Jorge Lavelli est en passe de devenir LE spécialiste de Juan Mayorca dont il vient de mettre en scène la troisième pièce (et il a l'intention de ne pas s'arrêter en si bon chemin). Pour ce qui me concerne je découvre le dramaturge espagnol à travers ces Lettres d'amour à Staline qui font écho au Journal d'une autre porté par Isabelle Lafon. (et dont je rendrai bientôt compte)
Sous Staline, beaucoup d'intellectuels vivaient dans la terreur. Certains ont été déportés. D'autres ont perdu un membre de leur famille dans une exécution, comme ce fut le cas pour Lydia Tchoukovskaïa et Anna Akhmatova, auxquelles Isabelle Lafon rend hommage.
Elles en sont en quelque sorte le double masculin de Mikhaïl Boulgakov qui a effectivement écrit à Staline suite à l'interdiction de l'intégralité de son œuvre prononcée par le Comité Central pour les Répertoires. Cette sanction signifiait non seulement une mort artistique mais plus directement à l'inexistence. De 1929 à 1932, l'écrivain russe a adressé plusieurs lettres sollicitant l'autorisation de quitter la Russie ou y obtenir un emploi même subalterne dans un théâtre (puisqu'il comprend qu'il n'a plus le droit d'écrire).
Son désir est aussi fort de rester que de quitter la Russie. Cette contradiction est le carburant de la tragédie.
Le fait historique est réel. Il n'est que prétexte pour interroger le rapport que les artistes entretiennent avec le pouvoir. Le sujet n'est pas nouveau. Molière lui-même attendait la reconnaissance de Louis XIV tout en sachant que la Cour entière le détestait.
Pour Boulgakov ne pas être aimé de Staline revient à ne pas être aimé du tout. Fragile et narcissique, comme la plupart des artistes, il est entièrement habité de ses angoisses, parfois atténuées de (faux) espoirs qui font place à de vertigineuses désillusions.
C'est Luc-Antoine Diquero qui interprète Boulgakov. La pièce se déroule sur une dizaine d'années et on le voit successivement s'enflammer, se consumer et s'éteindre, victime d'une folie paranoïaque et schizophrénique alimentée par des visions démoniaques d'un Staline, Gérard Lartigau, excellent lui aussi, qui lui apparait régulièrement sous la forme d'un clown blanc surgissant d'une armoire comme un diable hors de sa boite.
D'autres seraient tentés de surjouer la folie. Luc Antoine Diquéro l'incarne avec mesure, rendant son personnage plus sympathique que pathétique. On se surprend même à entrer dans sa logique ...
Le plateau est surchargé de meubles et d'éléments qui furent plus ou moins décoratifs au siècle dernier. On se croirait dans un hangar des Compagnons d'Emmaüs qui a probablement été pensé ainsi pour illustrer le niveau de perturbation mentale du personnage principal, encombré par des contradictions inconciliables. Nous assistons, impuissants, à la descente aux enfers que son épouse tente de ralentir. Pour rendre notre position inconfortable le dispositif scénique se compose aussi de miroirs qui renvoient le spectateur à sa propre incapacité à changer le monde.
Marie-Christine Letort déploie une belle énergie pour convaincre son époux d'être raisonnable. Elle estime d'abord que partir serait déraisonnable : nous ne pourrons pas vivre dans un autre pays. la Russie est notre ciel, notre peuple, notre langue.
Elle va tenter d'exorciser les démons de son mari. D'abord en raisonnant froidement. Boulgakov avait en quelque sorte la chance de n'être pas directement persécuté. Certes ses œuvres n'étaient plus jouées, mais sa personne n'était pas en danger. Ses textes déplaisent au pouvoir qui a les moyens de les interdire. La comédienne devient jubilatoire dans les scènes où elle lui donne la réplique en interprétant le rôle de Staline, mettant tout en œuvre pour lutter pied à pied contre ce qui représente un rival. Mais que faire contre un être qui n'est ni de chair ni de sang ? Elle pourrait renoncer à sa patrie pour sauver l'homme qu'elle aime. Mais elle ne peut pas détruire une illusion chimérique. Le désir absolu de reconnaissance et le besoin existentiel d'être aimé du pouvoir mènera Boulgakov à une solitude absolue et lui fera perdre jusqu'à l'amour de sa femme.
Le maigre espoir engendré par le coup de téléphone de Staline est intense. La répétition de l'épisode renforce l'effet. Elle met aussi en évidence la folie dans laquelle ses utopies le poussent. Son esprit en est gravement perturbé : ne plus pouvoir écrire, c'est être enterré vivant.
Jorge Lavelli et ses comédiens nous donnent à voir une expérience poétique où le passé entre en scène comme un tigre furieux. On en sort en se disant que, malgré toutes les protestations actuelles nous vivons dans un monde de liberté d'expression qui n'est pas universellement "naturel".
