mardi 3 juin 2025

Les Dactylos, mise en scène d'Éric Chantelauze

Il ne faut pas craindre d'entendre un texte d'une horreur insensée sur l'état d'esprit de ce qu'on appelait le personnel de bureau. Certes, leur travail a considérablement changé depuis 60 ans. L'ordinateur a remplacé la Remington que j'ai remarquée (par hasard) dans la vitrine d'une boutique en sortant du Conservatoire de Versailles.

Alors qu’Eric Chantelauze change de costume dans les coulisses du théâtre Montansier où il vient d'interpréter Joseph Kessel dans Le chant des lions, son nom apparaît le même jour au générique d'une pièce en tant que metteur en scène.

Il s'agit d'une comédie sociale et romantique se déroulant au début des années soixante dans un bureau new-yorkais mais qu'on ne s'y trompe Les Dactylos mêle une certaine forme de mélancolie à un humour mordant.

Elle a été écrite par Murray Schisgal, un dramaturge, scénariste, producteur de cinéma et acteur américain (1926 - 2020). Ses pièces n’ont commencé à être connues en France que lorsque Laurent Terzieff décida d’en adapter plusieurs, dont Les dactylos, en 1963. Il a été le formidable scénariste du film de Sydney Pollack Tootsie, dans lequel il interpréta le rôle de Party Guest en 1982.
A partir d'une scénographie simple (mais efficace) Éric Chantelauze dirige avec finesse Jérôme Rodriguez (Paul) et Valentine Revel-Mouroz (Sylvia). Les premières minutes font penser à la manière de jouer de Jacques Tati dans les années 70. Les déplacements sont raides et caricaturaux à l'extrême … jusqu'à ce que le spectateur devine que le moindre geste est intentionnel pour signifier le niveau de routine et de conformisme des personnages. Comme ce sera jouissif de les voir ensuite "perdre les pédales".

Pour le moment ils commencent leur journée de bureau en retard mais Sylvia, qui arrive en claquant des talons, aura eu la présence d'esprit de reculer les aiguilles de la pendule murale. L'honneur de la jeune femme est sauf. Il est à la hauteur de sa promotion entant que "surveillante de tout le service" (à savoir juste deux personnes).

En une heure de temps, semblant se dérouler sur une journée, c'est toute leur vie qui défile sous nos yeux. Au tout début Sylvia Payton prend très au sérieux la mission de formation que lui a confiée son patron : apprendre le travail à Paul Cunningham, qui vient d’être engagé pour la seconder à taper des adresses à la machine. A la moindre des erreurs de ce collègue qui prétend être un peu rouillé cette employée consciencieuse qui "prend tout sur elle" est psycho-rigide et se révèle être une véritable miss catastrophe. 

Elle ne résistera pas longtemps au plaisir de lui révéler les manies du patron. Travailler n'empêche pas de parler et d'essayer d'en savoir plus sur la personnalité de chacun, quitte à le soumettre à une alternative truquée dont il se sortira par une réponse absurde. Le spectateur a bien compris ce qui est en train de se tramer mais se demande malgré tout jusqu'où la mise en scène va nous entrainer.

La surenchère semble sans bornes et enfle dans une forme de ping pong intellectuel au cours duquel chacun dit ses blessures sans parvenir à l'approbation de l'autre. le ton monte même si Sylvia prétend ne pas être énervée. Le ton bascule dès qu'elle a vu en Paul un homme à séduire et réciproquement. Rires et rapprochement nourrissent l'enthousiasme de la jeune femme qui envisage le mariage qu'il faut urgemment annoncer à la famille : Je vais appeler ma mère et vous votre femme. Mais le collègue n'entend pas les choses de cette oreille. On assiste à une crise très violente qui emprunte tous les codes du boulevard. Tout est prétexte à un effet comique.

Le temps semble avoir passé brutalement et cruellement. Les corps se sont dégradés. Les confidences deviennent amères. La misère intellectuelle refait surface et on découvre l'alcoolisme de Paul, qui déploie ses ambitions dans un déni remarquable. Ils tombent d'accord pour s'estimer tout seuls dans un monde cruel et solitaire, signant un nouveau rapprochement aussi fugace que le premier.

Ils sont désormais chacun dans sa bulle de folie et de démesure … mais consciencieux jusqu'au dernier instant. Murray Schisgal a composé une partition malicieuse et grinçante sur le quotidien monotone des employés de bureau. Eric Chantelauze s'empare du moindre effet comique possible pour en souligner une forme de détresse aussi noire qu'absurde, en poussant le curseur de l'humour le plus loin possible.
On rit et on croit l'époque révolue mais il existe sans doute encore des gens qui raisonnent comme ces deux employés qui sont confondants de sentiments médiocres, et qui ne réaliseront jamais leurs rêves, faute de s'en donner les moyens. 

Ce que réussissent formidablement les comédiens, ce n'est pas tant de les incarner, c'est de se livrer à ce qu'on appelle un numéro d'acteurs et il est hors normes. La musique choisie pour clore le spectacle est un dernier clin d'oeil puisqu'il s'agit de Can't Take My Eyes Off You (Je ne peux pas te quitter des yeux) chantée par Andy Williams. Le titre a été créé en 1967 par Frankie Valli et il est devenu un des titre les plus repris au monde, de Muse à Amanda Lear, en passant par Lauryn Hill, et même Line Renaud. 

Les Dactylos de Murray Schisgal
Adaptation de Laurent Terzieff
Mise en scène d'Éric Chantelauze
Avec Jérôme Rodriguez et Valentine Revel-Mouroz
Création dimanche 1 juin à 19h00 dans le cadre du Mois Molière 2025
Conservatoire à rayonnement régional de Versailles Grand Parc - Auditorium Claude Debussy - 24, rue de la Chancellerie - 78000 Versailles
*
*      *
Le Mois Molière renforce son lien avec le festival d'Avignon. Après le succès de l’aventure d’un nouveau lieu de spectacle dans l’ancien Carmel d’Avignon où les spectacles ont fait quasi salle comble rapidement, une nouvelle demande a été adressée à François de Mazières par les propriétaires du réputé théâtre du Petit Louvre pour assurer sa programmation. Le Mois Molière sera ainsi présent dans trois salles du Off.

Les dactylos seront joués du 5 au 26 juillet à 18h15 au Petit Louvre, 23 rue Saint-Agricol, 84000 Avignon

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire