la surprise. J'y ai retrouvé l'esprit que j'avais tant aimé à l'époque où existait le Centre culturel Vuitton (rue Bassano), mais à plus grande échelle encore.
Gideon Appah, 2021, huile, acrylique sur toile, diptyque, 120 × 300 cm (chaque panneau).
On est très vite saisi par deux toiles qui évoquent l’univers polynésien de Gauguin, par leurs couleurs saturées, la mer et le cheval (cf. Le cheval blanc, 1898, qui est au Musée d’Orsay). On pourra aussi trouver des inspirations de Matisse ou Cézanne dans le diptyque peint en 2021 par l’artiste ghanéen Gideon Appah, The Confidant (Le confident) et The Woman Bathing (Les baigneuses). A ceci près que les territoires paradisiaques sont des représentations du Ghana de l’Indépendance en 1957. Le bleu irréel des corps évoque un univers mythique et primordial et la promesse d’une terre retrouvée.

J'ai suivi une première médiation à propos de l'articulation corps-musique-danse dans les arts visuels. La musique est en lien avec la culture afro-américaine qu’on connait, blues, jazz et leurs branches comme le reggae ou le hip-hop. Le blues est né de l’esclavagisme, du mouvement d’une bêche, ou d’une machette, fait par les travailleurs des plantations, arrachés de leurs origines sans avoir la possibilité d’emporter avec eux le moindre moyen de créer et placés dans d’autres plantations, pour les empêcher (le terme est bien celui-là) de perpétuer leur culture. leur musique ne pouvait prendre vie que par le corps.

Arthur Jafa (dont un film est projeté dans la rotonde et sur lequel je reviendrai plus bas) parle de cette esthétique du blackness démarre à la fin des années 60, après la fin de la discrimination et le début des émeutes raciales. La musique permet de dire ce que le corps vit en en copiant les mouvements. La si forte présence de l’improvisation dans le jazz correspond à cette façon de devoir créer à partir de rien, témoignant que le moindre moyen peut conduire à la plus grande créativité.

Les collages qui s’enchaînent tout le long de l’escalier ont été réalisés en 2024 par William Kentridge. Cet artiste s’intéresse beaucoup à la musique et aux processions funéraires. Elles étaient accompagnées de fanfares où dominaient les instruments à vent et les percussions, composant des parades joyeuses. Il utilise, à la manière des dadaïstes, des matériaux peu coûteux et faciles à trouver, comme ce papier noir déchiré, pour les collages de silhouettes noires en procession de L’esprit d’escalier.
La réminiscence aux personnes qui ont travaillé dans le bâtiment, à l’époque de la Halle aux blés est évidente, mais peut aussi y voir une représentation des Forts des Halles qui travaillaient à côté autrefois, jusqu'au déménagement du marché à Rungis en 1969. Les escaliers étaient utilisés pour transporter les (lourds) sacs de grains. L’un d’eux était dévolu à la montée et le second à la descente, de manière à ce que les travailleurs ne se bousculent pas. Ce second escalier n’est d’ailleurs pas orné de personnages. On remarquera la présence du chat, rendant hommage aux animaux qu’on a domestiqué pour protéger les récoltes des rats et des souris.

Le thème de la procession rappelle aussi les bas-reliefs antiques aussi bien que les oeuvres de Goya ou les photographie de réfugiés rwandais et s’inscrit tout à fait dans le mouvement de l’Arte povera.
Avant de monter, on peut visionner, au pied de l’escalier à double révolution, Stéréoscope, un film d’animation 35 mm transféré en video d’un peu plus de 8 minutes. Il a été réalisé entre réalisme et surréalisme en 1999 par ce même artiste sud-africain, William Kentridge, pour restituer les tensions irrésolues de son pays à peine sorti de l’apartheid. Le personnage récurrent est Soho Eckstein, businessman blanc, se noyant à la fin dans sa tristesse.
On retrouve le chat qui grimpe aussi l’escalier. Les lignes bleues qui apparaissent dans le film m’ont semblé correspondre aux communications téléphoniques qui s’établissent entre les personnages au sein d’un immense central téléphonique sans parvenir à créer de lien entre les individus et ne permettant, in fine, aucune communication. 

Fidèle à la technique d’animation image par image (stop motion, à raison de 25 images par seconde), il réalise des courts métrages d'animation à partir de ses propres dessins au fusain qu'il retravaille et modifie par des additions ou des effacements. Chaque séquence animée est produite selon un processus d'altérations successives, de grattages et de dessins superposés, effacés pour laisser place à de nouveaux croquis et on voit nettement les traces blanches des effacements.

A l'étage plusieurs alcôves nous invitent à nous asseoir et écouter la play-list composée par Vincent Bessières. On peut prolonger le moment de retour chez soi en scannant un QR code. La prenant en cours de route je tombe sur Strange Fruit de Billy Holiday, la plus emblématique de toutes ses chansons dont je n’avais pas remarqué jusqu’à présent la longueur de l’introduction au piano.
The moral arc of history ideally bends towards justice but just as soon as not curves back around toward barbarism, sadism, and unrestrained chaos, graphite et pastel sur papier, 2010

Le titre du tableau de Kara Walker peut se traduire par L'arc moral de l'histoire s'infléchit idéalement vers la justice mais il ne tarde pas à se retourner vers la barbarie, le sadisme et le chaos effréné. Une affichette prévient que cette épopée macabre risque de heurter la sensibilité du public.

Le tableau est de la taille de ceux qu’on peut voir au Louvre représentant le grandes batailles historiques mais le fusain est un médium très modeste et le dessin est considéré comme une forme dite faible par rapport à la peinture. Elle y représente des scènes de déportation, de crimes, un viol (sur la droite), les lynchages la nuit par le Ku Klux Klan. Au fond ce n'est pas Martin Luther King mais Obama en train de faire le discours sur les inégalités raciales A more perfect union (une union plus parfaite) en 2008 alors qu’il n’est pas encore président, mais offrant un moment d’espoir. 

L'artiste a soulevé une forte polémique au sein même de la communauté artistique afro-américaine car on lui reprochait des gestes graphiques qui semblaient inachevés sans comprendre qu'elle avait voulu signifier la forte rage des protagonistes et pointer encore davantage la brutalité des traumas de l'histoire américaine provoqués par l'esclavage et la ségrégation et qu'elle dénonçait.
David Hammons, A cry from the inside, 103,5 × 74 ,9 cm, 1969, pigment sur papier doré 
Richard Avedon, Black nationalist leader, New-York City, 27 mai 1963,
épreuve gélatino-argentique montrant Malcolm X qui, de près, semble flou.

David Hammond est connu pour ses empreintes de corps qu’il enduisait de margarine avant de s'appuyer sur du papier sur lequel il projetait des pigments ou déposait de la poudre de tempera à l’aide d’une passoire. Ses "Body Prints", chargés d’une aura corrosive et grinçante, résultent de l’idée de produire des images à partir de la peau noire, devenant ici littéralement l’outil de création. A Cry From the Inside (le visage apparait mieux sur la photo) insiste des stéréotypes discriminatoires : la chevelure crépue, la bouche lippue.
Antonio ObáCantor de coral-estudo, huile sur toile, 2023
Man RayNoire et Blanche, épreuve gélatino-argentique, 1926

Antonio Obá (né en 1983 à Ceilândia, Brésil) a été choisi pour l’affiche de l’exposition. Contrairement au cri précédent, cet enfant semble touché par la grâce bien que ses yeux expriment la douleur.
Terry Adkins, Untitled (Leather Wall Piece), cuir, 2013

La silhouette solitaire, sifflant nonchalamment un air mélancolique et apparaissant dans un nuage de fumée est celle de l'artiste et musicien américain Terry Adkins, capturée par Lorna Simpson en 2004.

L’installation vidéo noir et blanc, appelée Cloudscape, tourne en boucle de 3 minutes 30 secondes. Il faut regarder attentivement pour remarquer qu'alors que la silhouette de l'artiste disparait dans le brouillard le sens de lecture de la vidéo s'inverse comme s'il aspirait les nuées autour de lui. Ce jeu d'apparition et de disparition était au coeur du travail sculpté de Terri Adkins. Son père était organiste, sa mère pianiste et clarinettiste et il appelait ses sculptures "récitals". La sculpture abstraite qui est accrochée peut évoquer les lames d’un harmonica. L’artiste avait l'habitude d'utiliser des matériaux trouvés qui, selon lui, possèdent une composante culturelle, ici une chape pour protéger les chevaux des piqures de moustique, faisant comprendre l’importance de la vie paysanne et de la diaspora africaine.
Kudzanai-Violet Hwami,  Atom Painting #3 (extrait), huile, acrylique et bâton d'huile sur toile, 2021

Les peintures de Kudzanai-Violet Hwami sont souvent composites et multi-dimensionnelles. Les images se fragmentent en autoportraits (dont un exemple est donné ci-dessus), en portraits de proches, en apparitions animales, en peinture réaliste ou libre, en photographies et collages.
La série des Atom Panting est constituée de quatre toiles de 2 m sur 2, toutes exposées ici, elles-mêmes divisées en 4 espaces, accueillant chacun des réalités multiples. Le regard, invité au centre, ne cesse ensuite de fuir de l'une à l'autre partie sans pouvoir se fixer réellement.

