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La publication des articles est conçue selon une alternance entre le culinaire et la culture où prennent place des critiques de spectacles, de films, de concerts, de livres et d’expositions … pour y défendre les valeurs liées au patrimoine et la création, sous toutes ses formes.

lundi 7 janvier 2019

Grand frère de Mahir Guven

Voilà ma dernière lecture de ce Prix des lecteurs de la ville d'Antony (92). Grand frère traite de sujets éminemment actuels comme l’immigration et la radicalisation. Ce n'est pas nouveau. J'ai souvent pensé à la pièce de théâtre, Lettre à Nour qui aborde le même thème, en apportant un point de vue féminin sur la question.

Mahier Guven a imaginé un roman qui n'est pas une autobiographie ni un témoignage (ou pouvant se comprendre comme tel).

Ecrit dans la langue des banlieues et néanmoins facile à comprendre (un lexique figure néanmoins à la fin), ce livre a beaucoup de qualités justifiant l'obtention du Goncourt du premier roman 2018 et du Prix Régine Deforges du premier roman 2018, pour ne citer que ceux là.

Parce qu'il est précis, facile à lire, très bien documenté, un soupçon thriller, et qu'il va plus loin en abordant également des questions sociétales comme la reconnaissance des diplômes et l’ubérisation, phénomène qui risque d'ailleurs d'impacter d'autres domaines que les courses en taxi.

Le lecteur est pris en tenaille entre la position de celui qui est désigné sous le terme de Grand frère (qui n'est pas toujours l'expression de la sagesse) et celle du petit frère (qui n'est pas systématiquement un rebelle). Chacun s'exprime à tour de rôle et il faut reconnaitre que l'un comme l'autre avance des arguments qui se tiennent.

Le plus jeune adore son métier d'infirmier et assume les responsabilités croissantes que l'hôpital lui confie, même s'il n'a pas les diplômes requis, y compris jusqu'à assurer (certes pas seul) une transplantation cardiaque. Jusqu'à ce que le manque de reconnaissance le fasse craquer : Ça me rendait dingue de recevoir des ordres de types moins bien câblés au cerveau, mais qui avaient le diplôme. Dans ce pays, les gens comme moi n’ont pas leur place sous le soleil des belles études (p. 14).

Vous l'aurez deviné, il va mûrir le projet de partir au cham (au pays, en l’occurrence en Syrie), sans penser un instant qu'il va se faire "embrigader" même s'il est conscient du contexte : Bien sûr je savais que c'était une guerre, mais est-ce que j'étais obligé de tuer pour contribuer à rendre le monde meilleur ? (p.49).

C'est un idéaliste. Il hésite peu : La peur de rater quelque chose t’attire comme un aimant. Dans le doute tu y vas (p.11).

Son départ est soigneusement préparé, dans le secret. Il est convaincu qu'il sera infirmier pour une organisation humanitaire musulmane, et ne donne plus aucune nouvelle à sa famille. Ce silence ronge son frère (et son père bien que celui-ci n'exprime pas dans le roman une parole directe), suspendus à la question restée pour eux sans réponse : pourquoi est-il parti ?

Le (grand) frère n'est pas son exact contraire. Il est chauffeur de VTC, branché en permanence sur la radio, ruminant sur sa vie et le monde qui s’offre à lui de l’autre côté du pare-brise. Ses réflexions sont pertinentes et souvent amères. Son jugement sur la presse est sans concession : Les journalistes, ils ont la cataracte (p.36). Il leur reproche de ne plus sortir plus de leurs bureaux, de se satisfaire de répéter ce qu'il a lu, entendu... sinon, soit dit en passant, les bloggeurs n'auraient jamais pris la place qu'ils occupent désormais ... même si eux aussi commencent à se laisser contaminer par une certaine paresse quant à l'investigation.

Le lecteur s'aperçoit qu'il compose avec sa conscience. Il est amené à jouer un rôle d'indic avec la police : Ils fermaient les yeux sur mon passé, et moi j'ouvrais mes oreilles pour sauver leur futur (p.90).

On comprend vite dans quelle alternative il se trouve lorsque son frère est de retour en France. Depuis les attentats de Charlie, c'est fini, plus de doutes pour les autorités, on ne revient pas de Syrie par hasard (p.83).

