La première fois que j’ai rencontré l’éditrice de Daphné Vanel, nous avons discuté de transports en commun et d’itinéraire. Je lui ai recommandé une application. Elle m’a conseillé une lecture.
Si je soutiens les premiers romans je sais que les seconds méritent encore plus d’attention et c’est avec un grand intérêt que je me suis donc engagée sur le chemin de Éclipses. Autant le dire de suite : j’ai été déroutée, et jusqu’au bout j’ai espéré que quelque chose me donnerait raison de l’attention accordée à cette lecture.
Éclipses, le mot est au pluriel. Si j’étais en verve, je dirais que le texte raconte des fragmentations en série. J’ai sans doute manqué d’attention aux illustrations qui sont en tête de chapitre (et à propos desquelles je n’ai trouvé nulle par la mention du nom qui a tenu le crayon). A moins que ce ne soit l’inhabituelle abondance de dialogues qui aura fatigué ma progression dans le récit.
Comme à son habitude, elle a pris le volant de son autobus, mais au lieu de tourner à droite en sortant de l’entrepôt, elle est partie à gauche. Où vont les autobus quand ils n’ont pas d’itinéraire ? Ils roulent. Le long des rues, des places, des avenues. Ils s’aventurent dans des campagnes où ils n’ont rien à y faire. Et des gens montent à bord car c’est à cela que servent les transports en commun. Ils exigent qu’on les conduise là où leur désir les appelle. Les conducteurs d’autobus ne sont pas autorisés à demander aux passagers pourquoi ils tiennent tant à se rendre à tel ou tel endroit. Et c’est bien dommage.En embarquant dans l’autobus de Daphné Vanel, nous promet l’éditeur qui s’exprime en quatrième de couverture, vous apprendrez qu’en regardant les autres, en les écoutant sans chercher à les juger, le monde change de couleur, l’espace et le temps se matérialisent, le banal disparaît, le rire se mêle aux larmes et la vie vibre comme vibrent les cordes des violoncelles.
Il y a un côté smoking no smoking qui n’était pas pour me déplaire. L’auteure dédie son livre aussi bien à celui qui doute qu’à celui qui ne doute pas. Elle nous donne au fil des pages de drôles de conseil, dont on ne saura pas s’ils sont réellement utiles mais au cas où je ne passerai pas devant un cimetière les poches ouvertes si c’est comme ça que les fantômes se déplacent et entrent chez les gens (p. 66) et je ne me tiendrai jamais derrière un camion broyeur (p. 27).
Elle pose énormément de questions dont elle n’a sans doute pas la réponse puisqu’elle ne nous la donne pas, comme la quantité de déchets qu’on ramasse en une journée. Devinez, dites un chiffre. Nous resterons sans (réponse). Disons qu'il y aura ellipse sur le sujet. Quant aux éclipses, le mot n'apparaitra que fugitivement (p. 116).
Si son objectif était de me perdre dans ses digressions, il est atteint. Battre le record de temps à taper dans les mains (p. 4) ne figure pas au nombre des challenges que je me suis fixé. Quant à la machine à bruit blanc distributrice de friandises (p. 33), je ne vois pas du tout de quoi il peut s’agir, objet réel ou fantasmé … Daphné Vanel a dû pratiquer durant toute son enfance le jeu consistant à deviner le mot auquel pense son interlocuteur (p. 59), moi pas mais j’expérimenterai avec le prochain bambin que je croiserai.
Bref, on est confronté dans ce roman à plein de trucs inutiles qui n’ont sans doute comme fonction, (et c’est déjà çà) que de tromper l’ennui, passer le temps, et -plus intéressant- d’instaurer ou maintenir une fonction phatique. Du coup j’accepte de me pencher sur la signification de pétrichor (p. 66), ce qui me fut bien vite utile puisque j’ai casé ce terme pour désigner l’odeur de la terre après la pluie dans une de mes dernières critiques littéraire.
Auparavant j’avais eu grande envie de crier à Daphné Passe-moi le dico, en référence à la phrase fétiche de Murielle Magellan dans La fantaisie.
L’auteure revisite le thème de l’école buissonnière, interroge nos rituels, notre capacité à désobéir, les doutes et les occurrences, en plaisantant (et au fond elle a raison) qu’on peut faire aussi des choses inutiles de temps en temps. Pour changer (p. 71) en nous donnant l’exemple d’un homme rencontré dans un magasin de bricolage et mesurant tout.
