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La publication des articles est conçue selon une alternance entre le culinaire et la culture où prennent place des critiques de spectacles, de films, de concerts, de livres et d’expositions … pour y défendre les valeurs liées au patrimoine et la création, sous toutes ses formes.

mercredi 30 avril 2025

La Jeune femme à l'aiguille, film de Magnus von Horn

J’ai regretté d’être allée voir La Jeune femme à l'aiguille de Magnus von Horn parce qu’il est éprouvant et je comprends qu’il soit interdit aux moins de 12 ans. Cependant, je n’ai pas cessé pendant plusieurs jours de repenser à de nombreuses scènes et d’apprécier les qualités de cette coproduction danoise/polonaise et suédoise.

Il est rare qu’on nous propose un film de deux heures en noir et blanc. Nous ne sommes plus habitués à cette esthétique qui, pourtant, permet d’inscrire l’œuvre dans un contexte historique appartenant à la fois au passé et peut-être aussi à l’univers du conte fantastique.

Il y a beaucoup de faits surprenants dans l’histoire alors que le scénario a été écrit à partir d'évènements qui se sont réellement déroulés presque de cette façon au Danemark, et dont le traumatisme a traversé les générations. Si nous, spectateurs français, la considérons comme une invention osée, l’affaire Dagmar Overbye reste connue de tous comme le dossier criminel le plus controversé de l’histoire de ce pays, prouvant, encore une fois, que la société est capable malheureusement de produire des atrocités bien plus terribles que celles qu’imaginent les scénaristes.
Copenhague, 1918. Karoline, une jeune ouvrière, travaille dur dans une usine de confection textile pour survivre alors que son mari ne revient pas de la guerre. Elle le pense mort mais en l’absence de trace elle n’aura pas la reconnaissance de veuve de guerre, ni la pension correspondante. Elle tombe sincèrement amoureuse du patron de l’usine, tombe enceinte et se réjouit d’épouser cet homme. Hélas la mère de celui-ci a rêvé mieux pour son fils et l’oblige à la rejeter, en allant jusqu’à provoquer son renvoi de l’usine. Contrainte à l’avortement clandestin elle est sauvée in extremis par Dagmar, une femme charismatique qui dirige une agence d'adoption clandestine. Un lien fort se crée entre les deux femmes et Karoline endosse un rôle de nourrice à ses côtés. Parallèlement son mari est revenu, cachant sa « gueule cassée » derrière un masque de fer. Elle doit l’aider mais l’amour ne renaît pas de ses cendres …
Il y aura de multiples péripéties que je ne raconterai pas. Ce qui est passionnant dans ce film c’est d’abord la fresque sociale de ce microcosme danois où les puissants comme le patron de l’usine, au départ bienveillant, peut se révéler d’une lâcheté misérable alors que les monstres de foire cachent un coeur d’or. C’est ensuite la manière dont chaque personnage s’y prend pour lutter contre le déterminisme social et continuer à vivre alors que ses choix sont restreints, en interrogeant particulièrement le pouvoir des femmes à faire du bien … ou du mal. Car ce sont elles qui décident au final pour tout le monde. Personne n’est indemne, jusqu’à la pauvre gamine qui reçoit une claque monumentale de sa mère au début du film dans la scène de visite de la soupente.

Karoline est une jeune femme intègre qui subit une véritable descente aux enfers qui la contraint à renier ses principes au mépris de ses valeurs morales. L’ensemble donne l’illusion d’un conte avec les archétypes habituels : la jeune femme vivant dans la poussière d’un grenier sous-loué par une vieille cupide, la sorcière mielleuse qui cache un pouvoir destructeur, le pseudo prince charmant qui se transforme en serpent, une autre sorcière marchande de bonbons, dévoreuse d’enfants comme dans Hansel et Gretel, un Quasimodo amoureux de son Esmeralda. Sauf que ces personnages ont réellement existé, ce qui rend le tableau d’une froideur (renforcée par le noir et blanc) et d’une cruauté extrêmes.

Ce personnage de Karoline est interprété avec dignité par Victoria Carmen Sonne qui forme avec Trine Dyrholm un couple machiavélique. Je devrais parler de trio car la fille de Dagmar joue un rôle indéniable pour maintenir l’ensemble en équilibre.

La ville déploie ses masures le long de ruelles escarpées autour d’églises tordues qui semblent n’avoir pas changé depuis le Moyen-Age. Même les bains publics sont effrayants, exhibant des corps déformés par les années. C’est là aussi que Karoline tente de d’auto-avorter (avec une longue aiguille) au cours d’une scène d’une intensité violente effrayante.

Le cinéaste installe l'angoisse dès les premières images en superposant des visages distordus, par les cris et l’effroi, évoquant les toiles de Francis Bacon sur la partition grinçante de Frederikke Hoffmeier (musicienne expérimentale danoise dont le nom de scène est Puce Mary) et que nous retrouverons plus tard. Le film s’inscrit alors clairement dans la lignée des films d’épouvante même s’il se révèle par certains aspects comme une critique sociopolitique en démontrant que toutes les cause du mal sont sociales et complexes.

Certains spectateurs s’arrêteront à l’aspect, extrêmement actuel, du destin des êtres non désirés et le traitement que nous leur réservons dans la société. Mais, inversement, on peut y voir strictement l’inverse dans la scène finale.

La Jeune femme à l'aiguille de Magnus von Horn
Avec Trine Dyrholm (Dagmar), Victoria Carmen Sonne (Karoline), Besir Zeciri

mardi 29 avril 2025

Les clés du festival - L'aventure du Festival d'Avignon des origines à nos jours à la Maison Jean Vilar, Avignon

Lundi 24 mars avait lieu à la BnF, Site Richelieu, à Paris la conférence de presse de l'exposition Les clés du festival - L'aventure du Festival d'Avignon des origines à nos jours qui sera ouverte au public le 5 juillet 2025 à la Maison Jean Vilar d'Avignon.

La mission de la Maison Jean Vilar est de conserver la mémoire de Jean Vilar, en lien avec la BnF, en garantissant que les trésors communs demeurent accessibles et en bon état. Elle est ouverte toute l’année depuis 1979. Son activité s’intensifie naturellement pendant le festival.

Les habitués du Festival d’Avignon connaissent bien les trois clés qui en sont l’emblème. L’association Jean Vilar a noué un partenariat avec la Bibliothèque nationale de France, désireuse de se développer en région, pour relater l’aventure de cette manifestation depuis sa création et en restituer l’essentiel dans une exposition, dont le commissariat a été confié à Antoine de Baecque.

La date est aussi symbolique que le titre puisque c’est le jour du lancement du Festival In comme du Off. Les festivaliers ne sauront pas où donner de la tête mais par chance cette exposition sera accessible toute l’année (en dehors de la fermeture annuelle en août) et a priori pour une période de 6 à 10 ans.

Ce sera la première fois qu’une exposition sera consacrée au Festival et à plusieurs de ses spectacles qui ont marqué les esprits : Le prince de Hombourg de Jean Vilar, Le Mahabharata de Peter Brook, Thyeste de Thomas Jolly, Saigon de Caroline Guiela Nguyen comme les créations de Thomas Ostermeier, Anne Teresa de Keersmaeker, Rébécca Chaillon et Angelica Liddell.