Lettres d'amour à Staline de Juan Mayorga,
Texte français Jorge Lavelli & Dominique Poulange, mise en scène de Jorge Lavelli , avec Luc-Antoine Diquéro, Marie-Christine Letort et Gérard Lartigau
du 27 avril au 29 mai 2011
Théâtre de la Tempête
Cartoucherie, route du Champ-de-Manoeuvre, 75012 Paris
01 43 28 36 36
Sous Staline, beaucoup d'intellectuels vivaient dans la terreur. Certains ont été déportés. D'autres ont perdu un membre de leur famille dans une exécution, comme ce fut le cas pour Lydia Tchoukovskaïa et Anna Akhmatova, auxquelles Isabelle Lafon rend hommage.
Elles en sont en quelque sorte le double masculin de Mikhaïl Boulgakov qui a effectivement écrit à Staline suite à l'interdiction de l'intégralité de son œuvre prononcée par le Comité Central pour les Répertoires. Cette sanction signifiait non seulement une mort artistique mais plus directement à l'inexistence. De 1929 à 1932, l'écrivain russe a adressé plusieurs lettres sollicitant l'autorisation de quitter la Russie ou y obtenir un emploi même subalterne dans un théâtre (puisqu'il comprend qu'il n'a plus le droit d'écrire).
Son désir est aussi fort de rester que de quitter la Russie. Cette contradiction est le carburant de la tragédie.
Le fait historique est réel. Il n'est que prétexte pour interroger le rapport que les artistes entretiennent avec le pouvoir. Le sujet n'est pas nouveau. Molière lui-même attendait la reconnaissance de Louis XIV tout en sachant que la Cour entière le détestait.
Pour Boulgakov ne pas être aimé de Staline revient à ne pas être aimé du tout. Fragile et narcissique, comme la plupart des artistes, il est entièrement habité de ses angoisses, parfois atténuées de (faux) espoirs qui font place à de vertigineuses désillusions.
C'est Luc-Antoine Diquero qui interprète Boulgakov. La pièce se déroule sur une dizaine d'années et on le voit successivement s'enflammer, se consumer et s'éteindre, victime d'une folie paranoïaque et schizophrénique alimentée par des visions démoniaques d'un Staline, Gérard Lartigau, excellent lui aussi, qui lui apparait régulièrement sous la forme d'un clown blanc surgissant d'une armoire comme un diable hors de sa boite.
D'autres seraient tentés de surjouer la folie. Luc Antoine Diquéro l'incarne avec mesure, rendant son personnage plus sympathique que pathétique. On se surprend même à entrer dans sa logique ...
Le plateau est surchargé de meubles et d'éléments qui furent plus ou moins décoratifs au siècle dernier. On se croirait dans un hangar des Compagnons d'Emmaüs qui a probablement été pensé ainsi pour illustrer le niveau de perturbation mentale du personnage principal, encombré par des contradictions inconciliables. Nous assistons, impuissants, à la descente aux enfers que son épouse tente de ralentir. Pour rendre notre position inconfortable le dispositif scénique se compose aussi de miroirs qui renvoient le spectateur à sa propre incapacité à changer le monde.
Marie-Christine Letort déploie une belle énergie pour convaincre son époux d'être raisonnable. Elle estime d'abord que partir serait déraisonnable : nous ne pourrons pas vivre dans un autre pays. la Russie est notre ciel, notre peuple, notre langue.
Elle va tenter d'exorciser les démons de son mari. D'abord en raisonnant froidement. Boulgakov avait en quelque sorte la chance de n'être pas directement persécuté. Certes ses œuvres n'étaient plus jouées, mais sa personne n'était pas en danger. Ses textes déplaisent au pouvoir qui a les moyens de les interdire. La comédienne devient jubilatoire dans les scènes où elle lui donne la réplique en interprétant le rôle de Staline, mettant tout en œuvre pour lutter pied à pied contre ce qui représente un rival. Mais que faire contre un être qui n'est ni de chair ni de sang ? Elle pourrait renoncer à sa patrie pour sauver l'homme qu'elle aime. Mais elle ne peut pas détruire une illusion chimérique. Le désir absolu de reconnaissance et le besoin existentiel d'être aimé du pouvoir mènera Boulgakov à une solitude absolue et lui fera perdre jusqu'à l'amour de sa femme.
Le maigre espoir engendré par le coup de téléphone de Staline est intense. La répétition de l'épisode renforce l'effet. Elle met aussi en évidence la folie dans laquelle ses utopies le poussent. Son esprit en est gravement perturbé : ne plus pouvoir écrire, c'est être enterré vivant.
Jorge Lavelli et ses comédiens nous donnent à voir une expérience poétique où le passé entre en scène comme un tigre furieux. On en sort en se disant que, malgré toutes les protestations actuelles nous vivons dans un monde de liberté d'expression qui n'est pas universellement "naturel".
Lettres d'amour à Staline de Juan Mayorga,
Texte français Jorge Lavelli & Dominique Poulange, mise en scène de Jorge Lavelli , avec Luc-Antoine Diquéro, Marie-Christine Letort et Gérard Lartigau
du 27 avril au 29 mai 2011
Théâtre de la Tempête
Cartoucherie, route du Champ-de-Manoeuvre, 75012 Paris
01 43 28 36 36