Sa proposition de créer des sandwichs à la tête du client (p. 114) en choisissant des ingrédients adéquats après avoir posé quelques questions n’a rien d’absurde. C’est la pratique des restaurateurs qui fonctionnent sans carte et qui cherchent à limiter les pertes en travaillant à partir des produits qu’ils ont achetés au meilleur prix aux halles le matin-même.
Le personnage de Cora n’a pas tort de trouver idiot de mettre des fleurs sur les tombes. Quelque chose qui meurt aussi facilement. Comme si les gens avaient besoin qu’on le leur rappelle. On devrait mettre des cactus, quelque chose de résistant, qui ne bouge pas. Ou alors des plantes en plastique, des fausses fleurs (p. 78).
Par contre, non, ce n’était pas angoissant, n’en déplaise à la jeune Violette (dont on ne connait pas encore le prénom en cette page 54) ces vieux téléphones (dont un modèle nous est croqué p. 51). De ne pas savoir qui vous appelle avant de décrocher. C’était naturel. Il faut dire qu’à l’époque nous n’étions pas dérangés par les vendeurs de vérandas ou d’immobilier. Mais le harcèlement existait déjà.
Pourquoi le mode d’emploi qu’elle nous donne pour plier un oiseau planeur en origami est-il incomplet (p. 94) ? Par volonté de nous égarer ? Dois-je faire une cocotte pour le savoir ? Une cocotte du genre de celle où on pose une question et où le message à l’intérieur est censé répondre à la question posée (p. 95) ? Du style de celle qui est tracée pour illustrer le chapitre XIV (p. 93) et le lien de cause à effet avec la coquille d’œuf du dîner des premières pages n’aura pas échappé au lecteur.
Jouer à la divination avec ces cocottes était une occupation familière autrefois dans les cours d’école primaire. La conductrice va y trouver la définition de "pétrichor" qu’elle cherchait depuis un moment. On peut en sourire, n’empêche que c’est casable dans une conversation. Plus difficilement que le mot pneu (qu’Amélie Nothomb se fait fort de placer dans chacun de ses livres) mais tout de même envisageable.
En interview, Daphné Vanel explique faire écho à la confusion permanente qui découle du simple fait de vivre, d'être humain, d’être vivant et de se demander quelle est notre place dans le monde, si on est à la bonne place et qu’est-ce qu’on est censé faire.
Je ne connaissais pas Mialet-Barrault, une maison d’édition créée en 2020 en plein confinement, au sein de Flammarion, alors que la librairie et les métiers du livre (et le monde en général) étaient en crise. Le pari consistait à réinventer un cocon pour les écrivains où l’on puisse "habiter un livre" comme l’écrit joliment Lionel Duroy, et de se retrouver tous en harmonie avec cette fratrie de vrais lecteurs et libraires pour qui le monde s’écrit et se lit… explique Betty Mialet.
La maison n'est pas sortie du néant. Betty est entrée dans l’édition dans les années 70. Elle a créé Stock 2 avec Jean Claude Barreau au sein des Éditions Stock, où ils ont publié une centaine d’ouvrages. En1983, Bernard Barrault, alors directeur général de Stock, lui propose de créer avec lui les Éditions Barrault qui ont, entre autres été à l'origine de la décision de Jean-Jacques Beineix de réaliser 37°2 le matin.
En 1994, Bernard Barrault rejoint Bernard Fixot au sein des Éditions Robert Laffont pour s’occuper de l’audiovisuel. Betty devient ou redevient alors l’éditrice de quelques amis tels Frédéric Mitterrand, Isabelle Alonso, Bernard Kouchner, André Glucksmann, Dany Cohn-Bendit et Maryse Condé… avant de reprendre les Éditions Julliard, toujours avec Bernard Barrault.
Des auteurs aussi divers que Jacques A. Bertrand, Jean Teulé, Philippe Jaenada, Yasmina Khadra, Mazarine Pingeot, Lionel Duroy, Fouad Laroui, Philippe Besson, Denis Robert, dont la notoriété ne cessera de croître tandis que des auteurs nouveaux, tels Murielle Magellan, Elsa Flageul, Anne Akrich, Sophie Brocas, Loulou Robert, Samuel Doux, Arthur Nesnidal, y traceront leur sillon…
25 ans plus tard, l’environnement ayant beaucoup changé, ils ont été convaincus de revenir à une formule disons plus modestement artisanale dans laquelle beaucoup de leurs poulains les suivent aujourd'hui.
Éclipses de Daphné Vanel, chez Mialet-Barrault, en librairie le 13 mars 2024
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