On pourra par exemple y voir (ou revoir) ce costume porté par Cloé Obolensky, dans le rôle de Gandari, la mère de l’un des deux clans du Mahabharata créé en 1985 dans la carrière Boulbon et qui est un don récent du théâtre des Bouffes du Nord.

Le premier document présenté sera la lettre de René Char à Jean Vilar le mettant en relation avec un couple de marchands d’art préparant pour Avignon et la Grande Chapelle du Palais des Papes une exposition d’art moderne, avec des œuvres de Picasso, Léger, Chagall, Calder et Giacometti et qui souhaitaient accompagner l’événement de concerts de musique française et d’une représentation théâtrale dans la Cour d’honneur. Il fut proposé à Vilar d’y donner Meurtre dans la cathédrale, son dernier succès parisien.

Elle sera immersive et accessible à tous, avec un important dispositif de médiation culturelle. On commencera par l’envers du décor, en expliquant comment se transforment les lieux pour accueillir plus de 120 000 spectateurs à chaque édition.

Ensuite il sera question de la spécificité de cette ville, Avignon, qui se métamorphose rituellement en associant chaque fois des lieux supplémentaires. On reviendra par exemple sur l’ouverture des Carmes en 1967.

Un regard sera posé sur le festival Off qui ne cesse de se déployer depuis le milieu des années 60 jusqu’à inclure aujourd’hui environ 250 salles, et proposer 1600 spectacles par près de 1200 compagnies. C’est lui, il faut le reconnaître, qui donne son ambiance à la ville à travers ses parades, le tractage, l’affichage. Une maquette d’Avignon représentera l’ensemble. On n’occultera pas pour autant qu’il s’agit d’une entreprise commerciale qui coûte fort cher aux jeunes troupes avec la volonté non pas de dénoncer mais de rendre publique l’économie du Off.

Le festival ne serait pas ce qu’il est devenu sans le public. Il était donc logique d’en rendre compte, à la fois à travers les spectacles mais aussi les rencontres en pointant ce que le festival a pu changer dans le cours de la vie des spectateurs. Il est en effet source d’éveil de vocations.

Loin de se dérouler en vase clos il est aussi le miroir du monde et a connu des moments de trouble, notamment en 1968, avec les intermittents en 2003, à travers la Nuit d’Avignon s’inquiétant des élections législatives l’an dernier … Sans parler de son report l’année de la pandémie.

C’est avant tout la vitrine du théatre contemporain, montrant les dernières créations et mettant à l’honneur le travail des artistes, quitte à provoquer des chocs esthétiques. Le choix fut difficile mais il s’arrêta sur 150 spectacles qui furent parmi les plus grands moments du festival dont la trace existe en photos ou/et en captations.

La scénographe Claudine Bertomeu a choisi de travailler sur d’immenses tulles qui pourront autant évoquer un rideau de scène qu’une toile sur laquelle on pourra projeter des images et intégrer ainsi la théâtralité dans le parcours de visite. Plusieurs metteurs en scène ont confié des objets hautement symboliques, des manuscrits de Wajdi Mouawad, la couronne de Thyeste de Thomas Jolly, des objets prêtés par Olivier Py et Valère Novarina. D’autres surprises seront sonores. Chaque année présentera un focus particulier. Ce sera le spectacle Saigon en 2025.
Voici, ci-dessus une page manuscrite de La Servante, un spectacle d'une durée de vingt-quatre heures, sous-titré Histoire sans fin, écrit et mis en scène par Olivier Py, joué par vingt-huit acteurs sans interruption pendant sept jours et sept nuits au Gymnase Aubanel. Olivier Py a été directeur du festival d'Avignon de 2013 à 2022. On le surnomma le triple A parce qu'il y fut acteur, auteur et directeur.

lundi 28 avril 2025

Être une grenade dégoupillée

L’institutrice de maternelle avait prévenu ma mère. Marie-Claire inoccupée, c’est une grenade dégoupillée. Entendue comme un reproche, cette remarque m’a poursuivie toute ma vie. Et pourtant comme cette enseignante avait raison !

Bien des années plus tard, j’étais aux Galeries Lafayette, attendant l’arrivée d’une amie avec qui j’avais rendez-vous pour choisir une tenue pour je ne sais plus quelle occasion, quand, m’ennuyant fortement de son retard, je me suis assise sur les marches d’un escalier de bois pour tenter de me distraire en observant les allées et venues d’une clientèle indécise et nonchalante.

Les aiguilles de la grosse pendule ronde tournaient. A part çà il ne se passait pas grand chose. Je vous parle d’une époque où les smartphones n’existaient pas. C'était il y a un peu plus de trente ans. Et je n’avais pas non plus le moindre livre pour faire passer le temps.

Le haut-parleur cracha l’annonce d’un concours d’écriture organisé par le journal Libération dans le cadre du Salon du mariage. Il s’agissait de produire la plus belle lettre d’amour avec à la clé un voyage à Venise pour deux personnes. Il faudrait être douée en littérature pour oser se lancer.

D’interminables minutes s’écoulent. L’amie n’arrive pas. Je m’ennuie. L’annonce du concours se répète. Je finis par me renseigner sur le règlement de l’épreuve. Il n’y a pas de longueur minimale ni maximale. Je retourne sur mon escalier, déchire une feuille de mon agenda et compose en moins de trois minutes un petit poème de moins de dix lignes qui pourrait se résumer à une non-demande en mariage. Plutôt osé comme propos en la circonstance mais tout à fait en accord avec le côté rebelle de la grenade.

Mon amie arrivant, je glisse le papier dans l’urne et n’y pense plus. Quelques jours plus tard un coup de fil m’apprend que je suis l’heureuse gagnante … du premier prix s’il-vous-plaît. Je suis donc convoquée pour le recevoir en présence de photographes et du rédacteur en chef du journal sponsor.

Je me souviens de cette charmante cérémonie arrosée de champagne. Les trois élus (un homme et deux femmes) avaient comme moi fait le déplacement. Le second prix était un bouquet de roses rouges d’une taille démesurée. Le troisième un abonnement de six mois à Libération. Fort aimablement, le président du jury me demanda à combien d’années remontait mon mariage. Je paniquai. Avez-vous vraiment lu mon texte ? C’est la vérité vraie et on comprend que je ne suis pas mariée.

Je tremble quelques instants, prête à m’incliner devant mes challengers qui, de mon point de vue, avaient écrit bien plus joliment et surtout plus long que moi. J’ignore si être marié était une condition indispensable pour participer au concours (ce qui à la réflexion aurait été discriminatoire et sans doute illégal). Toujours est-il que, bon prince, personne ne s’opposa pas à ce que je conserve l’enveloppe contenant les billets d’avion et le voucher de l’hôtel.

Voilà comment et pourquoi je partis à Venise en voyage de non-noces avec celui qui n’était pas et ne fut jamais mon époux.

