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La publication des articles est conçue selon une alternance entre le culinaire et la culture où prennent place des critiques de spectacles, de films, de concerts, de livres et d’expositions … pour y défendre les valeurs liées au patrimoine et la création, sous toutes ses formes.

vendredi 29 mars 2024

La Fondation Alaïa expose Alaïa/Grès. Au-delà de la mode

Visiter la Fondation Alaïa dans le Marais est une expérience très simple et pourtant riche en émotions.

Carla Sozzani, présidente de la Fondation Azzedine Alaïa, évoque ses souvenirs dans un film qui est projeté dans une petite salle donnant sur l'accueil.

Issu d'une famille de cultivateurs de blé en Tunisie, Azzedine Alaïa (1935-2017) a très tôt pris un goût inattendu pour la mode et l'art. Encouragé par des amis de la famille à poursuivre une carrière dans l'un ou l'autre domaine, il se lance très jeune dans la sculpture et s'installe à Paris au début de la vingtaine pour devenir apprenti chez Christian Dior. Après avoir travaillé pour de grands créateurs de mode tels que Guy Laroche et Thierry Mugler, Alaïa ouvre un atelier dans son appartement en 1979 et présente sa première collection de prêt-à-porter un an plus tard. Sa trajectoire vers la célébrité mondiale de la mode a été instantanée et, en 1984, le jeune Tunisien a été élu meilleur créateur de l'année et meilleure collection de l'année par le ministère français de la Culture.

Azzedine Alaïa était un collectionneur passionné. Il rassembla des vêtements de multiples couturiers pendant cinquante ans. En 2007, le couturier avait décidé avec sagesse de protéger son œuvre et sa collection d’art en fondant l’Association Azzedine Alaïa, avec le peintre Christoph von Weyhe, et son amie depuis plus de quarante ans, l’éditrice et galeriste Carla Sozzani, afin que cette Association devienne la Fondation Azzedine Alaïa. Il souhaita d'emblée qu'elle s'installe dans sa maison, dans le Marais pour abriter ses collections de l'histoire de la mode, d'art et de design en plus de ses propres archives et demanda à son ami Julian Schnabel d'en imaginer le logo. Ce n'est qu'un an après sa mort qu'eut lieu la première exposition. 

Il suffit de faire quelques pas sous la verrière pour comprendre combien les affinités entre Madame Grès et lui étaient immenses. L’accrochage est d’une grande intelligence. Il suffit de quelques secondes pour saisir comment madame a pu déclencher chez Azzedine l’audace qui a caractérisé beaucoup de ses modèles.

Très vite notre œil s’aguerrit et, alors que parfois le modèle Grès est à gauche d’un Alaïa, et vice versa (on ne peut donc pas se repérer par un ordre systématique), on saisit qui a fait qui, preuve, s’il en fallait une, que jamais Alaïa n’a imité mais il a transcendé ce qui l'inspira.

La lumière est parfaite pour faire ressortir les plis, les drapés, la précision des coutures. Je loue cet éclairage remarquable, ne nécessitant quasi aucun traitement des photos. C'est tellement rare !

Connue pour ses créations sous le nom d’Alix en 1934, Germaine Émilie Krebs, dite Grès (1903-1993), fonda en 1942 la maison Grès, anagramme du prénom de son mari Serge. Des années 1930 aux débuts des années 1980, Madame Grès édifia une œuvre intemporelle, faite de robes drapées à l’antique, de plissés savants et de volumes découpés et aériens.

Comme Grès, Alaïa se voulait sculpteur et ils le furent tous deux en exerçant leurs ciseaux dans les tissus avec virtuosité et technique. Le vêtement tourne autour du corps comme une sculpture. Ses créations furent une source d’enseignement et d’admiration pour Alaïa qui possédait plus de sept cents modèles Grès et plusieurs centaines de photographies qui documentent la vie de la maison Grès, notamment signées des ateliers Robert Doisneau.
A gauche, Grès avec une robe du soir en velours de soie noire et  mousseline, brodée de cercles ajourés en perles de verre. Haute couture années 1960.
A droite, Alaïa avec une robe longue en maille velours noire à motifs circulaires en dentelle, encolure bateau, cintrée à la taille. Haute couture Automne/Hiver 2014.
Alaïa a fait également du prêt-à-pêorter, et avec un soin extrême. La principale distinction était sans doute la matière dans lequel le vêtement était coupé. Voici, à gauche une robe longue en maille de viscose jacquard noire à motifs losanges, smockée à la taille. Prêt-à-porter Automne/Hiver 2017
A droite, une robe courte en maille jacquard de laine noire à motifs de points et rayures losanges en relief, encolure carrée. Prêt-à-porter Automne/Hiver 2014.
A gauche, Grès avec une robe de jour courte en crêpe de soie noire, décolletée profond devant et au dos. Haute couture années 1970.
A droite, Alaïa avec une robe courte drapée en jersey mousseline de triacétate et polyamide noir, décolletée très profond, sangles en cuir noir. Prêt-à-porter Printemps/Eté 1991.
Alaïa aimait les bretelles. Il a aussi multiplié les modèles reprenant la forme du caftan traditionnel de son enfance tunisienne. Mais on sait moins que Madame Grès avait de semblables goûts. Voici, à gauche, Grès avec une robe longue style caftan en velours de soie noire, découpée à l’encolure créant un effet de double bretelles. Haute couture 1976.
A droite, Alaïa avec une robe longue en voile de velours noire, bustier, entièrement froncée, bretelles fines. Haute couture, pièce unique d’après un modèle original de 2007.

