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lundi 26 août 2024

Badjens de Delphine Minoui

Le peuple iranien, et particulièrement les femmes, ont participé à des manifestations, parfois au péril de leur vie, pour leurs libertés en dénonçant la répression policière du pouvoir dictatorial mené par le président iranien Ebrahim Raissi.

La plus connue est sans doute Masha Amini, une jeune femme de seulement 22 ans, à qui on avait reproché d’avoir porté son voile de manière inappropriée. Elle avait été arrêtée en septembre 2022 à Téhéran, maltraitée par la police des mœurs et était décédée de ses blessures. 

Sa mort avait déclenché un grand mouvement de sympathie parmi des artistes françaises comme Isabelle Huppert, Marion Cotillard, Julie Gaillet, … qui ont coupé une mèche de cheveu par solidarité envers elle et toutes les femmes iraniennes privées de liberté. De nombreuses vidéos ont été publiées sur Instagram. On se souvient tous de cet emballement médiatique dont, hélas, on n’a pas eu le sentiment qu’il avait fait bouger les choses en profondeur, même si des actions continuent d’être recensées ici ou là comme la plantation symbolique d’un hêtre de Perse à Montpellier en avril 2024 en soutien au combat des femmes Iraniennes.

Plusieurs pièces de théâtre dénoncent la situation politique et les déceptions engendrées par la « révolution » qui provoqua le départ du Shah. Comme Les poupées persanes, et bien entendu 4211 km salué cette année aux Molières deux ans après sa création.

Depuis le 6 juillet dernier, le pays est dirigé par Massoud Pezeshkian, 69 ans, un réformateur qui promet un Iran plus tolérant sur le plan social et davantage ouvert à l'Occident. Il assure qu’on ne contraindra plus les femmes à porter le voile par la force. Cependant, on ne peut pas considérer le sujet clos et le livre de Delphine Minoui, qui sort juste après cette élection, mais qui relate des faits situés en 2022, arrive à point nommé pour réactiver la prise de conscience internationale.

Je foudroie du regard ces ayatollahs, symboles d’une pseudo révolution islamique qui castre les femmes depuis 1979 (p. 52), et singulièrement à partir de l’âge de 9 ans qui impose le port du voile, instaurant d’emblée un dedans et un dehors (p. 33).

D’origine iranienne, lauréate du prix Albert-Londres et grand reporter au Figaro, cette autrice couvre depuis vingt-cinq ans l’actualité du Proche et Moyen-Orient. Publiés au Seuil, ses récits empreints de poésie, Je vous écris de Téhéran et Les Passeurs de livres de Daraya (Grand Prix des lectrices ELLE), ont connu un immense succès et ont été traduits dans une dizaine de langues.

Il est évident pour elle que le combat n’est pas gagné. Sans être autobiographique (et on se réjouit qu’elle soit encore en vie), ce roman, autant poétique que politique, très bien documenté, dresse un portrait alarmant d’une jeunesse muselée où la femme ne peut pas échapper au diktat masculin. En tout cas pas encore, mais l’ébullition est manifeste et on sent que les choses devraient changer.

Le titre, Bad-jens, signifie littéralement mauvais genre et pourrait se traduire par espiègle ou effrontée. C’est le surnom que la mère de l’héroïne a choisi de donner à son enfant, après que la gynécologue ait annoncé son sexe au futur papa en ajoutant qu’elle était désolée et que l’homme ait dû renoncer à la faire avorter en raison du tarif prohibitif annoncé par un médecin opportuniste.

Cette maman est soumise à l’impérieuse volonté de son mari, qui élèvera leur fils comme un pacha, entouré d’un amour inconditionnel dans lequel la jeune fille a si peu de place qu’on oubliera sa présence lors d’un incendie. Mais elle veille en sourdine à ce que la gamine puisse bénéficier d'attentions et elle la soutient autant qu’elle le peut, y compris lorsqu’elle exprime sa volonté d’installer à la maison un salon de tatouage privé qui lui permettra de gagner clandestinement de l’argent.

Badjens est un livre court, qui se lit d’une traite, dont le monologue intérieur nous ouvre l’accès aux pensées les plus intimes de cette jeune fille de tout juste 16 ans qui symbolise toute la jeunesse iranienne. T’entends leurs cris dit-elle (p. 12) comme si elle se parlait à elle-même pour s’encourager en ce 24 octobre 2022 qui s’achèvera tragiquement.

L’action se passe à Chiraz, une très grande ville du centre-sud de l'Iran, renommée pour son histoire littéraire, ses mausolées en l’honneur de poètes et ses jardins.
Au cœur de la révolte « Femme, Vie, Liberté », une Iranienne de 16 ans escalade une benne à ordures, prête à brûler son foulard en public. Face aux encouragements de la foule, et tandis que la peur se dissipe peu à peu, le paysage intime de l’adolescente rebelle défile en flash-back : sa naissance indésirée, son père castrateur, son smartphone rempli de tubes frondeurs, ses copines, ses premières amours, son corps assoiffé de liberté, et ce code vestimentaire, fait d’un bout de tissu sur la tête, dont elle rêve de s’affranchir.
La langue est poétique. La jeune fille est peut-être effrontée mais elle ne dira rien à ses amis de ses démêlés avec la police des meneurs ni du comportement de son cousin (p.79). La musique, le maquillage, la danses, les réunions entre amies permettent d’oublier tous ces soucis. Jusqu’à ce que la situation empire avec la fermeture des écoles suite aux restrictions de circulation pendant la crise Covid. Les devoirs en ligne ne tiennent pas plus de trois semaines avant d’être abandonnés. La jeune fille glisse dans la dépression suite à la mort de son cousin, abattu par l’armée et maquillée en action héroïque. Chaque épreuve est une impasse. Chaque impasse un caveau (p. 98).

Ne lui reste que la possibilité de s’évader grâce à Internet ou au portable, et de se rebeller par le biais de messages placés au coeur de friandises qui seront glissés dans les essuie-glaces des voitures. 

Plusieurs pensées philosophiques ponctuent le récit. Par exemple celle-ci du grand poète soufi Runir : Sois ce que tu parais sinon parais ce que tu es (p. 100).

La révolte est en marche. C’est un roman mais il sonne si juste que le lecteur en frissonne. On en gardera l’empreinte à l’instar de La lumière vacillante de Nino Haratischwili (autre lecture de la rentrée en cours).

Badjens de Delphine Minoui, Editions du Seuil, en librairie depuis le 19 août 2024
Nominé pour le Prix du Roman Fnac 2024

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