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Nouvelle écrite après avoir lu Les silences de Venise d'Evelyne Dress qui ont ravivé mes souvenirs.

dimanche 27 avril 2025

Le brasier de Florence Hinckel

Après ma lecture du Don de Marin j’ai eu à cœur de lire Le brasier à la fois avec mon regard d'adulte mais aussi avec celui d’une adolescente.

Je n’en ai que davantage apprécié les mises en garde et les accents féministes. Les discussions acharnées entre la reine et Hans Christian Andersen (1805-1875) m’ont réjouie. J’ai bien entendu appris beaucoup sur cet auteur dont on connaît peu la vie en France. J’ai mieux compris le sens caché des intrigues qu'il raconte dans des histoires qui l’ont rendu célèbre. J’ai adoré la modernité avec laquelle Florence Hinckel fait revivre le conte.
Il était une fois, il y a très longtemps, un vieux roi qui dirigeait cruellement l'île de Margelonne. Il a été une fois, au dix-neuvième siècle, Hans Andersen, le grand auteur de contes danois, qui raconta cette histoire, Les Cygnes sauvages. Il est une fois, aujourd'hui, Florence Hinckel qui revisite les personnages de ce conte. Et ils ont bien des choses à nous apprendre, des combats à inspirer, et des manières critiques et intelligentes de lire ce qui nous parvient du passé.
Sa relecture du célèbre conte fait apparaitre une critique de la religion et plusieurs points qui étaient en demi-teintes. Elle correspond aussi à la grande colère qu'elle éprouvait quand sa mère lui promettait qu'elle se calmerait avec le temps, alors que non, il n'en serait pas question. Elle s’exprime sans détour avec la volonté manifeste de secouer les consciences. En posant des questions qui pourraient fâcher comme par exemple : quel serait le don le plus appréciable, la beauté ou l’intelligence ? Une chose est certaine. Nous n’avons pas entre les mains un roman à l'eau de rose. 

Les cygnes sauvages contiennent tout le contexte incestuel, en particulier l'injonction au silence, la dissociation et le refuge onirique. Le roman appelle une autre lecture, cette fois contemporaine, celle de Triste tigre de Neige Sinno publié chez P.O.L. à la rentrée littéraire 2023.

J’ai apprécié aussi à la fin, comme une sorte de bonus après l'épilogue, le texte enrichi de rimes internes de ce qui est présenté comme étant Le brasier (p. 317 et suivantes).

Et puis il y a, en filigrane, une analyse du genre littéraire. Le conte doit-il se terminer bien comme le suggère l’expression conte de fées ? Doit-il comporter des faits cruels pour mieux mettre en garde où sont-ce là des péripéties horribles inventées par les conteuses pour mieux captiver leur auditoire ?

La fée est-elle une magicienne ou une sorcière ? On verra en tout cas qu’elle accorde foi à l’adage : ce que femme veut dieu le veut. Et elle brosse son portrait avec originalité quand elle entreprend une discussion animée avec Andersen (p. 256-57).

Initialement intitulée Les trois sorcières, le livre est devenu Le brasier, un nom sciemment choisi en opposition au bûcher destiné à brûler les sorcières (p. 289). L'illustration de la couverture, conçue par Ilya Haharev, est splendide, en clin d'œil aux militantes ukrainiennes pour les droits des femmes qui portaient toujours des couronnes de fleurs. L'illustratrice a ajouté une plume qui s'en échappe.

Les personnages dialoguent avec l'auteur et à travers les époques, ce qui est particulièrement original … et efficace. Un auteur a-t-il conscience qu’il est en son pouvoir d’agir sur l’avenir (p. 259) ? Florence sans doute oui. 

Une douceur n'annule pas une brutalité. Voilà une vérité que femmes et filles devraient se tatouer dans le cerveau (p. 245). Cette phrase n’échappera à aucun lecteur. D’ailleurs l’auteure nous l’avait donnée au cours d’une matinée organisée par son éditeur sur le thème des femmes et des enfants.

L’école des loisirs est féministe. On le savait depuis longtemps. On en a régulièrement des preuves. Ce n’est pas un hasard si elle publie aussi des auteures comme Flore Vesco qui transpose très finement les contes que l’on pense anodins.

Ce sont deux autrices dont les lectures sont essentielles aux adolescentes. L’une comme l’autre insiste régulièrement sur le pouvoir du "non".

Le brasier de Le brasier de Florence Hinckel, Ecole des loisirs, Ecole des loisirs, collection Medium, en librairie depuis février 2025

samedi 26 avril 2025

Les silences de Venise d’Evelyne Dress

Pour ce dernier roman, l’éditeur est resté fidèle à la couleur rouge qui témoigne si bien la passion avec laquelle Evelyne Dress compose des romans d’aventure, même s’ils ne sont pas classés dans cette catégorie.

J’ai retrouvé les ingrédients que j’avais appréciés dans les précédents : un point de départ exaltant, une sorte de mission impossible qui sera prétexte à un parcours initiatique, un chagrin d’amour qui sera le carburant d’une énergie sans faille, le voyage dans l’espace (cette fois concentré sur une ville, Venise) et dans le temps, la résolution d’un secret historique, et bien sûr la gourmandise qui témoigne d’un bel appétit de vivre.

Ajoutez en épices la beauté ensorcelante d’une ville romantique à souhait, de la musique de chambre, de la sensualité, des rencontres étonnantes, des évocations de Dante, de Casanova, de Napoléon à plusieurs reprises, de Saint-Exupéry et même du véritable maire de Venise, des relations conflictuelles entre mère et fille, la sagesse de la voix du père qui lui a enseigné que tout n’est que buée, quelques expressions en italien et vous aurez l’essentiel des Silences de Venise dont les chapitres principaux sont ponctués d’adorables petits dessins, sans doute de la plume de l’auteure.

La place Saint Marc n’était pas encore recouverte par l’Agua Alta que la gourmande Eva nous entraînait en ciré jaune boire un chocolat, non pas au café Pouchkine, mais chez Florian. Plus tard elle nous fera croquer dans son péché mignon, les cornichons, et c’est un de nos points communs -avec la Cité des Doges- même si je ne suis pas certaine que nous ayons la même recette. Je tiens la mienne de ma grand-mère et je crois que je les préfère aux bonbons.

J’ai revécu mes déambulations dans le dédale de ruelles et de ponts enjambant les canaux de cette cité unique. Je me suis rafraîchie sur le vaporetto et j’ai retrouvé l’atmosphère de Murano où je m’étais perdue, il y a quelques années. J’ai eu cette chance d’y passer un week-end dans des circonstances incroyables, à l’instar des nouvelles que j’ai racontées pendant le confinement. J’avais tout oublié de ce séjour. Ce livre a ravivé mes souvenirs. Mais ce n’est pas moi l’écrivaine, c’est Evelyne Dress.