En suivant le raisonnement de l'un puis de l'autre, le lecteur a le sentiment (l'espoir ?) qu'ils soient sur la même longueur d'onde. Il a raison celui qui, surpris de ce qu’elle réserve, estime que La vie est dingue, toujours (p.14). L'autre aussi n'a pas tort de trouver "délirantes" pas mal de choses comme le pouce de César (p.156).

Le sujet est grave et toujours présent à l'esprit mais Mahir Guven le traite avec une gravité empreinte d'humour, riche de références : Dans la vie il y a ceux qui portent le flingue et ceux qui creusent, toi tu creuses, cette phrase du Bon, la brute et le truand, frérot, résonne dans mes oreilles (p.168).

Un soir la confidence est lâchée : Ça va péter la semaine prochaine. Je ne sais pas ni qui, ni où, ni quand (p.81). Une course contre la montre s'engage. Le récit devient haletant, digne des meilleurs films d'action ... et on se demande ce qu'on aurait fait à la place du grand comme du petit.

Parce que la vie est une somme de "si" (p.233). Il ne faut jamais l'oublier.

Grand frère de Mahir Guven chez Philippe Rey, octobre 2017, Goncourt du premier roman 2018
Lu dans le cadre du Prix des Lecteurs de la Ville d'Antony (92)

samedi 5 janvier 2019

My Absolute Darling de Gabriel Tallent

Nous restons en territoire américain (après Les frères Lehman) avec un roman bouleversant, My Absolute Darling de Gabriel Tallent. l'ouvrage est très clivant. On vénère ou on déteste.

Je lui reconnais d'immenses qualités littéraires. Les descriptions des paysages d'une Californie encore sauvage sont magiques. L'histoire est haletante et on s'interroge sur l'issue finale. Le personnage de Julia est attachant. On ne lui souhaite que du bon mais ... c'est un livre très long (difficile à digérer en version numérique) dont certains passages sont d'une violence et d'une cruauté sans bornes, ce qui a rendu sa lecture à la limite de ce qui est pour moi soutenable.

C'est peut-être la raison qui m'a fait perdre ma prise de notes ... parce qu'il est nécessaire d'oublier ces mots qui dérangent tant.

La jeune fille est l'amour absolu (d'où le titre) de son père qui a de bien curieuses manières de l'élever en suivant des principes (car il semble en avoir et ne pas agir sous l'influence de pulsions incontrôlées) totalement condamnables. Il est humiliant, manipulateur, charmeur aussi ... et incestueux, également pédophile (car sa fille n'est pas sa seule victime).

Les premiers chapitres ont provoqué une grande colère. Pourquoi cette gamine surdouée (qui certes ne réussit pas à l'école mais qui se révèle d'emblée prodigieusement intelligente) ne parvient pas à s'affranchir de l'emprise de son bourreau ? Parce que précisément elle est sous emprise, comme le sont les femmes victimes de harcèlement et de violences conjugales. Et parce qu'elle aime malgré tout son père. Il suffit de s'intéresser à cette problématique pour en être convaincu.

J'ignore si la statistique est mondiale ou française mais un enfant sur cinq est victime d'inceste. Et beaucoup d'auteurs de talent (comme Andréa Bescond et Eric Métayer avec la pièce de théâtre devenue film, Les chatouilles) dénoncent le phénomène. Il est sans doute crucial d'alerter par tous les moyens possible et la littérature en est un. N'empêche que ce n'est pas dans ce type de récit que je souhaite plonger.

Julia, alias Turtle, a une carapace très solide mais elle subit des préjudices démesurés qui mettent en jeu sa survie et celle de son ami Jacob. L'ouvrage n'est supportable qu'à la condition de le considérer comme une fable, un roman d'initiation mettant en garde contre l'ogre.

My Absolute Darling de Gabriel Tallent, traduit par Laura Derajinski, chez Gallmeister, en librairie depuis le 1er mars 2018
Lu dans le cadre du Prix des Lecteurs de la Ville d'Antony (92)

jeudi 3 janvier 2019

Les frères Lehman de Stefano Massini

J'étais prévenue. Les frères Lehman est un livre fleuve (près de 850 pages ... le quadruple en numérique). Par chance sa lecture coule de source et emmène le lecteur dans un flot de paroles qui le bercent, le secouent, l'apaisent ou le font tour à tour réfléchir. Je n'ai pas vu le temps passer.

C'est à peine si j'ai été dérangée par la présence des notes en fin de chapitre et par l'emplacement du glossaire à la toute fin (peu pratique en effet en numérique de surfer entre les pages).

La saga commence en septembre 1844. Henry Lehman arrive de Rimpar, Bavière, à New York. Il a perdu 8 kg en 45 jours de traversée. Son credo (p.21) : on ne travaille pas pour vivre. On vit pour travailler.

Il est vite rejoint par ses frères Emanuel et Mayer. Alliant la ruse et la prudence, ils forment à eux trois un groupe soudé "un cerveau, le bras, une patate" qui va assez vite faire fortune dans le commerce des tissus où ils sont tellement convaincus d'être les meilleurs qu'ils le deviennent.

Leur produit phare est alors ce tissu bleu à chaine blanche, que les marins de Gênes (Italie) emploient pour emballer les voiles, qui ne se déchire pas, qu'on appellera bleu de Gênes, ce qui déformé par l'anglais deviendra blue-jeans.

Devant définir leur métier, alors nouveau, ils disent tout simplement : nous sommes des intermédiaires, voilà (p.62). Le concept se déclinera de toutes les manières possible. Ils vendront du sucre, du café (qui venant de contrées plus lointaines comme le Mexique -vous noterez que ce pays apparait dans presque tous les livres de la sélection d'Antony- sera plus facile à négocier), puis se lanceront dans la course à l'industrie. Ils investiront dans le pétrole, dans les moyens de transport malgré leur peur des trains, le commerce du tabac, des ordinateurs et du numérique ... bref dans tout ce qui peut rapporter, en appliquant leur principe de base : ce qui compte c'est la valeur, pas l'argent (p.171).

Leur position financière est consolidée par des mariages qui scellent de fructueuses alliances. Leur statut social ne cesse de grimper et du même coup leur place au Temple se rapproche du premier rang, le plus prestigieux. L'enseigne Lehman Brothers est devenue Lehman Brothers Bank car enfin c'est le commerce de l'argent qui devient leur spécialité en inventant la cession de dettes. Ils prêtent à tout le monde, et en cas de guerre, ils traitent avec chacun des camps opposés. Victoire assurée pour eux.

Ce sont autant des workalcoolic que des précurseurs en relations publiques, domaine d'excellence de Mayer qui invente la recette du pâté en croute de dinde à la grenade, puis la sauce de tomates vertes ... et surtout le gâteau à l'anis épicé (au sucre Lehman de Louisiane) qui achève de convaincre leurs prospects de signer avec eux après avoir fait bombance.

Tout est vrai, assure Stefano Massini, les faits, comme les tempéraments des personnages. Son art est d'avoir utilisé ces données comme des ingrédients pour construire un roman en lui insufflant une forme de poésie et de lyrisme qui en fait une épopée abolissant la limite entre réel et surnaturel, roman et documentaire. Son travail est considérable puisque l'oeuvre a existé d'abord sous forme d'un texte pour le théâtre. L'écrivain est d'ailleurs avant tout un auteur de théâtre.

La force de cette saga est bien entendu aussi de traverser plus d'un siècle en retraçant l'évolution des mentalités et des modes de vie. Arthur incarne l’obsession des chiffres, mais il annonce aussi le rôle des algorithmes qui conditionne aujourd'hui nos comportements.

Le plus lourd de conséquences, et le livre l'amène avec finesse, c'est le changement de religion. Les nouveaux dieux se nomment "consommation-marketing-communication" et l'argent est devenu le nouveau viatique. Le texte est scandé par des citations de la Bible ou du Talmud autant que par des lignes de chiffres. A la fin une salle des marchés se substitue au Temple pour finir par se diluer elle aussi derrière des écrans.

Mais l'argent est un fantôme, des chiffres, de l'air (p. 381). L'empire Lehman s'écroule. Nous sommes le 15 septembre 2008 et la banque fait faillite. Le roman d'aventure ne connait pas la happy end requise dans le domaine. C'est la (vraie) vie ! L'Amérique est un cheval qui galope comme un dératé (p. 189) et deux cents pages plus loin le cheval git, à bout de souffle.

Il ne faut pas s'effrayer de la longueur du récit qui, je le répète, se lit très aisément. Certains chapitres sont des petits bijoux, comme la scène de séduction (p. 432) empruntant des dialogues au cinéma.

Au-delà de l'aventure économique d'une des plus grandes banques mondiales cet ouvrage nous incite à réfléchir sur la notion de confiance et sur le sens du verbe "acheter" : si nous persuadons le monde entier qu'acheter c'est vaincre, alors acheter signifiera vivre (...) L'idée est de briser la vieille barrière qui se nomme besoin (p. 472).

On se demande quel plateau de la balance penchera dans le siècle à venir, celui de l'argent (toujours puissant) ou celui de la décroissance qui s'organise autour des mouvements dits "slow". Qui a dit que l'histoire est un perpétuel recommencement ?

Les frères Lehman de Stefano Massini, Traduit de l’italien par Nathalie Bauer, éditions Globe, 5 septembre 2018
Lu dans le cadre du Prix des Lecteurs de la Ville d'Antony (92)



mardi 1 janvier 2019

Bonne année 2019

Le premier jour de l'année est une date de grande superstition où on multiplie les signes porte-bonheur et chaque pays a ses coutumes. Pendant les douze coups de minuit de la nuit du 31 décembre au 1er janvier, à cet instant fatidique où tout paraît possible, il convient de faire attention aux premières fois : on doit, sous nos latitudes, être de bonne humeur pour l'être toute l'année et surtout ne pas proférer de mauvaises paroles.

Je suis au Mexique où la tradition s'inspire d'habitudes espagnoles. On croit, dans les deux pays, que celui qui parviendra à croquer (et avaler) un grain de raisin à chaque coup de minuit verra se réaliser les 12 voeux qu'il aura formulés dans sa tête à ce moment-là.

Chaque convive se tient debout à table devant une assiette où les 12 grains sont déjà disposés, égrenés (et lavés parce que dans ce pays on est très rigoureux sur ce point). On a choisi une variété sucrée, sans pépin, à la peau fine. Il y a un certain comique de situation. Les visages prennent des allures de tête d'hamster aux joues rebondies. Imaginez la scène quand on est une trentaine d'invités !

Il faudra que je revienne l'an prochain parce que si je suis parvenue à réussir l'exercice d'un point de vue technique (j'ai tout croqué et avalé dans les temps sans m'étouffer) je crois avoir perdu le fil de mes derniers souhaits. Rien d'original pourtant, il s'agissait de promettre le bonheur et la santé à tous. En tout cas cette façon de faire a au moins le mérite de faire commencer l'année dans la joie et la bonne humeur ... ce qui rejoint la croyance à laquelle je faisais référence au début de cet article.
Si on trouve partout le sapin dit de Noël (au demeurant malgré tout étonnant en plein soleil) il existe une autre tradition très vivante au Mexique, c'est celle de la piñata qui viendrait de Chine, aurait été ramenée par Marco Polo en Italie (où elle aurait pris son nom actuel, de l’italien pignatta, marmite fragile) puis en Espagne. Les missionnaires espagnols auraient propagé la coutume en Amérique au XVI° siècle.

On pense qu’au XIIIe siècle le voyageur vénitien Marco Polo a rapporté chez lui la “ piñata ” chinoise. C’est d’ailleurs là qu’elle a pris , et que les graines ont été remplacées par des bibelots, des bijoux ou des bonbons. La tradition a ensuite gagné l’Espagne. Il était de coutume de briser la piñata le premier dimanche du carême*. Apparemment, c’est  ont introduit la piñata au Mexique.

Pourtant les Aztèques avaient déjà une tradition semblable pour célébrer l’anniversaire de Huitzilopochtli, leur dieu du soleil et de la guerre, en plaçant dans son temple un pot d’argile sur un poteau. Ce pot était orné de plumes colorées et rempli de petits trésors. Ils le brisaient avec un bâton, libérant les trésors qui se répandaient en offrande. Les Mayas aussi avaient un jeu dans lequel les participants devaient, les yeux bandés, cogner un pot d’argile suspendu à une corde.

Dans leur stratégie d’évangélisation des Indiens, les missionnaires espagnols ont imaginé une piñata en forme de pot d’argile recouvert de papier coloré auquel on donnait une forme d’étoile à l’aide de sept cônes garnis de glands. Chacun était censé représenter un des sept péchés capitaux (l’avarice, la gourmandise, la paresse, l’orgueil, l’envie, la colère et la luxure). Frapper la piñata les yeux bandés symbolisait la foi aveugle et la volonté de vaincre la tentation ou le mal. Les friandises qu’elle contenait étaient la récompense.

Aujourd’hui la piñata en forme d’étoile représente à Noël l’étoile qui a mené les astrologues à Bethléhem. Elle est devenue une telle tradition au Mexique qu’elle s’est exportée dans d’autres pays et qu'elle est aussi l'attraction indispensable des anniversaires. 

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