mardi 10 septembre 2024

La prisonnière de Bordeaux, film de Patricia Mazuy

Etant admirative aussi bien d'Isabelle Huppert que de Hafsia Herzi (dont j'avais tant apprécié le premier long métrage il y a cinq ans, Tu mérites un amour), je ne pouvais pas manquer La prisonnière de Bordeaux, un film de Patricia Mazuy.

Bien que l'interprétation soit sans faille je n'ai pas été complètement convaincue par le propos et je n'ai pas compris quel était le message de la réalisatrice, ou des scénaristes, au nombre de trois (dont François Bégaudeau).

Je ne peux me résoudre à ce qu'ils n'aient pas cherché à nous démontrer quelque chose sur la sororité ou la position de la femme "épouse de détenu" qui serait prise contre sa volonté dans une spirale infernale.

Il faut dire que, projeté concomitamment à la programmation du festival Paysages de cinéastes, la barre était placée très haut. Et que, hasard ou coïncidence, ce ne sont pas les images de parloir qui auront fait défaut au cours de la semaine de projections.
Alma (Isabelle Huppert), riche mais seule dans sa grande maison en ville, et Mina (Hafsia Herzi), jeune mère démunie mais courageuse dans une lointaine banlieue, ont organisé leur vie autour de l’absence de leurs deux maris détenus au même endroit… la prison de Mont-de-Marsan. Les deux femmes se rencontrent à l'occasion d'un parloir et s’engagent dans une amitié aussi improbable que tumultueuse… et et en dépit de la différence de classe.
La première scène m'a semblé étrange, tout simplement parce que ce que j'ai vu du décor de l'entrée de la maison n'était pas "raccord" avec ce que l'on découvre ensuite. Et pour cause, il s'agit de la scène finale … qu'on reverra à la toute fin du film et qui fera sens à ce moment là. Quoiqu'il en soit, a-t-elle été placée là pour servir d'avertissement ? Est-ce pour signifier la fragilité d'Alma que la boite de gâteau tombe sur l'envers (même si elle croque dans un chou qui est resté entier …) ? Est-il intentionnel de leur avoir donné deux prénoms phonétiquement proches ?

Si je ne devais retenir qu'une chose ce serait la bande-son. A commencer par le sifflement d'un homme nous faisant basculer dans l'univers du western. Nous ne sommes pas loin d'une atmosphère suggérant un film de Sergio Leone ou d'Ennio Morricone, pourquoi pas Une poignée de dollars car nous verrons combien l'argent est le nerf de l'histoire.

Un quatuor de saxophones renforcera cette sensation. La même chanson, "Je sens tu mensouvre et clôture le film (de la même façon que la scène du retour d'Alma chez elle). Avec, il me semble une légère évolution dans les paroles : Je pleure de te voir des larmes de joie sans remplir une rivière des larmes de joie va devenir Je pleure de te voir des larmes de joie sans l’amour t’es rien.

Elle est interprétée par Sarah McCoy dont le ton de voix plutôt groovy, proche de Barbara Carlotti, instille du blues dans les paroles écrites par la cinéaste, sur une musique composée par Amine Bouhafa qui parvient à insuffler une dose de romanesque dans une histoire qui ne l'est pas.

La prisonnière de Bordeaux, film de Patricia Mazuy
Avec Isabelle Huppert, Hafsia Herzi …
En salles depuis le 28 août 2024
Première mondiale à La Quinzaine des Cinéastes- Cannes 2024

lundi 9 septembre 2024

Incursion dans l'atelier de Rougemont, exposition de l’académie des Beaux-arts

Les Jeux Olympiques ont semble-t-il un peu détourné le public des musées proches des lieux où se déroulaient les compétitions. Pourtant, l'Incursion dans l'atelier de Rougemont (dont l'accès est libre et gratuit) méritait largement une visite.

Installée dans le Pavillon Comtesse de Caen de l’Académie des beaux-arts (27, quai de Conti, 75006 Paris), elle reste en place jusqu'au 29 septembre 2024.

Le Secrétaire perpétuel Laurent Petitgirard nous a accueillis en faisant le point sur plusieurs aspects qui concernent l’évolution possible (ou non) de l’académie des beaux arts et sur lesquels je reviendrai en fin d'article, préférant d'abord me concentrer sur Guy de Rougemont (1935-2021) dont une soixantaine d'oeuvres retracent l'univers créatif et intimiste du si regretté membre de la section de peinture de l'Académie des beaux-arts.

Cette exposition offre un riche panorama de la carrière artistique en évoquant la maison-atelier et le cabinet de curiosité de ce "géomètre ludique". La sélection de toiles, pastels et sculptures réalisées entre 1965 et les années 2000, prêtés par la famille de l’artiste et issus du fonds d’atelier de Guy de Rougemont met ainsi en lumière l'évolution créative de l'artiste, véritable explorateur des formes, lignes et couleurs.

Laurent Petitgirard s'est montré ému de se trouver au centre des œuvres de l'artiste dont il se souvient du tempérament riant, décalé, grand seigneur, d’une courtoisie absolue mais volontiers polémiste. Il voulait que l’art soit présent au quotidien dans la société. Voilà pourquoi il n’a pas hésité a embellir les bords de l’autoroute A4, sur le tronçon Châlons-en-Champagne/Sainte-Menehould, en y installant des figures géométriques colorées à l'été 1977, pour tromper l'ennui sur ce secteur monotone et accidentogène. Il a réalisé un environnement pour le hall Fiat en bas des Champs-Élysées (1967), la mosaïque de marbres colorés du parvis Bellechasse devant le musée d’Orsay (1986), à investir des hôpitaux.

Il est le soixante-huitard rapportant des Etats-unis un procédé de sérigraphie pour reproduire des affiches. Il est aussi celui qui a créé des œuvres pour des collectionneurs raffinés voulant par exemple leur propre table nuage.