Sans être elle-même généalogiste, Evelyne est fondamentalement intéressée par les histoires de famille et tout ce qui touche aux racines. On la devine, à de multiples reprises, dans le caractère de son héroïne, à laquelle elle a presque donné son prénom. Raconter l’histoire à la première personne renforce sans doute les similitudes mais surtout il insuffle de l’énergie si bien que je l’ai lu en moins de 24 heures. Ce n’est pas le genre de livre qu’on supporte de lâcher.
Généalogiste passionnée et consciencieuse, Eva, se jette à corps perdu dans l’enquête que lui a confiée Georgio Scorfano, un riche homme d’affaires qui a grandi dans un orphelinat et qui est plus que jamais déterminé à apprendre d’où il vient.
L’enquête la conduit à Venise où mystères et secrets hantent chaque ruelle. Tandis qu’elle fouille les archives, traverse de somptueux palais, et se perd dans un labyrinthe végétal, elle découvre qu’elle a rendez-vous avec ses propres désirs et le terrible passé de son client.
Ce roman initiatique explore la puissance du nom que l’on reçoit à la naissance et autour duquel on se construit. Il est aussi un double itinéraire généalogique et amoureux d’un homme et d’une femme en quête d’eux-mêmes et du bonheur, si tant est qu’on puisse le saisir.
Je ne connaissais rien du métier de généalogiste. Alors, forcément, cette lecture m’a passionnée. L’objet est assez proche de l’enquête policière. C’est non seulement un livre fort bien construit (je suis admirative du travail de recherche sans doute considérable) mais il y a aussi là matière à un film formidable, avec peut-être quelques accents fantastiques en lien avec les évocations historiques ou quelques évènements qui peuvent sembler surnaturels comme le décrochage d’un lustre de cristal (lequel n’est pas de Murano mais pourtant bien réel pour qui connait Evelyne) depuis le plafond de son domicile parisien (p. 30).

Comme à son habitude, elle glisse des perles culturelles entre les pages, nous apprenant (ou nous rappelant) par exemple l’origine du mot ghetto (p. 150). Elle distingue gondoles, vaporettos et traghettos dont elle nous explique l’utilité (p. 19). Elle établit très finement des parallèles entre des sujets apparement discordants. Elle fait ainsi observer que la Bible est assimilée à un labyrinthe : elle nécessite un effort de décryptage et d’interprétation (p. 84), et elle s’y emploie, en faisant intervenir un drôle de rabbin au sourire talmudique (p. 73).

Evelyne pourrait aussi réfléchir à la publication d’un guide gourmand (parisien ou plus large) tant elle collectionne les bonnes adresses. On peut compter sur elle pour glaner les meilleures.

Il n’y a que le titre que, à la réflexion, je ne validerais pas totalement car s’il y a certes des secrets, pesants et bouleversants, il n’y a pas de silences. J’ai entendu la musique résonner dans les églises, le clapotis de l’eau, la vaisselle qui s’entrechoque sur les nappes, le bruit de la vie qui s’agite sans cesse dans les ruelles, derrière les murs des palais palladiens, et surtout les battements de coeur et même des voix qui s’expriment depuis l’au-delà qui est finalement très proche.

Artiste complète, Evelyne Dress se révèle dans de multiples domaines artistiques, toujours avec bonheur et succès. Elle est actrice (Et la tendresse ? Bordel !) , réalisatrice (Pas d’amour sans amour), artiste-peintre (exposée deux fois au Grand Palais). Elle a déjà signé une dizaine de romans.
Les Silences de Venise d’Evelyne Dress, éditions Glyphe, en librairie depuis le 3 avril 2025
Livre lu en format numérique de 180 pages

vendredi 25 avril 2025

Les Sirènes d'Emilia Hart

Avoir lu le premier roman d’un auteur suscite naturellement l’envie de poursuivre la relation. Emilia Hart parvient à la fois à provoquer la surprise avec le second tout en demeurant dans sa ligne. Les sirènes est encore une histoire de destins croisés entre plusieurs femmes à quelques siècles d’écart.

Nous avons quitté la campagne pour partir sur les bords de la côte australienne. Autant dire que le dépaysement est total pour les lecteurs français.

Il me semble important de souligner le travail de la traductrice qui a su parfaitement restituer le style de cette autrice dont elle avait préalablement traduit La Maison aux sortilèges. Le destin est parfois malicieux puisque, juste avant, elle avait traduit la bande dessinée Jane face aux sirènes pour les éditions Rue de Sèvres. C’est aussi elle qui nous permet de lire en français Elin Hilderbrand et Victoria Hislop.

Lucy est une jeune femme sujette à des crises de somnambulisme et qui connait des soucis dermatologiques, étant allergique à l'eau depuis sa naissance. On découvrira plus tard que sa soeur présente des symptômes semblables. Quand Lucy ne verra comme solution que la fuite pour se protéger du mal qu’on lui a fait tout autant de celui dont elle est responsable elle ne pensera qu’à une seule personne, capable de la comprendre, sa soeur. Mais la maison délabrée de Jess, perchée au sommet d'une falaise battue par les vents, est désespérément vide, comme subitement abandonnée.

Elle se retrouve seule dans une ville côtière où rumeurs et légendes vont bon train. Au gré de ses rencontres, elle découvre les récits d'hommes disparus dans des circonstances mystérieuses et d'un bébé trouvé dans une grotte. Elle commence surtout à entendre des voix de femmes qui murmurent sur l'écume des vagues... faisant remonter les secrets du passé à la surface. Elles lui chuchotent l'histoire de deux sœurs, il y a deux siècles, dans un monde où les hommes étaient maîtres. Un monde et une histoire qui lui paraissent lointains et pourtant familiers.

Si les histoires de marins sont fréquents les romans mettant en scène des sirènes sont beaucoup plus rares et Emilia Hart propose une réinvention moderne et féministe du mythe. Ce n'est sans doute pas un hasard si elle donne à son héroïne le prénom de Lucy qui en anglais évoque immédiatement la mer (the sea).

Le roman s'articule entre trois époques : la fuite de Lucy (2019), le journal de sa soeur Jess (1999) et le récit de Mary qui débute en octobre 1800 en Irlande que le lecteur découvre très vite (p. 39) et qui alimente les rêves de Lucy.

Elle recevra peu d'aide, surtout de la voisine de sa soeur, Melody, et va devoir mettre à l'épreuve ses compétences d'apprenti-journaliste et faire preuve de beaucoup de courage pour tirer l'affaire au clair et pour, peut-être, retrouver sa soeur. A moins qu'elles ne sombrent toutes deux. Car comme il est écrit, l’océan donne mais il prend aussi (p. 148).

Ce roman parle foncièrement de sonorité et de résilience, deux thèmes chers à Emilia Hart et qui étaient déjà au coeur de son premier roman, lui aussi inscrit dans une atmosphère magique.

L'autrice confie dans les remerciements avoir écrit plusieurs versions successives du roman qui semble être le résultat d'un travail colossal. Elle donne ses références bibliographiques, auxquelles il faut ajouter Une vague de rêves que Louis Aragon écrivit en 1924, avant la naissance du mouvement surréaliste et qu'elle cite p. 293 : quand on dort, on convoque nos rêves, on entre en communication avec nos fantômes.