Ayant quitté le Zimbabwe pour l’Angleterre en passant par l’Afrique du Sud, l’artiste engage des peintures imprégnées des traces de son pays d’origine, des souvenirs de ses proches et de l’expérience quotidienne de la vie au sein des communautés de la diaspora africaine. Avec une approche contemporaine de la tradition du portrait, Hwami traduit les moments quotidiens et personnels en espaces imaginaires : l’utilisation audacieuse de la couleur et de la texture, combinée à des images collées numériquement et une figuration expressive, soutient la perception de l’artiste qui évolue en tant que personne de couleur homosexuelle. Fondées sur les récits spirituels et historiques de son Zimbabwe natal, ses peintures révèlent les façons profondes dont les histoires s’effilochent lorsqu’elles sont racontées et réécrites à travers le temps et les géographies.

L'artiste questionne ainsi l'immobilité et l'unicité de l'identité, et le rôle qu'a pu jouer la représentation artistique dans l'objectification des corps humains féminins, noirs et queers, autant que la réalité du Zimbabwe contemporain.
David Hammons, Rubber Dread,1989, chambres à air de bicyclette en caoutchouc,
support métallique trouvé, ballon en caoutchouc rouge

La sculpture pourrait représenter une coiffe traditionnelle. Rien ne nous est dit à son propos mais elle semble nous emmener sur plusieurs territoires comme une relique traditionnelle ou funéraire.
En arrière-plan Beauty Examined, acrylique et collage sur toile, acrylique et collage sur toile, 214,9 × 252 cm, 1993 de Kerry James Marshall. Cette oeuvre composite opère une référence directe à la Leçon d'anatomie du professeur Tulp (1632) du peintre hollandais Rembrandt tout autant qu'au destin de Saartjie Baartman, dite la Venus Hottentote. Sarah Baartman, née en Afrique du Sud au début du XIX° siècle, fut capturée par des colons pour être vendue et exhibée comme phénomène de foire dans des zoos humains en raison de ses formes et appareils génitaux imposants à travers le Royaume-Uni pendant plusieurs années et mourut brutalement à l’âge de trente-cinq ans. 

Considérée comme un objet sexuel, un mixte d’animalité et de débauche, elle fut offerte avec une extrême violence aux fantasmes des Européens, et caricaturée dans des revues à caractère pornographique. Décédé, son corps fut moulé puis disséqué, notoirement autopsié par Georges Cuvier, et considéré par la science raciste de l’époque comme l’exemple de l’infériorité des races. Ses restes ne furent rendus à l'Afrique du Sud qu'en 2002. 

On peut lire nettement des mentions comme big leggs ou ass hips désignant ses formes généreuse et, autour du visage (voir gros plan) les noms de célèbres marques de produits de beauté américaines : Max Factor, reliée aux lèvres, Madeline à la paupière … alors que blush pointe la joue. La mention Beauty is only skin deep court en bas du tableau.

Ainsi, les questions de l’exhibition ethnographique et coloniale sous-tendent la démarche de Kerry James Marshall dont les multiples réappropriations des odalisques questionnent les définitions à la fois raciste et sexiste des canons esthétiques dans nos sociétés et dans l'histoire de l'art.

Dans cette galerie, Niki de Saint Phalle présente l’une de ses premières "Nanas", Nana Noire (1965), inspirée par Rosa Parks, figure emblématique la lutte antiraciste aux États-Unis. Chez l’artiste, la résistance à l’assujettissement des femmes, dont les représentations des formes sont excessivement fécondes et généreuses, rejoint la lutte des minorités africaines-américaines, victimes de violences racistes et sexistes au sein de la société américaine. 