La visite a été poursuivie avec Julie Goy, historienne de l'art et commissaire de l'exposition, qui bien que n'ayant jamais côtoyé l'artiste, vit dans son œuvre. 
Sans titre (cinq colonnes), PVC laqué sur socle, 2004, 
hauteurs : 200 cm, 250 cm, 280 cm, 300 cm, 240 cm
La première salle a été conçue en pensant aux personnes qui ne le connaîtraient pas. Les colonnes sont les premières qu’il a élaborées en volume. Ses grands cylindres, également surnommés "totems", "colonnes" ou encore "balises", prennent place dans l’espace urbain, comme sur la place Albert Thomas à Villeurbanne où une photo atteste que le totem y est encore aujourd’hui dressé. On trouve partout dans le monde entier ces "poteaux de couleurs" pour citer Rimbaud, et qui sont devenus la signature de l'artiste.

Sur la gauche, un tableau témoigne de l’influence du pop-art tout en respectant les codes de l’abstraction vers laquelle il s'oriente définitivement à son retour de New-York, après un séjour d’un an et demi au contact des minimalistes et du Pop Art
Marisol vinylique sur toile, 1967, 199 x260 cm
Le tableau s'intitule Marisol en hommage à la peintre avec qui il vécut en colocation Marisol Escobar (1930-2016) et qui le présenta à Andy Warhol. Dès les années 1965, il introduit l’ellipse, qu’il développe sur la surface de sa toile. Plus loin, un tableau des années 2000 en forme de serpentine est de forme plus douce.

Nature vivante, acrylique sur toile, 1993, 82 x171 cm
Dans la deuxième salle on pénètre dans un espace plus intime. Le peintre a beaucoup joué avec la lumière, comme on le constate sur le tableau situé en face de nous et composé en deux parties. Il appartient à la période dite "des dé-tramés" qui fut décisive dans la libération de la forme chez Rougemont. L'espace de la composition y est découpé en aplats de couleur, rectangles et autres formes géométriques simples sur lesquels il appose des formes organiques qui se rapprochent progressivement de la serpentine dont la forme originale est l'ellipse, dans un style qui rappelle les papiers découpés d'Henri Matisse.

Il faisait toujours, en parallèle de ses toiles, un travail sur papier souvent avec des pastels. Les titres prouvent combien la lumière était essentielle puisque, souvent, ce sont des horaires, parfois extrêmement précis comme 9 h 12. Parfois le mot lumière figure dans le titre, par exemple "Lumière de là-bas" ou encore "Lumière de Roussillon". Pour les besoins d’une toile qu'il voulait peindre sous une certaine lumière, il lui arrivait de refermer les volets. Lui dont le nom contenait la mention "rouge" et qui aimait tant les couleurs appréciait la demi-obscurité.
Au bout de la galerie on découvre une évocation de son atelier avec un des premiers mobiliers (un lampadaire posé au sol, sur l'extrême droite). On ne voit pas la lampe d'architecte rouge qui est nettement visible sur la photo prise chez l'artiste, publiée dans le catalogue. Cela me fait sourire de constater que nous avons lui et moi ce point en commun.

dimanche 8 septembre 2024

Niki, premier film de Céline Salette

Troisième avant-première au Cinéma le Rex de Châtenay-Malabry (92) dans le cadre du Festival Paysages de Cinéastes pour clôturer la deuxième journée de compétition (hier c’était l’excellent film de Julie Delpy, Les barbares) avec Niki, premier long métrage de Céline Sallette qui est venue le présenter avant sa sortie en salles prévue pour le 9 octobre.
Paris 1952, Niki s'est installée en France avec son mari et sa fille loin d'une Amérique et d'une famille étouffantes. Mais malgré la distance, Niki se voit régulièrement ébranlée par des réminiscences de son enfance qui envahissent ses pensées. Depuis l'enfer qu'elle va découvrir, Niki trouvera dans l'art une arme pour se libérer.
Ce biopic retrace une dizaine d’années de la vie de Niki Matthews (magnifiquement interprétée par Charlotte Le Bon) que nous connaissons sous son nom d’artiste Niki de Saint Phalle (1930-2002). Céline Salette a choisi la période 1952-1961 durant laquelle la jeune mère de famille recouvrera la mémoire de l’inceste qu’elle a subi, se relèvera, et se révèlera par l’Art. Elle va devenir une artiste en se libérant du terrible traumatisme qu’elle ne révéla que très tardivement avoir subi, dans un livre, Mon secret, qui a servi de source documentaire à la réalisatrice, ainsi que que son deuxième livre, Harry et moi.

L’art sauve Niki (nous sommes horrifiés d'apprendre que son frère et sa soeur sont morts) et une certaine forme d’humour évite au film l’écueil de la tragédie avec finesse. Il faut voir comment la jeune femme vide son sac sur le bureau du psychiatre ! On pourra trouver une ressemblance entre l’infirmière et Mildred Ratched qui était celle de Vol au-dessus d’un nid de coucou. Et on remarquera plusieurs scènes signifiantes avec un ou plusieurs oiseaux en cage.

Pour représenter l’état de dissociation si fréquent chez les victimes d’inceste la réalisatrice a utilisé à plusieurs reprises le principe du split-screen, (en français écran divisé) qui ajoute aussi du dynamisme.  

Les costumes sont hauts en couleur témoignant de l’intérêt de Niki pour tout cela.  

La parole est aussi donnée à Jean Tinguely (Damien Bonnard qui fut Garouste dans Les intranquilles) : L’art c’est la nouvelle arme du monde. On est les nouveaux terroristes.

La famille a interdit que les oeuvres de Niki figurent dans le film. On comprend mal pourquoi puisqu’elles sont dans des musées, mais la réalisatrice a respecté cette interdiction en plaçant souvent la caméra à la place du spectateur qui, du coup, n’aura pas la tentation de juger la production artistique. C’est le processus qui importe et non le résultat.

Sur ce plan, on sait que Niki fut une artiste exceptionnelle, mondialement reconnue tout comme son compagnon Jean Tinguely et je vous invite à voir ou revoir la fontaine Stravinsky récemment restaurée à côté du Centre Pompidou.