Il est touchant d'apprendre par ailleurs dans ces pages combien elle est convaincue que l'eau possède un pouvoir guérisseur et transformateur qu'elle associe à la rééducation qu'elle a entreprise après un AVC en 2017 alors qu'elle n'avait que 26 ans.

On perçoit aussi chez elle la volonté de dénoncer, ne serait-ce qu'a minima, le diktat de la beauté, régi par les réseaux sociaux ainsi que la vélocité avec laquelle il peut détruire une réputation.

Elle pointe aussi la pression pesant sur une femme voulant signaler un harcèlement. Ainsi la responsable du bien-être étudiant va dissuader Lucy de porter plainte et les circonstances vont même aller jusqu'à se retourner contre elle. A noter que la situation est en train de basculer en France après plusieurs procédures judiciaires. Ainsi par exemple apprend-on ces jours-ci le départ de Pierre Gendronneau, directeur délégué du Festival d'Avignon, à la suite "d'accusations" de violences sexuelles et sexistes alors qu'il occupait un poste dans une autre organisation, et qui aura lieu à un moment critique trois semaines avant le lancement de la nouvelle édition du festival.

Les Sirènes d'Emilia Hart, traduit par Alice Delarbre, Les escales éditions, en librairie le 10 avril 2025

jeudi 24 avril 2025

Le don de Marin d’Ingrid Thobois

Parmi les livres présentés en février dernier par l’Ecole des loisirs dans le cadre d’une rencontre autour de la féminité et de l’enfance, j’avais retenu particulièrement Le don de Marin.

L’écriture d’Ingrid Thobois est vive, ne cache rien au lecteur et installe malgré tout une surprise constante. Même pour moi qui connaissais le sujet. Parce qu’on a beau savoir les choses, elles ne se déroulent pas exactement comme on l’a imaginé et c’est ce qui fait le sel de la vie, comme de ce roman.

Cette romancière-poétesse avait expliqué comment le réel nourrissait sa création. Quoique vivant désormais à Istanbul, elle reste traversée par les bruits du monde et n'est pas étrangère aux questions posées par les lois sur la bioéthique et la PMA. Elle a reçu les confidences de deux personnes ayant vécu cette aventure et ayant eu elle-même des enfants tardivement elle a conscience qu'elle aurait pu être concernée de près par le sujet.

Le roman aurait pu s'appeler Les absents du frigo en écho à ces photos qu'un enfant issus de PMA n'affichera nulle part à portée de regard, et pour cause.

Elle donne à Marin une maman magnifique pour qui rien n’est jamais un problème. Impossible d’être moins culpabilisante, ou plus tolérante. Marin a une autre mère, prévenante, merveilleuse, capable d’anticiper l’avenir. Marin a un papa qui est resté au bord de l’adolescence. Marin a un autre père, qui n’a aucun lien avec lui, ni génétique, ni biologique mais qui se conduira malgré tout comme on l’attend d’un papa. Marin est un enfant sur-aimé et c’est formidable. Il ne fait pas de doute, en lisant ce roman, que donner ses gamètes, ce n’est pas faire un enfant, c’est faire des parents (p. 53)

Ingrid Thobois met en garde contre les conclusions hâtives du fait de la synchronicité des faits (p. 112) en concluant que parfois dans la vie les choses n’ont ni rime ni raison. Et pourtant impossible de dénombrer les si fréquentes occurrences de "constellations signifiantes" pour désigner les multiples coïncidences de la vie.

Un des éléments de l'architecture du hasard est un des lieux victimes des attentats du 13 novembre 2015, en l'occurrence le Carillon (car il n'y a pas eu que le Bataclan, Le Petit Cambodge, La Bonne Bière, La Casa Nostra, Le Comptoir Voltaire, et La Belle Équipe a avoir été touchés). Un proverbe indien, cité dans le si beau film The Lunchbox assure que : parfois, le mauvais train vous amène à la bonne gare. Le personnage principal ajoute que renoncer à l'amour est peut-être la meilleure façon d'aimer (ce que démontre un autre film bouleversant, The Visitor, réalisé par Tom McCarthy avec Richard Jenkins en 2007).

En tant qu’adulte j’ai adoré cet ouvrage qui, sans être dystopique, nous entraine dans les années 2035, dans un avenir où l’état d’urgence écologique planétaire a été décrété (p. 123). L’auteure a bien raison de dénoncer cette Tour Eiffel qui faisait clignoter 20000 ampoules 5 minutes par heure il n’a y a pas si longtemps que çà (p. 147). Elle nous laisse calculer la dépense énergétique mais ajoute : Notre génération a hérité d’une planète bousillée au nom de caprices, d’inconséquence, de cynisme ou des trois à la fois.

Il faut croire que la mise en garde ne suffit pas puisqu’elle enfonce le clou, une fois de plus car ce ne sont pas les rappels à l’ordre qui manquent au fil des pages. La vapeur pourra-t-elle encore s’inverser ? Sommes-nous seulement les uns comme les autres en sursis ?

Il est malheureusement plus que probable qu’elle ait raison de ne pas être optimiste. Mais qui veut-elle alerter puisque théoriquement un roman édité en littérature jeunesse s’adresse à des adolescents. Sachant que leur taux de suicide ne cesse de progresser, en partie parce qu’ils sont désespérés de l’avenir, je ne pense pas que j’aurais dit les choses comme cela. 

En refermant ce roman qui se veut être une ode à la vie, je ressens des opinions partagées par ces discours parfois contradictoires.

Le don de Marin d'Ingrid Thobois, Ecole des loisirs, collection Médium, parution en février 2025

mercredi 23 avril 2025

Flow, le film d’animation de Gints Zilbalodis

On m’avait vanté Flow, un film d’animation sans paroles destiné à tous les publics qui fut une des révélations du dernier festival de Cannes. J’ai donc voulu le voir et j’applaudis à ses qualités.
Un chat se réveille dans un univers envahi par l’eau où toute vie humaine semble avoir disparu. Il trouve refuge sur une felouque portée par le vent où il sera progressivement rejoint par d’autres animaux. S’entendre avec eux s’avère un défi encore plus grand que de surmonter sa peur de l'eau ! Tous devront désormais apprendre à s’accommoder de leurs différences et à s’adapter au nouveau monde qui s’impose à eux.
Le réalisateur a à peine 30 ans et est originaire de Lettonie. Il met en scène un monde abandonné par l'être humain, peut-être suite à une catastrophe écologique de l’ordre d’un déluge. Le monde est essentiellement vert et bleu, avec quelques touches brunes de bâtiments abandonnés et de cités en ruine, témoignant d’une ancienne présence humaine. Les dialogues se passent de mots. Tout se joue dans les regards et les corps.

Sur le plan technique Gints Zilbalodis  a d’abord créé entièrement son univers en 3D, en le travaillant comme un décor de jeu vidéo, modélisant des reliefs, dessinant des structures, bâtiments et autres statues, avant de placer dans cette environnement synthétique ses personnages et ses caméras virtuelles. Cette technique autorise des mouvements de caméra propres au jeu vidéo, notamment dans les séquences d’action et donne un rythme particulier (un peu surprenant pour moi qui ne joue pas aux jeux video, mais pas dérangeant pour autant).

Les principaux animaux en question sont un capybara paresseux, un lémurien collectionneur, un oiseau échassier, un chat bien sûr, et un chien labrador.

Ce qui est réussi c’est qu’il n’y a aucune mièvrerie dans le synopsis. Le scénariste n’a pas eu recours au moindre anthropomorphisme. Au contraire, l’effet comique provient d’un animal tentant d’adopter les mimiques d’un autre. Sans doute parce que le travail de recherche a été approfondi, à partir de captations video dans des zoos ou chez des particuliers pour ce qui est des animaux domestiques.

Le chien est d’abord hostile, de même que le serpentaire et ce n’est que parce que le chat leur vient en aide que ceux-ci adaptent leur comportement. L’amitié n’est donc pas innée dans le groupe où chacun conserve son tempérament.

A l’inverse des contemporains de Darwin, Gints Zilboladis fait le pari de prendre exemple sur le monde animal pour prôner l’entraide. Les chiens pourchassent le chat au début du film, les serpentaires se livrent à un combat violent entraînant l’exclusion de l’un d’eux, les lémuriens sont égoïstes et chapardeurs. Si au début du film le chat est seul à se regarder dans le miroir de l’eau, à la fin ils sont quatre, ce qui ne signifie pas pour autant que toute menace est écartée puisqu'on peut croire que le cétacé qui les aidait depuis le début finit par agoniser puisque l'eau s'est retirée, signifiant par là qu'il est bien complexe que la nature soit favorable à toutes les espèces.

Regardez le film au-delà du générique. vous aurez la surprise de voir revivre ce léviathan.

Flow peut être regardé en famille. Cette dystopie animalière et fantastique provoquera sans doute des discussions intergénérationnelles à propos des comportements des animaux comme des humains. Et il faut saluer aussi la prouesse d'avoir réalisé un film de fin du monde qui ne soit pas anxiogène.

Flow, le chat qui n’avait plus peur de l’eau, long-métrage d'animation de Gints Zilbalodis · 1 h 24 min  (France, Lettonie, Belgique)
Sélection Officielle Festival de Cannes "Un Certain Regard", Festival international du film d’animation d’Annecy (Prix du jury, Prix du Public, Prix Fondation Gan à la Diffusion et Prix de la meilleure musique originale)
César 2025 du meilleur film d’animation 
En salles le 30 octobre 2024

mardi 22 avril 2025

De nos blessures un royaume de Gaëlle Josse

Le propos de Gaëlle Josse avec De nos blessures un royaume est de nous faire comprendre qu’il est indispensable de se séparer matériellement de quelque chose pour accepter la séparation (définitive d’un point de vue physique) de l’être aimé. Cette idée lui est venue en apprenant l’existence d’un musée très particulier, ouvert en Croatie en 2010.

Le voyage ne s’effectue pas en droite ligne depuis la France. Il aurait été trop simple de prendre l’avion, de laisser l’objet et de revenir, ce qui n’aurait sans doute pas donné lieu à un roman. L’héroïne prend le temps de suivre un itinéraire en zigzag (…) au gré de quelques envies et de nos souvenirs (p. 58).

Des souvenirs d'instants vécus (ou désirés) avec son compagnon Guillaume, décédé depuis. Ce n’est pas un pèlerinage puisque plusieurs étapes sont nouvelles. Et pourtant le voyage rappelle d’autres moments. Je me dis que les souvenirs, c’est un peu comme ce papillon qui ressemble à une petite feuille sèche, invisible sur le sol, le bois, la pierre. Lorsqu’il s’ouvre, il dévoile un intérieur bleu de lapis-lazuli, marbré de jaune, offrande fugitive d’une merveille, puis il se referme, très vite, à nouveau insoupçonnable de beauté (p. 59).

Guillaume s’était comme pris de passion pour le destin d’un homme qui, père d’une enfant "différente" n’avait eu de cesse de l’ouvrir au monde, en cultivant avec elle un jardin. Il avait raconté son histoire dans un livre (unique) et était devenu pour Guillaume l’homme qu’il aurait voulu serrer dans ses bras, et le livre était son feu, son lieu (p. 49). D’un certain Julien Lancelle, intitulé Quelques éden, lettres à ma fille, 1956

Alice ne rouvre pas ce livre qu’elle a emmené avec elle pour le déposer à Zagreb mais elle nous en donne régulièrement quelques pages (à partir de p. 55-57) après avoir longuement présenté le personnage, car il s’agit très probablement d’une fiction inventée pour l’occasion (ce qui justifie d’ailleurs une fin surprenante).

C’est aussi parce qu’elle insiste, dans les dernières pages, sur l’existence du Musée des relations rompues, bel et bien ouvert en 2010 à Zagreb qu’il est d’autant plus évident que le roman de Julien Lancelle est le fruit de sa propre création.

Le contraste entre la voix de ce papa, devant faire le deuil de l’enfant idéal tout en en célébrant l’existence et celui de cette femme devant accepter la perte de son compagnon est à la fois doux et fort, sensible et puissant. Le pouvoir d’un livre pour se délivrer n’est pas nouveau mais il est traité avec originalité et de belle manière.

Elle donne aussi quelques clés sur la naissance des histoires et nous indique qu’Alice fera quelques chose du mythe des 1000 grues qui sera le fil conducteur de son prochain spectacle, confidence qui arrive précisément après le récit d’une balade du père avec sa fille dans un jardin japonais, que j’ai reconnu comme étant celui d’Albert Kahn de Boulogne-Billancourt.

Les descriptions que fait Gaëlle Josse sont économes de mots mais pas de sensualité. Elle restitue l’essentiel de la Chambre des époux de Mantoue (p. 82), témoignant encore une fois qu’elle possède un œil de photographe. Il m’a manqué cependant des images pour visualiser cette oeuvre comme d’ailleurs la Corbeille de fruits (en italien Canestra di frutta) du Caravage, même s’il est facile aujourd’hui de naviguer sur la toile pour compenser la frustration et apprendre que cette nature morte (sic) a été peinte entre 1594 et 1602, et est conservée à la pinacothèque Ambrosienne de Milan.

Elle démontre en moins de 175 pages qu’il n’est pas nécessaire de produire 500 pages pour offrir un roman remarquable. Et dans lequel on apprend (aussi) beaucoup de choses. J'ignorais tout du rituel de retournement des morts à Madagascar (p. 94) et je ne savais rien de l’art éphémère du kolam pratiqué par les femmes en Inde du Sud (p. 91). 

Il faut aussi lui reconnaitre un sens inouï de la formule, décrivant l'étape faite à Trieste comme une des pages de notre mille-feuille mémoriel (p. 95) et se promettant de faire de nos blessures un royaume (p. 102), qui deviendra le très beau titre de cet ouvrage.