jeudi 28 mars 2024

Le Bar de l’Oriental de Jean-Marie Rouart, mis en scène par Géraud Bénech

Si la Seconde Guerre mondiale est un thème récurrent au théâtre le contexte indochinois est largement passé sous silence. C'est le thème central du Bar de l'Oriental.
Dans la petite ville de garnison de Lang Son, proche de la frontière chinoise, cinq personnages en quête d’eux-mêmes se retrouvent soudain face à leur destin – tragique ou médiocre selon leur parcours ou leur caractère – tandis qu’en arrière-plan, le conflit indochinois entre dans sa phase critique avec l’abandon par la France de la forteresse de Cao Bang.
Militaires ou colons, tous attendent le déclenchement inéluctable de la grande offensive vietminh qui se prépare et dont les signes avant-coureurs tiennent la ville en alerte. Pourtant, malgré l’urgence du présent, le passé semble peser de tout son poids sur les relations qui se tissent entre les différents personnages.
Que s’est-il donc passé cinq ans plus tôt, à Saïgon, en 1945 au Bar de l’Oriental ? Une promesse non tenue, un amour refusé par fidélité à un autre amour, à une cause supérieure, à un enracinement corps et âme dans ce pays si énigmatique… L’engagement politique, l’art, ou l’amour opèrent ici comme autant d’idéaux, parfois illusoires et pour lesquels certains iront jusqu’à sacrifier leur vie.
L'atmosphère est presque étouffante, sombre malgré ce qu'on interprète comme le chant nuptial des cigales et plus tard la voix de Jean Sablon interprétant C'est si bon.
Pour le moment rien ne semble serein. Le lustre diffuse peu de lumière. Une sirène résonne au loin. Entre un homme, un revolver à la main. On devine, caché derrière la claustra, un joueur de flute (Mai Thành Namdont la mélodie est déroutante mais sa présence, qu'il joue de la flute traditionnelle ou du tambour apportera une note poétique. La radio crache des infos alarmantes sur la guerre qui s’est rallumée en Indochine.

Personne n'est d'accord sur le bien-fondé du conflit. Pourquoi poursuivre une guerre qui n’a plus aucun sens. Le Tonkin est déjà perdu pensent certains. Mais on défend des amis qui aiment le parfum de la cannelle, du gingembre, l’odeur épicée de ce vieux palais justifie Dorothée (Gaelle Billaut-Danno).

Manifestement deux visions s’opposent. Elle n'a qu'une envie, monter à cheval près du fleuve. Son mari a la nostalgie des peupliers et la neige lui manque. Il étouffe, se sent trahi. A fortiori après avoir découvert ce petit mot rappelant à sa femme Rv vendredi 17 h MB.
Ce qui est intéressant c'est l'échafaudage de manipulations dans lesquelles les personnages s'affrontent en parallèle du conflit politique qui, d'une certaine façon, excite les comportements. Le spectateur assiste à la représentation du pouvoir où personne ne joue franc jeu.

Le mari (Charles Lelaure, en alternance avec Valentin de Carbonnières) trompe sa femme avec Marianne, sa belle-soeur (Katia Miran). Dorothée n'a-t-elle vraiment épousé Jean que pour le confort que pouvait lui apporter un homme "normal" ? Les intentions de Bobby, le beau militaire aux tempes grises (Pierre Deny) sont-elles d'une pureté sans faille ? Le commissaire Angeli (Pascal Parmentier) est-il dupe des craintes de Dorothée concernant sa servante chinoise ? Ne s'inquiète-t-elle pas plutôt pour ce Lo Fanto qui est probablement un dangereux terroriste ?

Jean-Marie Rouart montre combien le conflit peut vite prendre la forme d'une guerre civile, avec ce qu'elle a de terrible quand les protagonistes sont des personnes qu'on estime, et pour lesquelles on peut avoir des sentiments.

Le militaire passionné d'entomologie lance des menaces. Dorothée ne veut pas finir comme l'araignée Regina. L'ami d'hier peut devenir l'ennemi d'aujourd'hui, pour peu qu'il s'estime trahi. Qui pourrait en sortir vivant ? On se souviendra longtemps de l'image de Dorothée, se tenant très droite sur le bout du pont comme sur un bûcher dans un halo de lumière rouge avec en arrière-fond un crépitement qui fait monter l'angoisse.
Tout a été réuni, depuis les lumières, jusqu'au jeu subtil des acteurs, en passant par un décor évoquant parfaitement l'atmosphère tonkinoise, pour qu'on se projette dans cette histoire qui ne pouvait que mal finir.

Jean-Marie Rouart de l’Académie française, est né en 1943. Auteur de plusieurs romans dont Avant Guerre, prix Renaudot 1983, il a dirigé de Figaro Littéraire pendant vingt ans. Il a été élu à l’Académie Française en 1997.
Le Bar de l’Oriental de Jean-Marie Rouart
Mis en scène par Géraud Bénech
Avec Gaelle Billaut-Danno, Pierre Deny, Katia Miran, Charles Lelaure, Pascal Parmentier  et  Mai Thanh Nam
Au Théâtre Montparnasse - 31, rue de la Gaîté – 75014 Paris
Jusqu’au 28 avril 2024
Mercredi, jeudi, vendredi & samedi à 19 h, dimanche à 18 h
Relâche exceptionnelle le dimanche 17 mars 2024
Les photos qui ne sont pas logotypes A bride abattue proviennent du Studio photo de Jarnac

lundi 25 mars 2024

Tempo de Martin Dumont

C'était une évidence. Après Tant qu'il reste des îles je ne pouvais pas manquer le livre suivant.
A trente ans, la vie de Félix, c’est Belleville, sa compagne Anna et leur bébé Elie. C’est aussi, le soir, jouer de la guitare dans des bars avec l’espoir tenace de voir sa carrière solo démarrer. Car la gloire, Félix l’a déjà frôlée. Tous les quatre, ils avaient le talent, l’audace, l’osmose. Il y avait la fièvre, l’excitation et l’insouciance. Leur groupe a décollé, puis tout s’est effondré. Alors, arrivé en ce point précis où l’existence l’exige, Félix doit faire un choix : poursuivre encore le rêve ou changer de regard sur sa réalité.
Après la mer, c’est la musique qui est le thème principal de ce roman, mais c’est toujours une histoire nostalgique de passion et d’engagement.

Felix, que le prénom devrait prédestiner au bonheur, a coupé les ponts avec les anciens membres de son groupe musical  par besoin de faire le deuil (p. 189) mais la méthode ne fonctionne pas. Devenir musicien professionnel, et surtout vivre de son art, est demeuré son obsession.

Berné d’illusions par un manager trop optimiste, crevant de ne pas savoir ce qu’il en est exactement, le musicien ose la démarche courageuse d’aller chercher la réponse lui-même auprès du producteur qui est venu le voir en concert (ce qui avait donné lieu à un récit homérique car il avait dû emmener son bébé). La vérité lui éclate au visage : C’est bien, mais il n’y a plus de public pour ça, c’est une question de tempo (p. 180). 

Martin Dumont s’est appuyé sur sa propre expérience pour explorer pourquoi beaucoup de nos rêves passent ainsi à la moulinette, non pas faute de talent, mais en raison d’un décalage dans la concordance des temps. A même pas vingt ans il avait formé un groupe de rock avec quatre potes. Il s’appelait Smatch. Le succès est venu puis tout s’est effondré.