Vous serez sans doute cependant curieux de voir quelques-unes de oeuvres dont le film suggère la réalisation, comme l’Autoportrait avec les morceaux d’assiettes, ou Portrait de mon amour avec la cible et la chemise blanche, ou encore comprendre l’expérience des tirs, et bien entendu voir ce qu’elle a créé après la période sur laquelle le film s’est concentré.
J’ai eu cette immense chance, à l’occasion d’une exposition monumentale à Mons (Belgique) doublée de celle de faire la connaissance de sa petite fille Bloum Cardenas qui est la garante de la continuité de l’œuvre de sa grand-mère. Je le raconte dans un long article riche de nombreuses photos (sur À bride abattue, en date du 6 octobre 2018). N’ayant pas d’interdiction à publier mes propres photos j’en republie quelques-unes ici.

Je croyais connaitre Niki de Saint-Phalle mais il me manquait quelques chapitres, surtout s'agissant des premières années. J'ignorais comment une jeune mère de famille issue de l’aristocratie avait pu devenir une des artistes les plus puissantes de son siècle. Je la croyais puissante et n'imaginais pas qu'elle ait pu vivre sous domination avant de pouvoir s'en libérer.

Après l'humour de la séance photo nous la montrant, dans son travail de mannequin, totalement objectivée dans la photo d'une publicité pour Cartier, on la retrouve au Louvre, contemplant le Radeau de la méduse de Géricault (que nous avons vu hier dans les Barbares) et s'affolant de voir plusieurs statues soudain envahies par des serpents. Le spectateur comprend qu'il s'agit d'une hallucination mais plus tard, quand elle sera hospitalisée (à Nice en 1953) on aura le doute en voyant un rat sautiller sur ses pieds.

Le séjour hospitalier est d'une violence terrible pour la jeune femme à qui on impose des électrochocs. On la voit trembler, avoir froid et souffrir de la faim. C'est la vue d'un patient en train de peindre qui fait office de déclic. Elle veut travailler avec d'aussi jolies couleurs que les siennes; Le psychiatre refuse et c'est le land-art (qui ne sera "inventé" officiellement que dix ans plus tard à New-York) qui lui permet de canaliser ses émotions. 

Le film est découpé en grands chapitres. Le suivant nous montre Niki en 1956 dans un lieu aujourd'hui disparu, absorbé par l'hôpital Necker. Nous sommes Impasse Ronsin, au 152 rue de Vaugirard, un endroit où vécurent beaucoup d'artistes d’avant-garde, mais aussi un large spectre de la création comme Constantin Brâncuși, Max Ernst, … ou Jean Tinguely et son ex-femme avec qui Niki sympathise. Elle lui tire les cartes. Le Pendu sort et ce n'est pas anodin puisqu'elle signifie la libération par le sacrifice. D'autant moins anodin qu'elle appellera "Le Jardin des Tarots" l'œuvre monumentale qu'elle a fini par créer en Italie, largement inspirée du Parc Guël qui l'avait enchantée à Barcelone.

Nouveau souci pour Niki avec la découverte d'une hyperthyroïdie (qui sera opérée) qui pourrait expliquer ses sautes d'humeur et ses dérèglements métaboliques.

Plusieurs artistes traversent le film, en toute logique. Je reconnais notamment Joan Mitchell dont j'ai découvert la peinture l'an dernier à la Fondation Vuitton.

L'important n'est pas de raconter ici, dans le détail, les scènes bien qu'elles soient très belles du fait que Charlotte le Bon est totalement crédible, de part son jeu, sa ressemblance avec Niki, et ses compétences personnelles en peinture. Elle sait comment mélanger les pigments et ne "joue" pas. Elle est peu, voire pas maquillée, ce qui apporte une dimension authentique.

Le débat n'a pas lieu non plus à propos du père dont l'aveu, qui plus est écrit, est rare dans les faits d’inceste. Ni de la destruction de l'unique pièce à conviction par un autre homme, le psychiatre censé protéger sa patiente.
Bien entendu on quitte Niki à regret, avant même d'avoir atteint la période, plus joyeuse, des nanas. Ce n'était pas le propos du film que de faire un biopic exhaustif mais de se concentrer sur la période de la naissance d'une artiste dont l'inceste resta à jamais son dragon.
Céline Salette nous a exprimé après la projection combien ce qu’elle a accompli (alors qu’une femme n’avait même pas le droit de signer un chèque) était phénoménal pour l'époque. Elle a souligné combien elle était très en avance sur son temps, doublée d'une personnalité animée par la curiosité et toujours en recherche.

On comprend combien son chemin de vie pouvait être enthousiasmant : J’ai fait un chemin personnel pour sortir de la dépendance de la situation d’acteur. J’ai souhaité devenir réalisatrice pour pouvoir raconter une histoire.

Elle nous a confié le travail qu'elle a entrepris sur elle-même pour se libérer de sa propre dépendance affective (sans qu'il y ait le moindre point commun avec les faits subis par l'artiste).

L'écriture et la réalisation de Niki a duré quatre années. Si le résultat de cette fiction est d'une vraie beauté Céline Salette est tellement impliquée par l'urgence de lever le voile sur les mères désenfantées dont les enfants sont placés chez les pères agresseurs qu'elle en fera le sujet de son prochain film. Ce sera un documentaire car rien n’est plus fort que le vraiment vrai. Le titre en sera probablement "la lutte".

Nous avons été cueillis dans la salle par ses paroles à propos de la fréquence des situations de dissociation judiciaire sur lesquelles l'ONU a exhorté la France a réagir en raison de leur systémisme.
Niki, premier film de Céline Salette 
Avec Charlotte Le Bon, John Robinson (IV), Damien Bonnard, Judith Chemla, Alain Fromager …
Sortie en salles le 9 octobre 2024

samedi 7 septembre 2024

Les barbares, film de Julie Delpy

Pour clôturer la première journée de compétition, les festivaliers de Paysages de cinéastes ont pu se détendre en découvrant le dernier film de Julie Delpy en avant-première (il sortira le 18 septembre).

Les barbares est un petit bijou de comédie, dont la bande-annonce reflète insuffisamment toutes les qualités.