De nos blessures un royaume de Gaëlle Josse, chez Buchet/Chastel, en librairie depuis le 19 janvier 2025

lundi 21 avril 2025

Et la lauréate du Prix Drawing Now 2925 est Susanna Ingleda

J'avais annoncé il y a quelques jours que je parlerais dans un même article des 5 galeries des artistes nominés pour le Prix mais je veux tout d'abord saluer la lauréate (et ce fut encore une femme) dont le nom a été dévoilé lors du vernissage de Drawing Now Paris, le mercredi 26 mars à 18h30.

J’avais croisé Susanna Inglada le matin dans les allées et il n’y avait pas eu que son sourire et sa bonne humeur qui m’avaient impressionnée mais son intérêt pour le travail des autres.

Soutenu par la Drawing Society, le prix est doté de 15 000 euros : 5 000 euros de dotation pour l’artiste, 10 000 euros d’aide à la production pour une exposition de 3 mois au Drawing Lab et l’édition d’un catalogue monographique. La lauréate bénéficiera également du soutien de la Maison Caran d’Ache qui lui offrira le matériel utile pour la réalisation de son exposition personnelle.
Alboroto (Emeute), fusain sur papier coloré, 205 x 187 cm, 2025
La galerie Maurits van de Laar l'annonçait comme artiste en focus avec une présentation installative de ses dessins collages, représentant des personnes impliquées dans des interactions intenses. En utilisant ces figures expressives Suzanna cherche à analyser les mécanismes de pouvoir existant dans notre société, et ce n'est pas un hasard si l'œuvre ci-dessus signifie "Emeute".

Née en 1983, Susanna Inglada a d’abord fréquenté l’école d’art de Tarragone, puis a suivi deux années d’études théâtrales à La Casona à Barcelone, qui expliquent en partie l’expressivité et la théâtralité de ses dessins et installations. Elle décide ensuite de se consacrer aux arts visuels et étudie à l’université de Barcelone, à l’académie Willem de Kooning de Rotterdam, à l’institut Frank Mohr de Groningue aux Pays-Bas et enfin à l’HISK de Gand en Belgique.

Susanna aime élargir le champ de sa pratique artistique avec des animations, des oeuvres textiles et des céramiques (comme celles que l’on aperçoit, posées au pied de son immense dessin). Elle a exposé dans des musées et des foires d’art aux Pays-Bas, en Belgique, en France, en Italie, en Espagne, au Maroc et en Autriche. Elle a effectué des résidences à Rome et à Stuttgart. 
Quién Diría (Qui l'aurait cru), 2025 charbon de bois, pastel sur papier coloré 248 x 136 cm
Elle a déjà été primée, remportant en 2018 le Generaciones Prize, de la fondation Montemadrid, Madrid et le prix international de la fondation Guasch Coranty, Barcelone. Ce fut l’année suivante le prix De Scheffer, décerné par la Vereniging Dordrechts Museum NL.
Mon travail explore le pouvoir, l’autorité, la corruption et l’inégalité entre les sexes, en s’inspirant de la culture, de l’histoire et de la politique qui m’entourent. Avec mes dessins collages je crée des installations théâtrales et immersives où le spectateur devient partie d’un narratif complexe où les distinctions entre oppresseur et opprimé s’estompent. Anonymes mais expressifs, mes personnages incarnent la complexité du comportement humain et des luttes partagées. Les chaises, souvent symboles de repos et d’appartenance, sont rejetées dans l’oeuvre Alboroto, reflétant un refus de se conformer ou de rester inactif face à des luttes inachevées. Influencé par des artistes comme Goya, Paula Rego et William Kentridge, mon travail affronte la violence et l’ambiguïté, incitant le spectateur à considérer son rôle dans ces dynamiques.
Depuis 14 ans, le Prix Drawing Now célèbre la création contemporaine en mettant en lumière le rôle de pionnier des galeries en récompensant le talent d’un·e artiste présenté·e lors de Drawing Now Paris. Les noms des artistes pressentis avaient été révélés au Drawing Lab lors du vernissage de l’exposition Belladone de Tatiana Wolska, lauréate du Prix Drawing Now 2024. Les quatre "concurrents" de Susanna étaient :

Mélanie Berger, née en 1979, représentée par Archiraar Gallery (Stand A16 du circuit général)
Roméo Mivekannin, né en 1986, représenté par la Galerie Eric Dupont (Stand B4 du circuit général)
Farah Khelil, née en 1980, représentée par la Galerie lilia ben salah (Stand IN2 du circuit Insight au sous-sol)
- et Violaine Lochu, née en 1987, représentée par la Galerie ANALIX FOREVER (Stand PR4 du circuit Process au sous-sol)

dimanche 20 avril 2025

Veiller sur elle de Jean-Baptiste Andrea

Pourquoi ai-je attendu dix-huit mois pour lire Veiller sur elle ? L'épaisseur du roman de Jean-Baptiste Andrea (581 pages) avait freiné mon élan. Et pourtant j'avais beaucoup aimé tous ces précédents.

C’est un auteur que je « suis » depuis son premier livre, Ma reine. Et je me suis réjouie qu’il emporte le Goncourt après « seulement » trois livres, (après Cent millions d’années et un jour et Des diables et des saints), Il y a d’ailleurs une unité indéniable entre tous, composant une véritable oeuvre.

Veiller sur elle est une titre énigmatique. Le lecteur s’interroge sur l’identité de ce "elle". De quelle femme s’agit-il ? Les premières pages situant l’actions dans une abbaye on pourrait penser à une sainte. Et plus tard à Viola qui restera toute sa vie l’âme sœur du héros.

Ce roman peut être analysé sous différents angles. J’y ai vu une magnifique histoire d’amour entre deux êtres qu’a priori tout oppose, tant sur le plan physique que social et qui composent un couple atypique, d’une modernité remarquable.

On peut aussi y lire le parcours exceptionnel du sculpteur Michelangelo Vitallini, dont on suit la confession autobiographique fictive. Comme le destin de Viola Orsini, ambitieuse héritière d'une famille prestigieuse. En ce sens le roman témoigne qu’être homme ou femme dans l’Italie du siècle dernier a une importance déterminante, quels que soient ses talents, ce qu’il est aisé d’admettre.

Jean-Baptiste Andrea nous donne des clés pour comprendre comment naissent les sculptures et j’ai beaucoup aimé cet aspect consacré au métier de tailleur de pierre et à la création artistique. Le conseil de son père, lui-même sculpteur est parlant : Imagine ton oeuvre terminée, qui prend vie. Tu dois imaginer ce qui se passera dans la seconde qui suit le moment que tu figes, et le suggérer. Une sculpture est une annonciation.

Ce dernier mot nous renvoie dans l’univers de la sainteté. De fait on comprendra que la beauté d’une oeuvre puisse être de l’ordre du sacré. C’est vrai aussi pour la peinture : Il faut avoir vu les peintures de Fra Angelico à la lumière des éclairs (p. 579).

Avoir fait naître Mimo dans la pauvreté et Viola dans la richesse d’une famille en ligne directe avec le Pape et avec le Duce justifie une analyse très pertinente de l’évolution politique que connait l’Italie tout au long des années pendant lesquelles se déroule le récit. L’opposition entre les deux personnages permet d’ailleurs d’éclairer comment tant de personnes, comme Mimo, dont le rêve d’élévation est intense, ont pu fermer les yeux sur ce qui se passait. Viola lit les journaux, sait ce qui se passe en Allemagne et tente à plusieurs reprises d’alerter son ami. Lui refuse de savoir.