Il faut du temps à Felix pour l’admettre mais comme lui dit son ami, Il y a un moment où tu comprends que tu ne seras jamais Picasso (p. 159). On est tenté de penser « Game over » et pourtant non parce qu’il y a (aussi) un moment où tu te remets à peindre (p. 205). Autrement dit, ce n’est pas parce qu’on ne fait pas le métier d’astronaute qu’il faut cesser de viser les étoiles. Ce qui n’est pas notre profession peut rester une passion.

Ce qui est réussi dans ce roman c’est la manière dont l’auteur nous fait comprendre que le talent seul ne suffit pas, les relations non plus. La sagesse populaire a sa formule : être là au bon endroit, au bon moment. S’il ne l’a pas été (pas longtemps) dans le domaine musical il a toute sa place en littérature.

Car être dans le bon tempo n’aboutit que si on fait les bonnes rencontres. Dans le roman c’est Kacem, le patron du restaurant qui se trouve en bas de chez lui qui lui offrira son amitié et une vraie aide professionnelle. Dans la vraie vie ce furent sans doute les éditrices des AvrilsSandrine Thévenet et Lola Nicolle, qui ont imaginé une « collection » au sein des éditions de Delcourt. Elles nous ont habitués à de belles surprises. Aucun doute qu’elles savent débusquer des auteurs en pleine jeunesse.

Martin Dumont est né en 1988, il est ingénieur pour l’éolien en mer, ancien membre d’un groupe de rock, et vit entre Rennes, Paris et Nantes. Après Le Chien de Schrödinger (2018) et Tant qu’il reste des îles (Les Avrils 2021, Prix France Bleu / PAGE des libraires, sélections Prix des libraires, Prix Relay), tous deux parus en poche chez J’ai Lu, il poursuit avec Tempo la construction d’une œuvre sensible et fédératrice.

Je signale qu’un QR code, en fin d’ouvrage, permet d’accéder à la play-list de ses 21 choix musicaux, depuis Bob Dylan, BB Brunes, Nina Simone, en passant par The Who et The Clash qui composent 1 h 21 de musique.

Tempo de Martin Dumont, Les Avrils, en librairie depuis le 3 janvier 2024

vendredi 22 mars 2024

Cheverny célèbre le printemps

Au Château de Cheverny la saisonnalité n’est pas un vain mot. Chaque période est dignement fêtée, particulièrement l’hiver avec Noël qui en est l’apothéose, et le printemps à travers la floraison de centaines de milliers de tulipes depuis maintenant dix ans.

Une variété porte même le nom de Cheverny. Son baptême a donné lieu à de belles réjouissances il y a un peu moins de deux ans. La faute au réchauffement climatique, … elle commence déjà à fleurir (ci-dessous à droite).

La précocité concerne aussi l’ensemble du ruban dont les bulbes, uniquement des Triomphe, ont été plantés -tous à la main- par l’équipe de jardiniers du domaine, renforcée par plusieurs temporaires pour que l’opération se déroule dans un laps de temps raisonnable, pendant dix jours à l'automne.

Ce ne sont que des tulipes Triomphe mais plusieurs variétés sont choisies. Sami, le chef jardinier, nous citera la Darin, à très grosses fleurs de 12 à 15 cm, de forme parfaite, aux tiges fortes et rigides, donc aptes à résister au vent en massif. Il y a aussi des spécimens de la Tulipa Kaufmanniana ou Tulipe nénuphar, originaire des montagnes d'Asie centrale, qui s'étend en grands tapis, petite, légère et charmante.

Ce sont 500 000 fleurs -simples, doubles ou triples comme la tulipe Pivoine- qui vont éclore d’ici quelques jours et embellir le parc pendant trois semaines. C'est un budget conséquent et l'an prochain on expérimentera de ne changer qu'un tiers des bulbes.


Le tracé des deux rubans est d’une beauté simple mais grandiose.


Vous constaterez sur les photos combien il y a déjà beaucoup à admirer dans ce parc qui évoque le célèbre Keukeunof néerlandais, riche de 9 millions de bulbes, tous plantés à la main, sur 36 hectares de parterre.

Il est situé dans la commune de Lisse, en province de Hollande-Méridionale, presque à équidistance entre Amsterdam au nord et La Haye au sud. Il est visité par 1,4 million de personnes entre la mi-mars et la mi-mai. Les Pays-Bas restent le premier producteur de fleurs au monde.
A Cheverny, la tulipe (aussi) est reine. Le premier bandeau était composé de 100 000 bulbes en 2013 et il était déjà fort beau. Il a été agrandi au fil des années pour arriver à 250 000 bulbes plantés en 2022.
Le dixième anniversaire est célébré de manière encore plus spectaculaire avec deux gigantesques bandeaux déclinant des fleurs en rouge, roses jaune, orangé, mauve et blanc. Chacun mesure 250 mètres de long et 12 mètres de large. Et comme Constance de Vibraye a toujours de nouvelles idées, un partenariat vient d’être conclu avec l'Ecole nationale des fleuristes. De par sa renommée, le nombre de visiteurs, l’immensité et la diversité du domaine, le Château de Cheverny représente un terrain d’expérience hors normes pour les élèves de cet établissement qui est unique en son genre.
L’ENF est la première organisation patronale à missions, administrée par des fleuristes en activité, pour tous les fleuristes, partout en France, quelle que soit la taille ou le statut. L'objectif est d'engager tous les fleuristes français indépendants à être acteurs du changement, qu’ils œuvrent en boutiques, en ateliers ou sur les marchés. Elle est unique en Europe. La fleuristerie est une voie d'avenir car on manque de personnel.

Elle se veut être un laboratoire de réflexions et de solutions au service de l’excellence de la filière. En ce sens les frais de scolarité sont pris en charge par les employeurs et elle assure 100% d'employabilité à ses élèves. Elle forme 450 élèves, toutes filières confondues, dont 80% de filles, au CAP en apprentissage (sur 1 ou 2 ans), également en BP en 2 ans, assure une formation en alternance, des formations pour adultes, y compris en reconversion professionnelle, et dispense aussi des cours d’art floral, de botanique, d’arts appliqués, de vente, d’économie… 
Les élèves sont régulièrement sollicités pour réaliser des décors traditionnels et des animations contemporaines. Certains sont intervenus à l'automne dans le château de Chambord, d'autres l'hiver dernier dans le cadre de "Noël à Chambord", sous la Direction Artistique de Garry TaffinMeilleur Ouvrier de France et enseignant à l'ENF. C'est lui qui encadre aussi l'équipe à l'oeuvre en ce moment à Cheverny.