Cette comédie traite avec humour mais sérieux la place de l’autre, qu’il soit réfugié d’un lointain pays, ou qu’il soit son voisin un peu fantaisiste pour mieux tordre le cou à de nombreux clichés, plus ou moins criants. Le spectateur remarquera-t-il la majorité de blondinets à l’école et la couleur dominante des cheveux des femmes du village ? Notera-t-il la fréquence d’apparition de rayures sur les vêtements, comme si on pouvait oublier que nous sommes en Bretagne ?

La réalisatrice, qui a co-écrit le scénario, y interprète Joëlle, une institutrice au grand coeur un peu gaffeuse. Sandrine Kiberlain, sa meilleure amie, co-propriétaire de la supérette, a trouvé soutien dans l’alcool et devra faire face pour reprendre sa vie en mains. Laurent Laffite a accepté le "mauvais" rôle, celui d’un plombier réactionnaire et raciste d’origine alsacienne, devenu plus breton que les autochtones, qui a bien de la chance d’être supporté par une épouse fine et intelligente finement interprétée par India Hair (César du meilleur espoir féminin pour Camille redouble, et qui nous avait ravie en Adélaïde de Savoie dans Jeanne du Barry de Maïwenn).

On pense assister à un conte. Chaque personnage est un monde à lui seul, et le village de Paimpont en est un autre. Il semble fantaisiste (même le spectateur a des idées reçues) alors qu’il existe vraiment, au coeur de la forêt de Brocéliande. La rue principale (rebaptisée dans le film) s’appelle d’ailleurs rue du général de Gaulle en souvenir de la mère du général qui y trouva refuge pendant la seconde guerre mondiale.

Ce village "très français" fait acte de générosité en voulant recueillir une famille ukrainienne mais les réfugiés seront syriens (campés par de formidables acteurs). Moult péripéties s’enchaineront avant qu’ils ne soient acceptés (voire plus). Je ne spolie pas la fin. Vous aurez deviné qu’elle sera heureuse puisque Julie Delpy a choisi l’angle de la comédie pour nous faire réfléchir.

Les répliques fusent sans filtre. Le scénario se déroule comme un opéra en quelques actes. La musique accompagne le déroulement de ce qui aurait pu être tragique. La réalité est légèrement modifiée, qu’il s’agisse du Radeau de la méduse de Géricault pour annoncer chaque changement de « tableau » ou d’extraits qu’on croirait être des images d’archives. On commencera avec l’ouverture de Coriolan de Beethoven dont la puissance héroïque reste intacte. On finira avec la Fantaisie en D mineur de Mozart.

Julie Delpy n’a pas hésité à nous montrer aussi une très belle brume s’élevant au-dessus d'un plan d’eau mais cette fois on ne rit pas et on frissonne en songeant à ce qui pourrait arriver si ce n’était pas une comédie. On voudrait tant, comme son personnage, que le monde soit meilleur.

Qui seront les barbares en fin de compte ? Il y a beaucoup d’humour et de farce mais également de la tendresse et de beaux sentiments dans ce film qui est bien plus profond qu’il n’y parait.

Les barbares, film de Julie Delpy
Avec Julie Delpy, Sandrine Kiberlain, Laurent Lafitte, India Haïr, Ziad Bakri, Jean-Charles Clichet …
Sortie nationale le 18 septembre 2024

vendredi 6 septembre 2024

En fanfare, un film d’Emmanuel Courcol en ouverture de Paysages de cinéastes

Le 22ème festival Paysages de cinéastes est lancé. La soirée d’ouverture a pu avoir lieu en plein air (et on remercie entre autres la météo) comme le veut la tradition dans le Parc de la Maison de Chateaubriand, à Châtenay-Malabry (92).

L’affiche est sans doute la plus emblématique de l’histoire du festival.

Mais la grande nouveauté -et on espère qu’elle sera réitérée- est d’avoir remis le court-métrage à l’honneur. Cela peut sembler audacieux et pourtant ôn sait d’avance que nous allons nous régaler parce que outre une compétition spéciale courts, nous pourrons visionner avant chaque long-métrage en compétition, un court-métrage choisi spécialement pour s’accorder avec lui.

La déléguée générale du festival, Carline Diallo, nous promet d’avoir combiné l’intimité d’un court à la profondeur d’un long. Nous allons découvrir aussi combien le court est une école permanente des talents.
Chacun aura pu déambuler dans le parc superbement éclairé de multiples couleurs avant d’être entraîné vers les chaises-longues disposées en plein air par les musiciens de la fanfare Krazy Hot.

Le batteur du boléro, réalisé par Patrice Leconte (de 8 minutes, en 1992) nous a permis de revoir Jacques Villeret dans un rôle de musicien dans un orchestre philharmonique. Le comédien réussit à exprimer sur son visage quasiment autant d’émotions que les 5000 coups de tambour que comporte ce morceau. Ensuite, les festivaliers n’ont pas eu à attendre le 27 novembre pour découvrir En fanfare, le nouveau film d’Emmanuel Courcol.

L’histoire se déroule principalement dans le Nord de la France. On reconnaît les paysages urbains caractéristiques avec leurs maisons en brique et la présence des géants dans une scène de carnaval. Dans cette région, comme le précise le personnage de Jimmy, les jeunes n’ont qu’une alternative : Ici, c’est fanfare ou footA signaler la beauté des costumes de la fanfare.

Thibaut (Benjamin Lavernhe) interprète un chef d’orchestre de renommée internationale. Un problème de santé fera éclater un lourd secret familial et provoquer la découverte de l'existence d'un frère, Jimmy, (Pierre Lottin) employé de cantine scolaire, qui joue du trombone dans une fanfare du nord de la France. En apparence tout les sépare, sauf l'amour de la musique.

Le réalisateur, très apprécié pour son précédent film, Un triomphe, qui se passait dans une prison (avec déjà Pierre Lottin) poursuit dans la veine de la comédie sociale, un peu à l’instar de Ken Loach et démontre cette fois que les liens peuvent se construire à tout moment, instaurant en quelque sorte un débat sur l’aspect inné ou acquis en matière de fraternité. On remarquera des similitudes de tempérament entre les deux frères mais le déterminisme social jouera pleinement et la scène d’audition à l’aveugle sera d’une violence inouïe.