Passionnée de jazz, l’artiste se référait également à la chanteuse Billie Holliday qui, tout comme elle, s’est retrouvée confrontée très jeune aux violences sexuelles. L’émancipation des femmes en particulier est au cœur de ses œuvres mais ayant grandi en partie aux États-Unis alors que la ségrégation raciale était encore en œuvre, Niki de Saint Phalle fut très tôt sensible à la cause des Afro-Américains. 
Elle exprime son soutien aux mouvements civiques en particulier dans sa série de sculptures consacrées aux Black Heroes, les héros noirs. On peut d'ailleurs voir en ce moment une de ses immenses sculptures du célèbre trompettiste Miles Davis, en mousse de polyuréthane, résine, armature en 1999, au musée du Luxembourg au centre de l'exposition Tous Léger.
Mira Schor, Torn (It didn't happen), huile sur toile, 181,6 × 233,7 cm, 2004

Cette peinture de l'artiste américaine Mira Schor se déploie à l'échelle du corps humain. On pressent l'importante de son titre, écrit de la main de l'artiste en rouge, à même la toile, sur le disque lunaire. Sa traduction, Déchiré (Cela n'est pas arrivé) peut renvoyer au vécu personnel de l'artiste comme à des évènements ayant marqué le monde contemporain à l'égal de la déchirure qui partage le personnage en deux, provoquant des traînées de sang. Au ton noir de l'encre, de la nuit et de la mort répond le rouge du sang et de la violence qui s'affrontent sur le blanc.

Cette fente verticale fait aussi écho à toutes les représentations de vulves peintes par Mira Schor, cette figure féminine nous laisse entrevoir l’espace derrière la toile, un hors-champ du musée et du monde.
Marlene DumasBlindfolded, huile sur toile, 2002 
Marlene Dumas, Einder (Horizon), 2007-2008, huile sur toile, "De son vivant, je n'ai jamais peint de fleurs pour ma mère. Après sa mort, en 2007, j'ai tenté de peindre les fleurs sur sa tombe. je voulais faire son portrait sans la peindre. Je tentais de peindre quelque chose sans fin" dira l'artiste en 2021.

Le titre de ce tableau provient d'un poème Afrikaans par Elizabeth Eybers, dans lequel le mot "einder" suggère à la fois "la fin" et un horizon inatteignable, nous préparant sans doute à accepter la fin du corps biologique. Les fleurs semblent flotter sur la toile où il n’y a pas de repères spatiaux.

Voici dans la galerie précédente deux oeuvres de Duane Hanson (1925-1996) placées de manière à provoquer le dialogue. La première est un autoportrait de lui, assis au repos et pensif dans son atelier (il tient le programme d’une exposition mentionnant son nom), intitulé Seated Artist, réalisé en 1971 en résine polyester et fibre de verre. Derrière, Housepainter I datant de 1984-88 est un peintre en bâtiment, noir, debout, en pleine action dont le visage pourrait annoncer une colère. Pour chacune, très loin de la représentation statuaire classique, et sans lire le cartel, on peut imaginer un métier, une classe sociale et un état d’esprit.

Ces deux oeuvres ont été conçues séparément mais la commissaire a choisi de les faire dialoguer nous amenant à imaginer que Duane Hanson s’interroge sur la capacité de l’art à changer quelque chose à une société en pleine crise comme elle l’était dans les années 70.
Duane Hanson  qui est un sculpteur majeur hyperréaliste, souhaitait, par ces figues aussi vraies que nature montrer les désarrois de son temps. Les oeuvres des années 60 dépeignent crûment les problèmes de l’époque : brutalités policières à l’égard des personnes noires, sacrifice de la jeunesse pour la guerre du Vietnam, femmes victimes d’avortements clandestins car encore illégaux. Il a représenté l’Amérique de son époque avec notamment une femme poussant son caddy plein de courses à la sortie d’un supermarché. L’artiste réalisait ses sculptures d’après des moulages, n’hésitant pas à mélanger plusieurs corps. Ce recours à l’empreinte brise un interdit particulièrement fort dans l’histoire de la sculpture.

Je suis entrée dans la galerie 5 sans idée préconçue, m'attendant malgré tout à un petit tableau tel que la photo du dépliant le suggérait et j'ai été saisie. J'ai conservé sur la photo ci-dessous une silhouette qui permet de considérer l'échelle des oeuvres dont les dimensions sont de 480 × 300 cm (chacune). Avignon est une danse macabre composées de huit tableaux suspendus en huis clos dans un espace théâtralisé où le corps vieillissant de l'artiste se décompose en semblant parfois flotter. Baselitz y répète une figure qui se disloque, tombe, pieds écartés et sexe turgescent, dans une nudité crucifiée qui s’exhibe et toise le regardeur.

Georg Baselitz a été influencé par les dernières peintures de Picasso, tout autant que par Lucas Cranach l'Ancien, Egon Schiele bien évidemment ou Edvard Munch qui transparaissent en filigrane. Les corps semblent "danser à l'envers" selon les mots du poète d'Antonin Artaud et échappent au réalisme, comme s’il ne s’agissait que d’empreintes.

Quant aux titres de chaque, ils parlent d'eux-mêmes :
- Fällt von der Wand nicht / Ne tombe pas du mur
- Was ist gewesen, vorbei / Ce qui a été n’est plus
- Kein Papst ist Avignon / Aucun pape n’est Avignon
- Amung, Lennung, alles zusammen / Amung, Lennung, tous ensemble
- Avignon dada strip / Bande dada d’Avignon
- Es fällt  Kévin Schatten / Il n’y a pas d’ombre
- Der Papst est in Rom / Le pape est à Rome
- Oh Schande / Oh dommage
Selon une technique qu'il emploie depuis le milieu des années 2000, Georg Baselitz peint ses toiles posées au sol, ce qui lui permet de réaliser d'immenses sujets sans devoir s'aider d'un escabeau. Il a trouvé ainsi le moyen d'échapper à des contraintes que son âge ne lui permettrait pas de surmonter et d’échapper au dogme de la peinture figurative (il ne faut pas oublier qu’il est un grand admirateur de De Kooning, précurseur de l’expressionnisme abstrait). Sa méthode lui permet de multiplier les expérimentations, mêlant à l’épaisseur de l’huile le trait noir soulignant par endroits le motif, tel un maillage et lui permettant ainsi de faire du dropping, à l'instar de Pollock qu'il admirait beaucoup.

Il a voulu que le visiteur s’intéresse en premier lieu non pas au sujet mais à la peinture, ce que j’ai effectivement fait en m’approchant de la toile pour en apprécier l’épaisseur (qui n’est pas aussi dense qu’on peut le supposer a priori) :
Ils ont été présentés pour la première fois en 2015 à la Biennale de Venise. L’éclairage choisi ici est proche d’un clair-obscur accompagnant l’impression de dissolution des corps. On entend Lontano, de George Ligeti, choisi par le peintre pour accompagner musicalement notre découverte de cette oeuvre monumentale.

Comme une promesse d’une renaissance, d’une continuité d’une vie après la mort, le corps chrysalide d’Ana Mendieta se transformant en papillon, apparaît, lui, comme une lumière dans l’obscurité.
Ana Mendieta, Butterfly, film super 8 de 3 minutes 19, 1975

L'artiste cubano-américaine Ana Mendieta (1848-1985) s'est distinguée par un très intense travail autour de la vidéo. Marquée par son déracinement de Cuba en pleine guerre froide, isolée de sa famille et de sa culture d'origine, elle utilisa la performance, la photographie et la vidéo pour mieux explorer la complexité de l'identité sexuelle, ethnique et humaine.

Les trois vidéos de l’exposition figurent -sans aucune parole- des moments de transformation, voire de passage cyclique entre humain et non-humain, entre vie et mort : dans le salon, on la voit disparaître puis émerger de la terre, au travers d’une silhouette de lave. Dans la galerie précédente, sur un écran accroché à coté du tableau Einder (Horizon) de Marlene Dumas on observe le voyage d’une forme humaine composée de fleurs posées sur un tissu le long d’un cours d’eau, évoquant un rite funéraire. Ici, Butterfly expose le corps de l’artiste nu dont l’apparence se transforme constamment par des distorsions colorées, suggérant qu’une énergie s’y déploie, faisant apparaître dans son dos des ailes de papillon.