Il a attendu d'avoir 35 ans pour postuler à être MOF et en parle peu avec ses élèves car il ne veut surtout pas instaurer de barrière. La transmission est une de ses missions fondamentales et il aime l'enseignement. Il a encore des objectifs de progression, par exemple en représentant la France à la coupe du monde.
L'opération aura mobilisé 25 étudiants et 2 professeurs sur 4 jour. Avant toute chose il a fallu déterminer  -au cours de deux mois de réflexion- quelles techniques on pourrait employer, dans quels espaces, repérer une salle de travail, évaluer les couts tant en produits, qu'en manutention et logistique pour produire une dizaine de pièces qui seraient réalisées en suivant une fiche technique, un peu à l'instar d'une recette.

En mesurant la part d'artificiel et de plantes naturelles pour tenir compte de l'entretien par les jardiniers du domaine. Les élèves sont réjouis, heureux de cette expérience de travail en petits groupes de 5-6 dans un cadre aussi idyllique. les deux étudiants qui ont répondu à nos questions sont très motivés à suivre une voie professionnelle qui fasse sens. Antoine aimerait ouvrir sa propre boutique. Margot est davantage attirée par l'événementiel. Tous deux ont été surpris par la difficulté de travailler en plein air, sous un soleil assez vif. La station debout exige d'avoir une bonne constitution, parfois de porter des bas de contention, et surtout de s'équiper de bonnes chaussures. On l'ignore souvent mais pour exercer cette profession il faut accepter de se lever vers 5 heures du matin pour aller s'approvisionner. Et combiner des compétences de savoir-être, de savoir-faire et une grande disponibilité.

Garry Taffin nous a expliqué pourquoi on utilisait de l'artificiel (qui parfois consiste en des fleurs stabilisées ou séchées) en donnant l'illusion du vrai. Comme en cuisine, la fleuristerie se soucie de travailler les produits de saison, avec une sensibilité aux fleurs françaises mais dont la production reste insuffisante; il faut donc se tourner vers la Hollande, surtout pour les chrysanthèmes. 

Il existe dans ce domaine également des tendances; En ce moment ce sont les bouquets déstructurés intégrant des fleurettes de nos jardins comme le cosmos ou la nigelle. Leur inconvénient est de ne durer que trois jours alors que les attentes du client sont de l'ordre d'une semaine. La fleur séchée reste une valeur sûre en touches minimalistes. Les émissions de décoration ont influencé les goûts. L'herbe de la pampa est en train de disparaitre.
Pour le moment l’intervention se "limite" au Jardin dit "des apprentis" qui est cerné de quatre nids de cigogne, et aux deux salles à manger du Château. Je parie que l’an prochain ce sera davantage. Quoiqu’il en soit, l’intervention de cette école est spectaculaire, et susceptible de faire naître des vocations. Il faut impérativement la voir avant le 15 mai car tout sera alors démonté. 

Les installations sont impressionnantes de sophistication, mais ce qui est fort réussi c'est qu'elles s’intègrent dans le cadre et n’excluent pas d’autres touches de décoration, dans le parc clos de 110 ha, dans le jardin bouquetier et potager et dans le jardin de l’amour. Tout n’est pas encore en place (notamment les barques fleuries qui seront prochainement placée sur la pièce d’eau).
Un coq surveille ses poules et compte les oeufs en chocolat qui sont "tombés" miraculeusement dans l'herbe d'une pelouse dense, obtenu sans aucun traitement.

jeudi 21 mars 2024

Le Malade Imaginaire mis en scène par Tigran Mekhitarian

Il y eut tant de Malade imaginaire, pas tous réussis d’ailleurs, et tant de pièces de Molière, certes illustre auteur, mais tellement monté, surtout l’année passée, que franchement, la perspective d’en voir un de plus ne m’emballait pas.

Sauf que c’était le Malade vu et mis en scène pat Tigran Mekhitarian. Quand je lis son nom sur une fiche j’appuie immédiatement sur le buzzer et j’accours.

C’est un des metteurs en scène les plus doués de sa génération. Il trace sa route à l’écart des sentiers battus, mais avec cohérence et je prends le pari qu’un jour vous serez nombreux à vous dire que si vous aviez su vous seriez venu plus tôt assister à une de ses créations. Vous ne direz pas que je ne vous ai pas prévenus.

Le spectacle a déjà commencé quand j’entre dans la salle. Argan (Tigran Mekhitarian) assis sur le trône, compte ses billets de banque, indifférent à ce qui se passe autour de lui, et aux images que diffusent deux écrans placés en hauteur, à jardin comme à cour. Les créations vidéo de Jérémy Vissio font sens. Le chanteur Lacrim clame nique ta mère. Les paroles de Soeur Emmanuelle abordent le thème de la violence ressentie par ceux qui vont si mal. Une maman retrouve son fils au réveil d’un coma de seize jours.

La lumière change. Argan boit, recompte ses billets. La musique est jouée en direct. La guitare accompagne la superbe voix de Camila Halima Filali  qui s’élève en direct. Tout  l'heure elle sera Louison mais nous ne le savons pas encore. Et puis, ce n'est sans doute pas volontaire mais étant brune comme L'Eclatante Marine (Angélique) on pourra confondre les deux femmes, ce qui pimente le spectacle. Comme, encore plus tard, nous finirons par comprendre qu'Etienne Paliniewicz cumule les rôles autour de celui de Thomas Diafoirus qu'il interprète à merveille.

Autant le dire de suite : la direction d'acteurs est un des points forts de ce spectacle. Anne Coutureau, qui elle même a fait jouer Tigran dans le Don Juan qu'elle a monté à La Tempête, est ici une Béline compulsionnelle comme on le remarque peu souvent. Il est probable que la distribution compose une harmonie inédite puisque cette même Anne Coutureau a aussi mis en scène L'Eclatante Marine dans son Andromaque la saison dernière en lui confiant le rôle d'Hermione. Se bien connait re doit peser dans la balance.

Revenons à la musique, celle-ci a des accents tsiganes. On n’ose pas battre des mains mais le coeur y est. Ecouter la chanson ne dispense pas de s'arrêter sur les paroles : De pire en pire, chez nous ça veut dire de mieux en mieux.

Argan allume son ordinateur. Il entre des comptes dans un tableaux Excel. On me laisse toujours seul, râle-il. Ils me laisseront ici mourir. En réponse la voix, superbe, s'élève : j’peux pas rester naïve.

Monsieur est coincé dans sa baignoire. Monsieur est-ce que vous êtes malade ? demande Toinette.

Car la maladie, pas vraiment imaginaire, est au coeur du dispositif. Argan souffre de n'être pas suffisamment regardé et s'imagine mal aimé, ce qui attise sa violence. Tigran Mekhitarian l'interprète en dépressif au bord du burnout et nous propose une version revisitée du grand classique dont il n'a pas changé le texte. C'est à peine s'il l'a enrichi de quelques interjections comme j'm'en bats les c… pour leur portée phatique en direction du public de la classe populaire (et ce n'est pas péjoratif) peu habitué à la scène. Ces petites phrases agissent comme des clins d'oeil rassurants.

Ce qui change, c'est le phrasé, qui prend une dimension rap, un genre musical que Tigran connait sur le bout des lèvres depuis son enfance. Ce sont les couleurs, essentiellement le vert (qui portait malheur au théâtre mais qui est aussi le symbole de l'espérance, du retour au calme et celle de la croix verte des pharmaciens) et le rouge (de la passion, de l'amour et de l'interdit).

Et puis c'est aussi la mise en scène, avec de belles images, des scènes drôles, des trouvailles, l'habillage d'Angélique comme s'il s'agissait d'une poupée, l'entrée discordante du prétendu futur mari, le côté mafieux du médecin, l'alcoolisme de son fils.

On aurait envie d'avoir le livret des paroles des chansons. On ne peut qu'en saisir quelques bribes : cocaine, clandestine, à part toi ça aller personne ne m’a touchée / j’ai tendance à tomber dans l’excès.

Le public, conquis, scandera "Imaginaire" quand il entendra le mot "Malade".

Ce qui est le premier signe du talent du metteur en scène, c’est de parvenir à rassembler un public au spectacle très large. Les fidèles abonnés des salles comme celle des Bouffes du Nord sortent satisfaits. Il n’a rien dévoyé, entendais-je dire ce soir. Les trentenaires qui ne vont pas facilement au théâtre osent le déplacement, se lèvent aux saluts et crient leur joie.

Et puis, autre bonne nouvelle, Tigran interprétera Missak Manouchian dans le prochain film réalisé par Grand Corps Malade et Mehdi Idir, intitulé Monsieur Aznavour et dont la sortie est déjà annoncée pour Octobre 2024. Une autre comédienne de théâtre, Marie-Julie Baup interprétera Edith Piaf et c’est Tahar Rahim qui sera le chanteur.
Le Malade Imaginaire, adapté et mis en scène par Tigran Mekhitarian
Avec Serge Avédikian, Anne Coutureau, Isabelle Gardien, Sébastien Gorski, Camila Halima Filali, L’Éclatante Marine, Tigran Mekhitarian et Étienne Paliniewicz
Création sonore et musique Sébastien Gorski
Chorégraphies Camila Halima Filali
Lumières Denis Koransky
Scénographie Georges Vauraz
Costumes Axel Boursier
Création vidéo Jérémy Vissio
Aux Bouffes du Nord jusqu’au 31 mars 3024
Du mardi au samedi à 20h
Matinées les dimanches à 16h

samedi 16 mars 2024

Le Troquet de Marc Mouton

Il faisait doux ce soir. Des oiseaux paillaient haut dans le ciel, chahutant comme des mouettes en bord en mer. Si je n’avais pas la silhouette lumineuse de la Tour Eiffel en face de moi j’aurais oublié que je suis à Paris, dans le 15e arrondissement entre Volontaires, Cambronne, Sèvres-Lecourbe.

Les quelque tables qui sont posées sur le trottoir seront bientôt prises d’assaut. Tout le monde aura envie de dîner dehors à la nuit tombée dans le calme de cette petite rue où résonnent les cris des enfants et les oiseaux.

La fraîcheur se fait sentir. Il est prudent de rentrer profiter de la chaleur de la salle.

C’est la première fois que je viens au Troquet. J’ignorais qu’avant de devenir le restaurant de Marc Mouton c’était le domaine de Christian Etchebest, et de l’oncle de Christian à côté avant, et je comprends soudain l’origine du nom des restaurants La Cantine du Troquet. Je remarque d’ailleurs l’alignement des Guides Michelin à la couverture Bordeaux comme ceux que j’avais vus à Dupleix.

Marc Mouton a travaillé avec Christian et quand il a repris l’endroit il en a conservé les tables qui d’emblée instaurent une atmosphère qui fait penser au Pays Basque.

Elles sont sculptées de deux écussons et une fente permet d’y glisser le chemin de table traditionnel qu’on emploie dans cette région.

Aujourd’hui il n’est plus utilisé mais c’est bien dans du linge basque, rayé rouge sur blanc, qu’ont été taillées les serviettes qui sont posées sur chaque table.

Le décor est simple, dans un esprit bistrot, avec de multiples sculptures de taureau.
Le menu est écrit sur une grande ardoise. On peut lire parmi les desserts un soufflé qui est la spécialité du chef et qui est incontournable du menu, à longueur d’année. Mon choix ne pourra cependant pas se porter dessus ce soir. Je me suis « trop » régalée avec ceux de Excoffier pour tenter d’en commander ailleurs que chez lui.

Il est essentiel pour Marc Mouton qu’on vienne chez lui pour vivre un moment convivial et sans chichi. Ce sera effectivement sous ces auspices là que se déroulera le dîner.
En entrée nous nous sommes régalés de Rillettes de porc, parce qu’il était impensable pour moi de ne pas goûter la spécialité d’un fils de charcutier, et d’un Céleri rémoulade, caché sous un Croustillant de pied de cochon, parfaitement assaisonné d’une sauce savamment relevée. L’accord est inattendu et parfait. Les rillettes sont peu salées, inhabituellement fondantes, quasiment onctueuses. Et le pain grillé (de Jean-Luc Poujauran) est un délice, mais ça je le savais déjà.
Sur les tables voisines arrivaient des Chanterelles à la crème et leur œuf au plat, et un Saumon mariné, vinaigrette à l’aneth tandis qu’une Soupe de lentilles, croûtons, oignons et chips de poitrine patientait sur le bar.
D’autres convives se régalaient d’une belle tranche de foie gras accompagnée de pain toasté ou d’Asperges vertes en vinaigrette, les premières de la saison.
Nous avons été conseillés sur le choix d’un vin au verre pour accompagner nos assiettes.
Ce fut le vin blanc du Languedoc de La tournée de Ferraton Père et Fils 2023, un assemblage de Vermentino et de Viognier qui donne un vin fruité, très agréable. C’est un vin qui est fidèle à la tradition bistrotière. Dont l’étiquette ne manque pas d’humour en faisant référence au véhicule de livraison d’autrefois. Les plats commencent à arriver autour de nous : un Ris de veau grillé sauce Morilles, des Saints Jacques poêlées, jus fumé, une Joue de bœuf braisée et sa poêlée de légumes …