Jamais larmoyant bien qu’abordant des sujets graves, aussi bien sociaux qu’économiques, le film se termine dans un fracas, tout à fait cohérent avec celui sur lequel s’achève le Boléro de Ravel qui est un des morceaux les plus entendus dans le film qui, du coup, n’a pas de musique originale spécifique.

Ravel était originaire du Pays basque et connaissait donc cette danse espagnole à trois temps apparue au XVIIIe siècle. Il a composé le morceau -qu’il avait à l’origine appelé Fandango- en réponse à une commande de la danseuse Ida Rubenstein dont la troupe dansa la première représentation à l'Opéra de Paris en 1928. Le succès fut immédiat et jamais ralenti.

Une ritournelle de deux mesures à peine est répétée pas moins de 169 fois sans qu’on ressente malgré tout (sauf quand un réalisateur demande à Jacques Villeret de le jouer) une quelconque monotonie car les couleurs changent en permanence jusqu’à ce qui s’apparente à un écroulement final avec une force brutale presque sauvage qui dans le film correspond au démantèlement de l’usine qui emploie la majorité des musiciens amateurs.

Il est intéressant de savoir que Ravel (et l’anecdote est rapportée dans le film d’Emmanuel Courcol) reconnaissait qu’il devait à une usine de l’avoir conçu et qu’il aurait aimé avoir l’occasion de le donner avec un vaste ensemble industriel en arrière-plan. Ce morceau, qui est toujours un des plus interprétés au monde, a inspiré le mouvement de musique répétitive qui a suivi. Son influence dans le monde musical est capitale.


En fanfare, un film d’Emmanuel Courcol
Scénario de Emmanuel Courcol et Irène Muscari
Avec Benjamin Lavernhe, Pierre Lottin, Sarah Suco, Jacques Bonnaffé, …

Sélection officielle du 77e Festival de Cannes dans la catégorie Cannes Première 
Prix du public et Prix du jury du lycée Saint-Jean au Festival Les Vendanges de l’art

Film d'ouverture de la 25e édition du Arras Film Festival
Sortie nationale le 27 novembre 2024

jeudi 5 septembre 2024

RENTREE 42, Bienvenue les enfants

Toutes les rentrées ne sont pas équivalentes. Je me souviens de celle de Toussaint 2015 particulièrement tendue et angoissante après l’attentat du Bataclan et des journalistes de Charlie Hebdo à deux pas de la Comédie Bastille où a eu lieu ce soir la première parisienne de la dernière pièce de Pierre-Olivier Scotto (dont j'ai appris qu'il est fils d’instituteuret Xavier Lemaire qui ont écrit ensemble pour la seconde fois.

Le spectacle RENTREE 42, Bienvenue les enfants est de saison mais on espère que les temps ont définitivement changé.

A cette époque les soit disants vacances s’achèvent fin septembre. Soit-disants car, pour beaucoup d’enfants, il fallait aider la famille à expédier les travaux agricoles et particulièrement les vendanges (qui avec le réchauffement climatique sont terminées aujourd’hui bien avant la fin septembre mais c’est une autre histoire). 

Ce ne sera qu’en 1959 que les grandes vacances seront déplacées dans leur ensemble de deux semaines : elles commenceront plus tôt (le 1er juillet) et finiront plus tôt (vers la mi-septembre). L’allongement du premier trimestre sera compensé par la libération de 4 jours à la Toussaint pour qu’il y ait une "petite coupure". Et maintenant que la rentrée s’effectue au 1er septembre, les vacances de Toussaint sont portées à deux semaines.

Revenons en 1942. La rentrée aura lieu le 2 octobre. C’est bien normal. Le 1er, les enseignantes se retrouvent et préparent leur classe. C’est toujours normal. Le décor est réaliste et nous sommes, spectateurs, placés en position d'élèves invisibles.

Monsieur Bastien (Dominique Thomaschante Maurice Chevallier. La salle de classe va se réveiller de la trève estivale. Gisèle, la directrice (Anne Richard) efface "Au-revoir les enfants" du tableau noir et inscrit la date de demain, le 1er octobre 1942. Les vacances sont terminées et elle exprime sa nostalgie à propos de la maison et de son potager situés à Antony (92). On saura plus tard combien l’endroit compte pour elle.

Bien accueillir les élèves suppose de les connaître et de disposer de leurs noms, encore contrôlés aujourd’hui par les mairies pour ce qui est des écoles primaires. Et pourtant la directrice ne parvient pas à se faire remettre les listes. 

Il est prévu un peu plus de 120 filles (l’école ne sera mixte que dans les années 70) pour 4 maîtresses. Les classes seront chargées. Cela reste normal pour l’époque. Les enseignantes sont plus ou moins heureuses de se retrouver, masquant leurs émotions dues au contexte tragique général car la France reste en guerre. On est soulagé de savoir Pétain aux affaires car les combats ont cessé ou on est furieux de vivre dans un pays sous domination allemande. On s’accommode quand on a un père a la tête d’une chocolaterie. On se rebelle quand ses amis sont communistes. On s’affole quand on est fragile (incroyable Isabelle Andreani qui a inventé la gestuelle de Lucienne Tatillard). On essaie de maintenir l’ordre quand on est directrice d’école. On fait de son mieux pour aider quand on est le gardien de l’établissement mais on n’oublie pas la précédente … guerre où on a laissé un bras. 

Le premier acte installe l’ambiance, rappelle les privations dont on sent le poids et les petits bonheurs magiques comme la perspective de faire croire qu’on porte de vrais bas (avec couture apparente sur l’arrière de la jambe) ou le plaisir de savourer un vrai café qui déclenchera un soupir d'aise. On a appris à vivre rationné (savez-vous que faute de tissu on a créé la jupe crayon ?), y compris pour les fournitures scolaires, à l'exception de la craie. On enfile la blouse bleue réglementaire et rassemble le matériel parmi lequel figure le masque à gaz réglementaire. Radio Paris, peu informative, claironne que Cadum est le meilleur des savons. Tout se passe sous le portrait quasi lumineux du maréchal. On mesure la crainte oppressante de conséquences éventuelles si on n’appliquait pas fermement les principes de neutralité et de discrétion afférents à l’école publique. Lucienne joue la victimisation, se plaignant d’une poisse constante qui nous ferait croire qu'elle seule est frappée par le malheur, en l’occurrence le risque d’être mutée dans un bureau en cas de fermeture de classe pour manque d’effectifs. L'énergie qui se vit sur le plateau allège néanmoins l'atmosphère, surtout quand on ponctue ses plaintes d'adages qui font rire le public : Ne sois pas modeste, les autres le sont pour toi. Ou encore : Le silence est la seule chose en or que les femmes détestent.