Si l'esprit n'est pas de solliciter d'autres musées, par contre il est envisageable de donner carte blanche à un artiste pour des créations in situ. C'est ce qui a été proposé à Ali Cherri en lui offrant d'occuper les vitrines de la Bourse de Commerce où il assemble des fragments d’objets qu'il mêle à ses propres créations.
Redonnant vie à ces corps meurtris, l'artiste invite avec l'installation 24 fantômes par seconde, occupant chacune des 24 vitrines qui entourent la Rotonde, à une réflexion sur la mémoire collective et la résilience par sa façon de "garder les yeux ouverts" comme autant d'arrêts sur image. La question du regard est centrale dans l'oeuvre de cet artiste.
Little Lucy est composée d’un bronze patiné, de prothèses oculaires en verre, d’une toile peinte et de gazon synthétique. Les yeux de cette sculpture sont inspirés par ceux de la patronne des aveugles, martyre chrétienne représentée portant ses yeux à la main ou sur un plateau. La légende raconte que Sainte Lucie de Syracuse est une jeune fille pieuse ayant vécu au IV° siècle qui, dans un acte de foi extrême, se serait ôté les yeux pour les jeter à la mer, geste censé la protéger des hommes. Elle est récompensée par un miracle divin, la restitution de sa vue, avec des yeux d’une beauté et d’un éclat sans pareil. Dans d’autres versions elle perd ses yeux dans son martyre après de multiples actes de torture, lors de la persécution des Chrétiens sous le règne de l’empereur romain Dioclétien.

Le film Le sang d'un poète réalisé par Jean Cocteau en 1930 l'a beaucoup inspiré qui est devenu le fil conducteur de son récit. On y voit des statues qui s'animent, des objets que l’on observe à travers des serrures de portes, etc.. Il en a tiré des phrases qui sont tracées à l'intérieur de certaines vitrines, comme une voix off qui accompagne le visiteur.
Restons au rez-de-chaussée pour suivre dans la rotonde Love is the Message, the Message is Death, vidéo en couleur de 7 minutes (2016) d'Arthur Jafa dont je parlais précédemment. J’indique plus loin la signification des scènes de la toile marouflée de la coupole. Toutefois, en raison du thème de l’exposition on remarquera l'iconographie coloniale évidente qui représente les corps noirs selon des stéréotypes racisés.

Arthur Jafa (né en 1960) est un artiste américain polymorphe qui utilise le support video, l’installation, la photographie et la sculpture. Il interroge depuis plus de trente ans les notions d’identité et de culture noire américaine et sa représentation. Sa recherche esthétique se concentre sur le concept de Blackness et puise notamment ses références dans la musique.

Il questionne et révèle la condition noire d’hier et d’aujourd’hui et met l’Amérique et l’Occident, face à leur racisme systémique. La grande diversité de ses supports de création définit son pacte esthétique, à savoir une oeuvre d’art quasi totale à la polysémie puissante au service d’un message majeur : montrer la souffrance de la communauté africaine-américaine. Il agrège un champ référentiel très riche autour de la culture noire, issu des moyens de communication de masse ou de la pop culture. Son travail peut être rapproché de celui d’un archiviste ou d’un collectionneur d’images. L’artiste puise dans un immense corpus pour créer des oeuvres autour de montages forts et de mises en parallèle à la fois documentaires, critiques et poétiques. On peut aussi voir ses oeuvres dans la Galerie 2 et au Studio. 

Corps et âmes
Commissariat général : Emma Lavigne, directrice générale de la Collection, conservatrice générale
Avec : Georges Adéagbo / Terry Adkins / Gideon Appah / Diane & Allan Arbus / Michael Armitage / Richard Avedon / Georg Baselitz / Cecilia Bengolea / Constantin Brancusi / Miriam Cahn / Claude Cahun / Ali Cherri / Peter Doig / Marlene Dumas / Robert Frank / Latoya Ruby Frazier / Philip Guston / Anna Halprin & Seth Hill / David Hammons / Duane Hanson / Kudzanai‑Violet Hwami / Anne Imhof / Arthur Jafa / William Kentridge / Deana Lawson / Sherrie Levine / Kerry James Marshall / Ana Mendieta / Zanele Muholi / Senga Nengudi / Antonio Obá / Irving Penn / Man Ray / Robin Rhode / Auguste Rodin / Niki De Saint Phalle / Mira Schor / Lorna Simpson / Wolfgang Tillmans / Kara Walker / Lynette Yiadom-Boakye
Bourse de Commerce - 2 rue de Viarmes - 75001 Paris
Du lundi au dimanche de 11h à 19h
Nocturne le vendredi jusqu'à 21h
Fermeture le mardi et le 1er mai
Nocturne gratuite tous les premiers samedis du mois de 17h à 21h
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Quelques éléments relatifs à l'architecture des lieux :
Vous pouvez suivre une médiation spécifique pour en savoir plus ou simplement emprunter l'escalier à double révolution (ou l'ascenseur aux parois de verre) pour visionner les images du chantier de rénovation au dernier étage. C'est une ode au béton né en France dans les années 1889. La vidéo retraçant les trois ans du chantier est très impressionnante. On voit comment fut réalisé "un cercle dans un cercle" pour reprendre l’expression de l’architecte japonais Tadao Ando qui fut chargé de restaurer et de transformer la Bourse. Sa devise est "Ne jamais renoncer, miser sur soi et jamais sur les autres". Le cylindre qu'il a imaginé représente l’espoir, le futur.
Ce fut la résidence de Catherine de Médicis au XVI° siècle. Il n’en subsiste qu’une colonne, visible seulement à l’extérieur du bâtiment. Au XVIII° c’est une Halle au blé et le siècle suivant la Bourse de Commerce qui, en 2016 est confiée à François Pinault.

Sa coupole est magnifique mais elle n’apparaissait pas au premier coup d’œil au visiteur lorsqu'il était entré pour voir l'exposition. Par contre on peut mieux observer la toile marouflée depuis les coursives du dernier étage et qui a été restaurée.
L’histoire de la toile marouflée de la coupole a été découverte à l’inauguration de la Bourse de commerce en 1889. Ce décor monumental avait été commandé par l’architecte Henri Blondel à Alexis-Joseph Mazerolle qui sollicita quatre autres peintres.
Les quatre parties reflètent les équilibres impériaux de l’époque : Russie et Amérique du Nord ont chacune leur espace, tandis que l’Europe occidentale côtoie l’Empire Ottoman. L’Afrique et l’Asie, enjeux de conquêtes, sont rassemblées. L’essor commercial européen du fait de l’accélération des projets coloniaux y est illustré : les indices de la révolution industrielle côtoient des scènes d’échanges de marchandises entre autochtones et négociants blancs.

On retrouve l’imaginaire typique de la fin du XIX° siècle, fait d’émerveillement face à un monde vaste et pluriel, et de désir d’altérité. On observe aussi une iconographie coloniale évidente qui représente les corps noirs selon des stéréotypes racisés, entre puissance physique et animalité, ou les femmes asiatiques accueillantes et sophistiquées. Les Amérindiens, figurés exténués, laissent quant à eux place à des cow-boys conquérants. Dans les nuages apparaît la silhouette prophétique de Christophe Colomb. Pour le monde d’alors, se trouver au centre de la Rotonde, c’est se trouver au centre du monde.
Au sous-sol, on a laissé apparente une salle des machines, vestige du passé industriel des Halles et de tout un quartier comprenant des chambres froides répondant au besoin des commerçants. Lors de l’inauguration de la Bourse de Commerce, le procédé employé est celui de la Société parisienne d’air comprimé, fondée par Victor Popp. En 1909, Les Frigorifiques de l’alimentation de Paris engagent des travaux pour déployer l’entrepôt frigorifique sur deux niveaux, chacun d’une surface de 2 400 m2.

Ils cesseront leur activité à la fin des années 1950. La salle des machines n’a pas été totalement démantelée et des éléments de "machines à froid" ont été restaurés après leur découverte car ils appartiennent au patrimoine industriel du bâtiment.
La colonne dite Médicis a été érigée en 1574 par Jean Bullant à la demande de Catherine de Médicis et n’a pas bougé depuis. Passionnée d’astrologie, la Reine voulait admirer le ciel. L’architecte la place dans l’un des angles de la cour sud de l’hôtel de la Reine, également commandité par Catherine de Médicis et qui occupait alors l’emplacement de l’actuelle Bourse de commerce.

Cette colonne mesure 31 mètres de haut pour 3 de large. Tout en haut se tient une plate-forme de 4 m2 sur laquelle sont inscrits les points cardinaux. Afin de pouvoir observer les étoiles à toute heure, la Reine avait une porte dans ses appartements lui permettant d’accéder directement à la colonne.

À l’extérieur, cet édifice est orné de 18 cannelures, mais aussi de miroirs, couronnes, fleurs de lys, ou cornes d’abondance et une partie de ces décors est encore visible. À l’intérieur, un superbe escalier à vis de 147 marches mène à la plate-forme.

L’hôtel de la Reine a été détruit lors de la Révolution mais sa colonne est restée debout.

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