vendredi 15 mars 2024

Éclipses de Daphné Vanel

La première fois que j’ai rencontré l’éditrice de Daphné Vanel, nous avons discuté de transports en commun et d’itinéraire. Je lui ai recommandé une application. Elle m’a conseillé une lecture. 

Si je soutiens les premiers romans je sais que les seconds méritent encore plus d’attention et c’est avec un grand intérêt que je me suis donc engagée sur le chemin de Éclipses. Autant le dire de suite : j’ai été déroutée, et jusqu’au bout j’ai espéré que quelque chose me donnerait raison de l’attention accordée à cette lecture.

Éclipses, le mot est au pluriel. Si j’étais en verve, je dirais que le texte raconte des fragmentations en série. J’ai sans doute manqué d’attention aux illustrations qui sont en tête de chapitre (et à propos desquelles je n’ai trouvé nulle par la mention du nom qui a tenu le crayon). A moins que ce ne soit l’inhabituelle abondance de dialogues qui aura fatigué ma progression dans le récit.
Comme à son habitude, elle a pris le volant de son autobus, mais au lieu de tourner à droite en sortant de l’entrepôt, elle est partie à gauche. Où vont les autobus quand ils n’ont pas d’itinéraire ? Ils roulent. Le long des rues, des places, des avenues. Ils s’aventurent dans des campagnes où ils n’ont rien à y faire. Et des gens montent à bord car c’est à cela que servent les transports en commun. Ils exigent qu’on les conduise là où leur désir les appelle. Les conducteurs d’autobus ne sont pas autorisés à demander aux passagers pourquoi ils tiennent tant à se rendre à tel ou tel endroit. Et c’est bien dommage.
En embarquant dans l’autobus de Daphné Vanel, nous promet l’éditeur qui s’exprime en quatrième de couverture, vous apprendrez qu’en regardant les autres, en les écoutant sans chercher à les juger, le monde change de couleur, l’espace et le temps se matérialisent, le banal disparaît, le rire se mêle aux larmes et la vie vibre comme vibrent les cordes des violoncelles.

Il y a un côté smoking no smoking qui n’était pas pour me déplaire. L’auteure dédie son livre aussi bien à celui qui doute qu’à celui qui ne doute pas. Elle nous donne au fil des pages de drôles de conseil, dont on ne saura pas s’ils sont réellement utiles mais au cas où je ne passerai pas devant un cimetière les poches ouvertes si c’est comme ça que les fantômes se déplacent et entrent chez les gens (p. 66) et je ne me tiendrai jamais derrière un camion broyeur (p. 27).

Elle pose énormément de questions dont elle n’a sans doute pas la réponse puisqu’elle ne nous la donne pas, comme la quantité de déchets qu’on ramasse en une journée. Devinez, dites un chiffre. Nous resterons sans (réponse). Disons qu'il y aura ellipse sur le sujet. Quant aux éclipses, le mot n'apparaitra que fugitivement (p. 116).

Si son objectif était de me perdre dans ses digressions, il est atteint. Battre le record de temps à taper dans les mains (p. 4) ne figure pas au nombre des challenges que je me suis fixé. Quant à la machine à bruit blanc distributrice de friandises (p. 33), je ne vois pas du tout de quoi il peut s’agir, objet réel ou fantasmé … Daphné Vanel a dû pratiquer durant toute son enfance le jeu consistant à deviner le mot auquel pense son interlocuteur (p. 59), moi pas mais j’expérimenterai avec le prochain bambin que je croiserai.

Bref, on est confronté dans ce roman à plein de trucs inutiles qui n’ont sans doute comme fonction, (et c’est déjà çà) que de tromper l’ennui, passer le temps, et -plus intéressant- d’instaurer ou maintenir une fonction phatique. Du coup j’accepte de me pencher sur la signification de pétrichor (p. 66), ce qui me fut bien vite utile puisque j’ai casé ce terme pour désigner l’odeur de la terre après la pluie dans une de mes dernières critiques littéraire.

Auparavant j’avais eu grande envie de crier à Daphné Passe-moi le dico, en référence à la phrase fétiche de Murielle Magellan dans La fantaisie.

L’auteure revisite le thème de l’école buissonnière, interroge nos rituels, notre capacité à désobéir, les doutes et les occurrences, en plaisantant (et au fond elle a raison) qu’on peut faire aussi des choses inutiles de temps en temps. Pour changer (p. 71) en nous donnant l’exemple d’un homme rencontré dans un magasin de bricolage et mesurant tout.

Sa proposition de créer des sandwichs à la tête du client (p. 114) en choisissant des ingrédients adéquats après avoir posé quelques questions n’a rien d’absurde. C’est la pratique des restaurateurs qui fonctionnent sans carte et qui cherchent à limiter les pertes en travaillant à partir des produits qu’ils ont achetés au meilleur prix aux halles le matin-même.

Le personnage de Cora n’a pas tort de trouver idiot de mettre des fleurs sur les tombes. Quelque chose qui meurt aussi facilement. Comme si les gens avaient besoin qu’on le leur rappelle. On devrait mettre des cactus, quelque chose de résistant, qui ne bouge pas. Ou alors des plantes en plastique, des fausses fleurs (p. 78).

Par contre, non, ce n’était pas angoissant, n’en déplaise à la jeune Violette (dont on ne connait pas encore le prénom en cette page 54) ces vieux téléphones (dont un modèle nous est croqué p. 51). De ne pas savoir qui vous appelle avant de décrocher. C’était naturel. Il faut dire qu’à l’époque nous n’étions pas dérangés par les vendeurs de vérandas ou d’immobilier. Mais le harcèlement existait déjà.

Pourquoi le mode d’emploi qu’elle nous donne pour plier un oiseau planeur en origami est-il incomplet (p. 94) ? Par volonté de nous égarer ? Dois-je faire une cocotte pour le savoir ? Une cocotte du genre de celle où on pose une question et où le message à l’intérieur est censé répondre à la question posée (p. 95) ? Du style de celle qui est tracée pour illustrer le chapitre XIV (p. 93) et le lien de cause à effet avec la coquille d’œuf du dîner des premières pages n’aura pas échappé au lecteur.

Jouer à la divination avec ces cocottes était une occupation familière autrefois dans les cours d’école primaire. La conductrice va y trouver la définition de "pétrichor" qu’elle cherchait depuis un moment. On peut en sourire, n’empêche que c’est casable dans une conversation. Plus difficilement que le mot pneu (qu’Amélie Nothomb se fait fort de placer dans chacun de ses livres) mais tout de même envisageable.

En interview, Daphné Vanel explique faire écho à la confusion permanente qui découle du simple fait de vivre, d'être humain, d’être vivant et de se demander quelle est notre place dans le monde, si on est à la bonne place et qu’est-ce qu’on est censé faire.

Je ne connaissais pas Mialet-Barrault, une maison d’édition créée en 2020 en plein confinement, au sein de Flammarion, alors que la librairie et les métiers du livre (et le monde en général) étaient en crise. Le pari consistait à réinventer un cocon pour les écrivains où l’on puisse "habiter un livre" comme l’écrit joliment Lionel Duroy, et de se retrouver tous en harmonie avec cette fratrie de vrais lecteurs et libraires pour qui le monde s’écrit et se lit… explique Betty Mialet.

La maison n'est pas sortie du néant. Betty est entrée dans l’édition dans les années 70. Elle a créé Stock 2 avec Jean Claude Barreau au sein des Éditions Stock, où ils ont publié une centaine d’ouvrages. En1983, Bernard Barrault, alors directeur général de Stock, lui propose de créer avec lui les Éditions Barrault qui ont, entre autres été à l'origine de la décision de Jean-Jacques Beineix de réaliser 37°2 le matin.

En 1994, Bernard Barrault rejoint Bernard Fixot au sein  des Éditions Robert Laffont pour s’occuper de l’audiovisuel. Betty devient ou redevient alors l’éditrice de quelques amis tels Frédéric Mitterrand, Isabelle Alonso, Bernard Kouchner, André Glucksmann, Dany Cohn-Bendit et Maryse Condé… avant de reprendre les Éditions Julliard, toujours avec Bernard Barrault.

Des auteurs aussi divers que Jacques A. Bertrand, Jean Teulé, Philippe Jaenada, Yasmina Khadra, Mazarine Pingeot, Lionel Duroy, Fouad Laroui, Philippe Besson, Denis Robert, dont la notoriété ne cessera de croître tandis que des auteurs nouveaux, tels Murielle Magellan, Elsa Flageul, Anne Akrich, Sophie Brocas, Loulou Robert, Samuel Doux, Arthur Nesnidal, y traceront leur sillon…

25 ans plus tard, l’environnement ayant beaucoup changé, ils ont été convaincus de revenir à une formule disons plus modestement artisanale dans laquelle beaucoup de leurs poulains les suivent aujourd'hui.

Éclipses de Daphné Vanel, chez Mialet-Barrault, en librairie le 13 mars 2024

jeudi 14 mars 2024

Les bonnes mises en scène par Mathieu Touzé

(article mis à jour le 3 avril 2024)
J'ai extrêmement aimé cette version des Bonnes par Mathieu Touzé qui a de plus procédé à une distribution aux petits oignons pour interpréter des rôles complexes.

Non seulement tout est très réussi mais aussi on rit. Et croyez-moi, faire rire au théâtre sans verser dans le boulevard n'est pas chose aisée.

Le rire n'empêche pas l'émotion, ni la compassion, et il en faut face à la folie des personnages, de tous les personnages, à des degrés divers de gravité.

La création eut lieu en avril 1947, au Théâtre de l'Athénée à Paris, dans des costumes signés par Jeanne Lanvin et avec une mise en scène de Louis Jouvet qui en était le directeur du théâtre. 

Quand on pense que le soir de la première fut marqué par un silence hostile, sans aucun applaudissement, et qu'ici le public battra des mains à plusieurs reprises pendant la représentation par exemple pour accompagner une danse … on se dit qu'il y a eu un énorme chemin de parcouru, même s'il en reste à faire.

Il s'agit à l’origine d'une pièce tragique et violente, qui a quelque chose à voir avec l'affaire des sœurs Papin, un fait divers sanglant survenu en 1933, et la violence qui est mise en scène provoque le malaise. C’est cependant l'œuvre la plus jouée de Jean Genet.
S’il est nécessaire de résumer on peut dire qu’au début, alors que Madame, une femme riche de la haute bourgeoisie, s’est absentée, Claire, la cadette, jouant Madame, est accusée par Solange, jouant Claire, d'avoir provoqué l'emprisonnement de Monsieur. Mais Claire (qui joue Madame), nie toute responsabilité. En même temps, Madame (jouée par Claire) est accusée d'avoir un faible pour Mario, le laitier. Mais ce bel homme est surtout apprécié par l'une des bonnes.
La violence devient physique et Solange, jouant toujours Claire, étrangle Claire (qui joue Solange). C’est alors que le réveil sonne, prévenant de l'arrivée imminente de Madame, et mettant fin au jeu de rôles.
Tandis qu'elles remettent tout en place, on apprend que Claire a écrit une lettre qui a entraîné la fameuse arrestation de Monsieur et qu'en parallèle, Solange aspire à l'héritage de Madame, dans le cas où celle-ci mourait. Elle avoue également qu'elle a voulu étrangler Madame, sans être capable de terminer son acte.
C'est à ce moment-là que le téléphone retentit : c'est Monsieur, qui annonce à Claire que le juge l'a laissé en liberté provisoire. Il demande à ses bonnes de dire à sa femme qu'il l'attend au café Le Bilboquet.
Les bonnes s'affolent. Et si Monsieur, en parlant, allait découvrir qu'elle est l'auteure de la lettre l’ayant dénoncé ? Elle décide donc de tuer Madame, en l'empoisonnant avec son tilleul.
De retour chez elle Madame affirme d'emblée son soutien à Monsieur. Son attitude avec ses bonnes est ambiguë, faite de condescendante et de gentillesse en leur offrant ses toilettes. Claire finira par prévenir que Monsieur l’attend au Bilboquet. Madame refusera de boire le tilleul avant de partir..
Solange accusera Claire d'avoir échoué à lui faire boire le breuvage. La panique saisit les deux sœurs qui passent en revue les objets qui trahiraient leurs méfaits : le téléphone ? le fard ? le réveil ?
Elles finissent par reprendre leur jeu de rôles. Claire redevient Madame, Solange redevient Claire. Solange envisage la première le suicide, mais Claire (jouant Madame) demande à sa bonne son tilleul, insiste, et le boit.
Si on se replace en 1947 nous sommes sous le choc de la Seconde Guerre Mondiale alors que l’épuration est encore une réalité. La question centrale est de déterminer ce qui peut faire sens alors que l’homme s'est révélé si abject. A quoi bon donner un sens à son existence quand l'absurdité du crime de masse a pu exister ?

Dans Les Bonnes, les rôles sont fluctuants et questionnent au-delà de l’identité. Chacun joue un rôle qui n’est pas toujours le sien. Mais le spectateur, sauf s’il a lu le résumé, ne le sait pas au début. Seule la présence de Madame mettra de l’ordre. Chacun redeviendra soi-même. Enfin apparemment car Madame, si elle apparaît d’abord comme une veuve désespérée (abandonnée magnifique), et généreuse est en fait imbue de sa supériorité sociale à l’égard de ses employées qu’elle tutoie en leur imposant le vouvoiement. Elle corrige leur vocabulaire : Ce n'est pas de la poudre, c'est du fard, c'est de la cendre de roses. Elle les nargue en refusant le tilleul : Cette nuit, c'est du champagne que nous allons boire.

Le pluriel du titre amalgame Claire et Solange comme si elles n’étaient qu’une seule et unique personne. Paradoxalement, Madame et Monsieur n'ont pas besoin de nom pour affirmer leur position alors que Claire et Solange qui en ont un ne sont que des "bonnes", mot polysémique à double sens. Ces domestiques sont tout sauf bonnes.

Dominants et dominés s'affrontent bien au-delà de ce qui concerne les rapports hiérarchiques. Le texte nous en fournit de multiples preuves. Jusqu'à la "cérémonie" comme elles désignent le meurtre fantasmé de leur patronne qui, à force de se répéter aboutit à un véritable passage à l'acte … ou à un suicide au bout d'une manipulation quasi hypnotique. Mais ce serait trop simple de restreindre la pièce à cela.

Ce qui est formidable dans le travail de Mathieu Touzé (dont on notera qu'il signe scénographie, chorégraphie, costumes (avec le soutien de la Comédie-Française qui a consenti plusieurs prêts) et mise en scène, c'est d'être resté fidèle à l'idée de départ de Genet, qui est de démontrer que l'espace mental de Claire et de Solange est un vase clos qui conduit à la folie, par le pouvoir de l'imagination.

Dans sa mise en scène, il pousse les personnages le plus loin possible. A commencer par l'apparition du laitier, conçue comme une sorte de "private joke" pour ceux qui connaissent le texte. Chaque scène est soigneusement construite. Les comédiens sont formidables. D'abord techniquement parce que le plateau est encombré et restreint et c'est une prouesse de s'y déplacer (surtout avec des escarpins Louboutin), encore plus de danser. Ensuite par leur interprétation qui encore une fois provoque des salves de rire sans que jamais une parole ou un geste ne soit ridicule.

Sa réflexion sur le genre et l’identité se superpose avec les relations de domination. Contrarier des aspirations intimes mène à la violence. Mais je ne veux pas dévoiler des moments dont il sera plus intéressant au futur spectateur d'en faire lui-même la découverte.

Je dirais juste qu'on peut se demander si Claire (Stéphanie Pasquet) et Solange (Elizabeth Mazev) ne seraient pas une seule et même personne qui se dédoublerait lors de crises de folie schizophrénique, si Monsieur et Madame existent vraiment. Et que l'on peut aussi s'interroger à propos de ce dicton populaire voulant que l'habit fait le moine. Qui dans ce cas se travesti ? Claire en endossant la robe de Madame ? Madame (Huming Heyen changeant de robe du soir à la vitesse d'un transformiste ?

On est loin, très loin de l'interprétation glaciale de Maria Casarès en 1985 mais que c'est bon d'être surpris, de savourer l'audace et de rire.

Quelle formidable idée de faire chanter en play-back (et danser) C'est dans l'air de Mylène Farmer dont les paroles (Laurent Boutonnat) collent à la perfection à la situation : 

Vanité, c'est laid / Trahison, c'est laid / Lâcheté, c'est laid / Délation, c'est laid / La cruauté, c'est laid
(…) Les cabossés vous dérangent / Tous les fêlés sont des anges (…)
S'enivrer, coïter, quid de nos amours passés (…)
Sauf qui peut, sauve c'est mieux, sauf qu'ici, loin sont les cieux (…)
On s'en fout, on est tout, on finira au fond du trou (…) Moi je m'invente une vie

La pièce conserve des zones d'ombre. Pourquoi Monsieur donne-t-il rendez-vous à Madame au  Bilboquet ? L’étymologie de ce mot est contestée mais l'une d'elles suggère la combinaison entre bille (désignant une petite boule) et boucquet (possible dérivé du verbe bouquer signifiant "encorner" comme le fait un bouc).

Evidemment la répétition perverse d'une cérémonie sadomasochiste finira par déraper mais la pièce non. Elle se tient de bout en bout. C'est le talent d'une équipe formidable et on n'est pas près de l'oublier.
On peut parier que la nomination de Huming Hey dans la catégorie Révélation aux Molières 2024 va donner un coup d'accélérateur à la tournée. Elle récompense une performance exceptionnelle. Tous ceux qui ont déjà vu Huming sur scène espéraient depuis plusieurs années que cette reconnaissance arrive sans trop tarder.
Les Bonnes de Jean Genet mis en scène par Mathieu Touzé
Avec Yuming Hey, Elizabeth Mazev et Stéphanie Pasquet et Thomas Dutay
Scénographie, chorégraphie et costumes Mathieu Touzé
Lumières Renaud Lagier
Du 27 février au 23 mars 2024au Théâtre 14 - 20 avenue Marc Sangnier - 75014 Paris
Puis en tournée, du 9 au 12 avril au Théâtre national de Bordeaux
Du 14 au 16 mai au Théâtre de la Manufacture – CDN de Nancy Lorraine

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