La Marseillaise est interdite et la devise complète est devenue Travail-Famille-Patrie. Chacun exprime son aversion pour l’occupant, mais par petites touches, parfois comiques, quand les allemands sont comparés aux artichauts, un légume qui présente plus de déchet que de chair comestible. Au mur, les cartes reflètent la nouvelle géographie de la France coupée en deux par la ligne de démarcation entre le nord occupé et la France libre.

Ce qui ne sera pas normal ce sera la rareté des élèves qui vont se présenter le lendemain. Mais pourquoi ? Elles ne sont que 14 à se présenter au portail alors qu’elles sont 123 inscrites. Comment justifier 109 retardataires ? Le spectateur en apprend assez vite la raison mais je ne vais pas la dire ici. Je préciserai juste que le trouble grandit quand nous réalisons que nous sommes à quelques centaines de mètres du quartier où se trouvait l’école de cette histoire, l’école élémentaire des Hospitalières-Saint-Gervais au coeur du Marais.

Les programmes ont évolué. Les fondamentaux sont : moralisme, patriotisme et vie pratique. L’accent sera porté sur les travaux manuels à la demande du maréchal pour préparer les garçons à devenir artisans, les filles à être de bonnes maîtresses de maison. Le sport sera au centre des apprentissages. La venue du grand champion de tennis Jean Borotra est déjà annoncé. On cite Sarah Bernhardt comme exemple de volonté, élevée dans la misère et aujourd’hui artiste adulée dans le monde entier.

Les enseignantes ont du mal à se projeter. Le départ de leur collègue Rachel Meyer reste une douloureuse interrogation. On apprend que des écoles du IV°, du XI° et du XX° arrondissement seront fermées au retour des vacances de Noël. Et ce que je peux raconter c'est comment la directrice cherche une solution qui garantisse la survie de l’établissement. Par exemple en constituant une classe unique dans laquelle les institutrices se relayeront en appliquant la métaphore du lancer de ballon. Mais, comme le déplore Monique Ricou (Emilie Chevrillon) : Les gamines seraient-elles dans de très jolis camps de repos en Bavière ? Ça ne tourne pas rond dans l’carré d’l'hypothénuse. Il est temps de prendre des virages en ligne droite.

Ce qui est très réussi dans l’écriture c’est le tricotage entre la grande et la petite histoire. Il est savoureux de nous restituer l’épisode (hélas bien réel puisque 4115 élèves seront privés de rentrée scolaire en octobre 42) en le faisant vivre par le biais de femmes et d’hommes qui l’ont traversé. C’est l’occasion de secouer nos consciences. Rien n’est jamais acquis et l’horreur se répète au bout du monde, on le sait. 

Ce qui est très réussi c’est la distribution car les acteurs incarnent toutes les tendances de l’époque. Jusqu’au fonctionnaire d’état trop dévoué à sa hiérarchie, avec pour justification le fait que le ministère de l’Éducation nationale est occupé (du 25 février 1942 au 20 août 1944) par un fanatique de la collaboration, obsédé par l'ordre nazi, un certain Abel Bonnard, qui est une sorte d'anti Jules Ferry. Les comédiens se connaissent et sont amis dans la (vraie) vie. Leur cohésion de groupe s’en ressent.

Ce qui est très réussi et moins fréquent c’est d’avoir pensé à faire basculer la tragédie dans une sorte de comédie à l’italienne. Le perdant sera cet inspecteur de l’Education nationale (formidable Michel Laliberté dont le jeu évoquera souvent le comédien Michel Serrault) suite à quelques scènes fort jubilatoires. L’équipe fait acte de résistance et chacun s’y met, y compris la jeunette bourgeoise Fanny Lucet (Suzy Courcellequi semblait avoir des idées différentes au début de la pièce.

La fin ne console pas du drame mais elle ouvre sur l’espérance. On peut applaudir.
Ce spectacle qui passe du rire aux larmes en revenant sur le rire est utile et humaniste, surtout en temps de remise en cause de la démocratie. Parlons-en aux enfants et venons avec eux au théâtre !
RENTREE 42, Bienvenue les enfants de Pierre-Olivier Scotto et Xavier Lemaire
Mise en scène de Xavier Lemaire
Avec Anne Richard  (la directrice Gisèle Blanc), Isabelle Andréani  (Lucienne Tatillard), Emilie Chevrillon (Monique Ricou), Fanny Lucet  (Suzy Courcelle), Dominique Thomas (le gardien Adolphe Bastien) et Michel Laliberté (l'inspecteur Monsieur Person)
Décors : Caroline Mexme - Lumières : Didier Brun - Musique : Phlippe Bozo - Costumes : Christine Vilers
Du dimanche 08 septembre au dimanche 05 janvier 2025
Au Théâtre Comédie Bastille
5 rue Nicolas Appert - 75011 Paris - 01 48 07 52 07

mercredi 4 septembre 2024

Touche pas à mes kakis de Satomi Ichikawa

Le titre du dernier album de Satomi Ichikawa est trompeur. Touche pas à mes kakis est une histoire de partage intergénérationnel.
Les kakis, c'est si bon que, dès l'automne venu au Japon, les corbeaux et les enfants rivalisent pour déguster les plus mûrs. Mais un corbeau, ça vole, sacré avantage ! Heureusement, les grands-parents de Ken-tchan sont là, avec leurs trucs et astuces, pour permettre au petit garçon de se régaler avec ses amis. Car ils savent bien que les kakis, c'est très bon aussi pour passer l'hiver en bonne santé. 
Ce fruit est mal connu en France alors qu'on en trouve pourtant dans les vergers. Il est surtout populaire au Japon qui produit une des meilleures variétés. Elle est délicieuse, plus sucrée et plus juteuse que ceux qui poussent en Europe. La chair est plus claire, très croquante et surtout sans âpreté.

Je me souviens en effet en avoir goûté à l’occasion d’une soirée organisée en l’honneur de la ville de Nara dont le kaki est une des spécialités depuis plus de 1300 ans. J’avais appris alors qu’il était arrivé en France, depuis le Japon, dans la seconde moitié du XIX° siècle. Les kakis séchés japonais avaient d’ailleurs remporté une médaille d’or lors de l’exposition universelle de 1900 à Paris. Les japonais en sont si fiers qu'ils consacrent au kaki un musée dont le bâtiment est en forme de dôme, de couleur orange … comme ce fruit !
De toute évidence Satomi Ichikawa sait tout cela, même si elle avoue (dans un livret biographique que son éditeur lui a consacré) s'être peu intéressée dans sa jeunesse aux traditions culinaires malgré un respect affirmé pour les traditions pleines de bon sensSi elle avait fait un livre documentaire elle aurait sans doute fait réaliser à la grand-mère de son héros des sushis particuliers, composés d’une boule de riz surmontée d’une tranche de saumon ou de maquereau crus, enveloppée d’une feuille de plaqueminier, nom botanique de l’arbre produisant ces fruits.

On a commencé à l'utiliser quand on a compris qu'elle avait une propriété anti-bactérienne (alors qu'elle n'est pas comestible), ce qui permet de conserver les sushis dans de bonnes conditions et d'atténuer la puissance du sel parce que Nara étant située loin à l'intérieur des terres les livraisons de poissons n'étaient pas très fréquentes et le poisson avait tendance à être très salé pour se conserver le plus longtemps possible.

Les anciens avaient des astuces pour tirer profit de tout. Par exemple en faisant confire des fruits qui seraient trop amers à consommer tel quel. Beaucoup sont ainsi transformés à l’instar des prunes en pruneaux ou des raisins secs. Ça garantit leur conservation… si on n’est pas trop gourmand. La réaction de la grand-mère, faisant sécher les kakis du dernier arbre de son jardin est donc tout à fait normale.

L'album de Satomi Ichikawa indique qu’il ne faut pas se décourager. C’est une sorte de message d’espoir et de partage puisque l’enfant ne va pas se gaver tout seul … et que les oiseaux auront eu leur part en temps et en heure.

Ken-tchan et ses grands-parents sont les personnages principaux d'une histoire douce et fruitée sur la transmission des savoirs entre générations, dans laquelle humains et animaux rivalisent d'ingéniosité pour déguster ces délicieux fruits.

Des techniques de production sous serre et la culture de différentes variétés permettent proposer des fruits de juillet à décembre récoltés au Japon. Ceux de nos marchés proviennent surtout d’Espagne. Mais je sais qu’il existe des plaqueminiers en région parisienne et ils donnent -de début octobre à fin janvier- de beaux fruits comme en témoigne la photo ci-contre que j’ai prise il y a quelques années déjà. Vous pourrez donc vous en régaler en lisant cet ouvrage.

Le trait est fin et délicat. L’allure des arbres est réaliste, témoignant de leur ressemblance avec des pommiers haute tige.

Il est difficile de croire que Satomi Ichikawa est une parfaite autodidacte et qu'elle s'est mise à crayonner des silhouettes d'enfants peu de temps après son arrivée à Paris, sans avoir jamais pris une seule leçon. Elle dessine merveilleusement, sans doute autant avec son coeur qu’avec ses aquarelles et grâce à un exceptionnel don d'observation. Depuis quelques années, elle écrit ses textes, pleins de finesse et de musicalité, directement en français. Elle a publié une trentaine d’albums à l’Ecole des loisirs après avoir d’abord été éditée en Angleterre.

Elle n’est pas à un paradoxe près puisque, bien que casanière, cette femme discrète, dont le prénom signifie "beau pays natal" en japonais, a voyagé dans le monde entier et chaque pays traversé fut une source d’inspiration. Voilà pourquoi elle situe souvent ses histoires dans des pays lointains, en Amérique du Sud, en Asie ou en AfriqueJe me souviens d'un très joli livre, publié en 1998, et qui fit le bonheur de mes enfants. Y a-t-il des ours en Afrique racontait l'histoire d'un petit africain découvrant un ours en peluche oublié par une petite fille et courant à travers la savane pour le restituer à sa propriétaire.

C'est un plaisir pour nous qu'elle dessine cette fois un personnage inspiré de sa mère, âgée aujourd’hui de quatre-vingt-dix-sept ans, qui travaille toujours dans son jardin, qu’elle n’a jamais cessé de cultiver tôt le matin et tard le soir quand elle avait un métier en dehors, comme le faisait sa propre mère avant elle.

Comme tous ceux qui vivent avec la nature, elle sait que la nature est capricieuse, mais elle sait aussi que plus on la soigne, plus elle sera généreuse et rendra ce qu’elle lui a donné. L'auteure nous transmet la satisfaction de sa maman de faire pousser les plantes, les voir grandir et pouvoir offrir ses récoltes aux autres. Cet album est ainsi un bel hommage aux personnes âgées qui ne s’arrêtent jamais de travailler.

Touche pas à mes kakis de Satomi Ichikawa, École des Loisirs, en librairie depuis le 28 août 2024. A partir de 6 ans.

mardi 3 septembre 2024

Variations pirandelliennes au Poche Montparnasse

Je ne suis pas spécialiste de Pirandello (1867-1936) mais je sais qu’il s’est illustré par une approche singulière de la vérité dont il s’est amusé à disséquer la relativité. Ses pièces en font la démonstration exemplaire.

Est-ce à cela que s’est employée Valérie Aubert en combinant deux pièces intégrales mais courtes (La fleur à la bouche et Circulez ! ) et deux extraits (Ceci, La vie que je t'ai donnée) pour en faire un spectacle qu’elle a intitulé Variations pirandelliennes ? L’intention était louable. Le résultat ne m’a hélas pas convaincue à l’exception du dernier extrait, de La vie que je t’ai donnée, dans lequel elle interprète une mère refusant d’accepter la mort de son fils.

Ce morceau commence dans le noir, se poursuit dans une obscurité dérangeante… jusqu’à ce que la force de l’amour maternel provoque le retour de la lumière. Valérie Aubert y est exceptionnelle et sauve le quadrige.

Des airs célèbres de musique italienne, enjoués comme l'ultra populaire chanson de 1983 de Toto Cutugno "Italiano" donnent le la et sont censés stimuler une imagination qui tournerait en rond s’agissant des accessoires.

Je ne sais pas si la perruque de Cecè (Samir Siad) a été choisie par erreur ou par goût de la fantaisie. L’occasion était sans doute trop belle de nous amuser avant de nous faire plonger dans les affres de la perte de la vie.
La metteuse en scène a voulu souligner combien chez Pirandello un personnage pouvait s’attacher à défendre son point de vue au risque de jouer en solitaire et a choisi les extraits pour le démontrer. De fait, on a davantage le sentiment d’assister à des solos qu’à de vrais morceaux de théâtre. Avec pour conséquence que les trois comédiens peinent à exister conjointement.

A chacun sa vérité …

Variations pirandelliennes de Luigi Pirandello
Mise en scène Valérie Aubert
Avec Cédric Altadill, Valérie Aubert , Samir Siad
Scénographie : Anne Guillonne - Son : Karim Essederi -Lumière : Claude Martens
Décors : Nathan Rabeu - Costumes : Laure Berto
Au Théâtre de Poche Montparnasse - 75 bd du Montparnasse, 75006 Paris
Du 3 septembre au 9 novembre
Du mardi au samedi à 21h

La photo qui n’est pas logotypée A bride abattue est de Sébastien Toubon

lundi 2 septembre 2024

Dans l'attente d'un signe, le nouvel album de Kaori

Je viens de découvrir le nouvel album de Kaori et c’est vraiment une belle surprise dès les premières notes.

Les instruments de musique n’y font pas de figuration. Guitares électrique et acoustique, dobro, bouzouki, ukulélé, basse, batterie, percussions, claviers, saxophone, flûte, trompette, bugle, harmonica, violoncelle et même piano accompagnent élégamment des mélodies écrites en suivant de multiples influences, sud-américaines, en toute logique polynésiennes, et même rock (notamment sur la piste 6 - Tu donneras ton chèque) et dont j'ai apprécié la variété et la dimension à la fois poétique et humaniste.

Je ne connaissais pas ce duo composé par deux guitaristes, Alexis Diawari et Thierry Folcher. Ce dernier est le compositeur de toutes les chansons et la voix de Kaori.

C'est un grand plaisir de l'écouter et l'usage du français permet de saisir toute les subtilités des paroles. Il se dégage de cet album à la fois quelque chose de familier et d'étrange. Le duo revendique à juste titre un chant varié parfois inattendu, tout simplement comme peut l’être la vie vécueLes chemins de la vie est l'expression d’une aspiration à la liberté et à l’originalité dans un monde hyper-formaté, sur fond de réflexion sur le sens de la vie. 

Ils ajoutent dans les remerciements notés à la fin du livret que leur histoire s’écrit au fil des eaux porteuses de mythes et d’épopées, le long des fleuves bavards et sur des mers tantôt bleues de douceur, tantôt blanches d’indignation. Leur voix puissante s’est élevée au-dessus du vain bruit des querelles humaines. Elle parle d’un seul pays, la Terre, d’un seul peuple, l’Humanité, par-delà les diversités.

Le nom du groupe (et son logo) fait référence au kaori, un arbre millénaire qui peuple les forêts calédoniennes ... en hommage aux racines de ces musiciens dont l'un d'entre eux est descendant de bagnard. Rien d'étonnant à ce que les paroles que pose Thierry Folcher sur les musiques soient à ce point empruntes de réconciliation et de sagesse. Avec aussi des allusions parfois humoristiques à la liberté (piste 6) :
Oublie tes comptes d’apothicaire
Et suis mon conseil salutaire :
Eparpille au vent tes billets
Retrouve ainsi ta liberté.

Il faut écouter et ré-écouter les paroles de chacune, si belles, invitant à se tendre la main (piste 7) en chaloupant sur le sable d'une plage infinie. On entend l'urgence de paix qui s'exprime à plusieurs reprises. C'est aujourd'hui et pas demain … qu'il importe d'appliquer le principe de carpe diem (Les forçats du plaisir - piste 8). On appréciera aussi la dimension satirique de la critique de l'évolution de notre société tyrannique qui grignote notre espace de liberté.

Un collier fané de fleurs d'Océanie (…)
Magiques fleurs tirées de l'oubli
La femme occupe une place de choix, en rêve (Ma belle ilienne -piste 5) ou en écho à la condition de celles auxquelles on doit la vie (Femme, ô femme -piste 3) où, encore une fois, il sera question de réconciliation et de pardon, à condition de bien vouloir tendre la main.

Tous les âges sont célébrés, y compris, évidemment les ancêtres (La parole des vieux -piste 4) sans occulter les incendies et les pillages qui ont détruits des villages. Et il est très beau de faire fusionner  la langue française et une langue kanak, le Xaracûu. Puissent de telles paroles nous amener à ouvrir nos âmes !

Alexis Diawari a en effet grandi dans une tribu kanak mais ce sont le blues, le reggae et la soul qu'il affectionne de faire résonner sur les cordes de sa guitare plutôt que la musique coutumière. On lui doit les paroles du Ciel de mes rêves (piste 9) et on entend régulièrement sa voix ponctuer les notes de son complice.

L'album se poursuit par un joli instrumental (Un soir à Yahoué -piste 10). Enfin Rue Marquet (piste 11) démarre avec des sifflements de merle. La métaphore entre musiciens et oiseaux est filée avec enthousiasme, loin de la nostalgie qui marquait certaines chansons.

Dans l'attente d'un signe, Album 2024 de Kaori
Dans les bacs depuis le 16 août 2024
L'album sera soutenu à Paris par un concert au Sunset le 14 Novembre prochain