Les deux protagonistes s’opposent également par des critères physiques. Elle est magnifique alors que lui est affligé d'achondroplasie (une forme de nanisme), et on ne pourra pas s’empêcher de faire un rapprochement avec Toulouse-Lautrec, dans un autre domaine artistique tandis que le prénom du sculpteur est une référence immédiate à un autre artiste italien.

On remarquera qu’alors que Mimo a une soif d’ambition sans bornes et d’élévation dès qu’il commence à être reconnu, Viola a le projet de s’envoler concrètement. L’un y parviendra, l’autre non, et la supériorité physique de l’une s’inversera comparativement à l’autre dans d’incessants jeux de miroir, faisant dire à Viola : Tu es mon entre de gravité (p. 558). Et surtout aucun des deux ne se résignera, jamais, ce qui donne beaucoup de souffle à cette histoire.

On comprend que le sujet intéresse déjà des producteurs pour réfléchir à une adaptation cinématographique.

Ce qui est particulièrement réussi c’est ce tissage de liens au nom d’une gémellité cosmique (née d’un mensonge quand Mimo doit révéler sa date de naissance). leur relation est rapidement très forte. Au premier regard, ils se reconnaissent et se jurent de ne jamais se quitter. Pourtant Viola et Mimo ne peuvent ni vivre ensemble, ni rester longtemps loin de l'autre. Ils s’esquivent, se retrouvent, tour à tour amis ou ennemis, liés par une attraction indéfectible. Et Mimo accepte souvent de reconsidérer ses points de vue : En bons jumeaux cosmiques nos griefs étaient parfaitement génétiques (p. 382). Viola me donnait une nouvelle leçon : la vraie vie était dans les livres (p. 414).

On peut deviner le point de vue de l’auteur dans cette dernière assertion. Et il est probable qu’à propos de talent c’est encore son avis qu’il exprime : On ne peut pas avoir de talent. Le talent ne se possède pas. C’est un nuage de vapeur que tu passes ta vie a essayer de retenir (p. 238).

Régulièrement, et en toute logique, on reconnaît la plume d’Andrea. Comme par exemple dans cette phrase apparemment anodine : (l’exorciste mourut) sans savoir qu’il avait raison, et qu’il se trompait complètement (p. 440).

Le lecteur est ainsi secoué tout au long de cette très longue saga entre des options contraires, qui ne sont pas nécessairement contradictoires. Même si le personnage principal est apparemment celui de Mimo, le regard de Viola nous suivra longtemps : Je voulais te montrer qu’il n’y a pas de limite. Pas de haut ni de bas. Pas de grand ou de petit. Toute frontière est une invention (dit-elle à Mimo p. 185). Et pourtant elle aussi a besoin de soutien, ce qu'elle exprime avec lucidité :  Je n’ai pas besoin que tu critiques mes choix mais que tu me soutiennes ou que à tout le moins tu fasses semblant (p. 348).

Veiller sur elle de Jean-Baptiste Andrea, en librairie depuis le 17 août 2023
Prix Goncourt 2023, Prix roman FNAC, Prix des Lectrices de ELLE

samedi 19 avril 2025

Châtenay-Malabry se souvient de femmes remarquables à travers Les Éclipsées, sculpture de Zoé Vayssières

En matière de sculpture, Châtenay-Malabry se distingue surtout par celle(s) de Voltaire dont le lien avec la ville est très fort, bien que peu connu au-delà de ce territoire.

Inversement, plusieurs personnes remarquables y ont vécu (comme j'en ai parlé dans un récent article) et ont eu une action notable ancrée dans la ville sans être pour autant très célèbres. Ce sont des éclipsées de l’histoire et la volonté municipale a été de leur rendre hommage à travers une sculpture qui a été installée dans le parc Colbert (35 rue Jean Longuet) grâce au mécénat.

C’est une artiste française, née à Paris et 1971, mais de réputation internationale, Zoé Vayssièresqui a été choisie pour l’imaginer. Elle ressemble beaucoup aux Plis de la mémoire qu'elle a précédemment créée pour Chaumont-sur-Loire en 2021.

Elle est diplômée de l’ENSAD (École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs) et après 15 ans en tant que directrice artistique dans le monde de l’art et de la mode, elle est partie vivre 6 ans à Shanghai. La Chine lui donne la chance de développer son travail de sculpture et d’explorer les techniques du bronze. Elle y reçoit plusieurs commandes publiques et monumentales, notamment une de la ville de Shanghai, en plein centre, au Jing’an Sculpture Park.

Formée en art et typographie, elle s’intéresse aux mots, citations et noms oubliés, qu’elle grave dans le bronze parce que, en traversant les siècles, cette matière fait œuvre de mémoire. Les Éclipsées est un thème qu'elle développe depuis son retour sur Paris, il y a 5 ans déjà et qui révèle le nom de femmes éclipsées de nos mémoires sous forme de performances et de sculptures évoquant de grands papiers froissés comme des brouillons rejetés dans l’oubli.
L'inauguration de celle de Châtenay-Malabry a eu lieu en une très belle après-midi, le 8 mars dernier. 
On peut lire sur le "voile" en bronze noir les noms de ces femmes qui ont marqué l’histoire châtenaisienne du XIIe à nos jours.
Adélaïde d’Osmond (1781-1866)
Mémorialiste et aristocrate, la Comtesse de Boigne a vécu dans la propriété de la Roseraie.

Sébastienne Guyot (1896-1941)
Ingénieure française spécialiste d’aérodynamique issue de la 1re promotion de l’École Centrale de Paris et résistante française, elle fut aussi championne de cross-country.

Odette de Loustal-Croux (1918-2009)
Musicienne, fondatrice de plusieurs associations musicales locales et du célèbre Festival du Val d’Aulnay.

Natalia Gontcharova (1881-1962)
Peintre de l’avant-garde russe, exilée en France dès 1917, costumière et décoratrice de théâtre pour les ballets russes à Paris, elle fut accueillie à la Maison de Chateaubriand par son amie Lydie Le Savoureux.

Marie Roland-Gosselin (1851 – date de décès inconnue)
Philanthrope, bienfaitrice, elle fit construire un orphelinat de jeunes filles, une chapelle et finança l’éducation des jeunes filles châtenaisiennes.

Lydie Plekhanov, veuve Le Savoureux (1881-1978)
Résistante, médecin, fille du dirigeant révolutionnaire russe Plekhanov, seconde épouse du Docteur Le Savoureux, elle vécut à la Maison de Chateaubriand.

Ida Makarowski (1927-1942) 
Victime de la barbarie nazie, la jeune fille qui demeurait 10 rue Charles Longuet, avait seulement 15 ans quand elle fut déportée à Auschwitz.

Françoise de Malézieu (1650-1741)
Épouse du prince de Malézieu, elle fut la gouvernante des enfants du duc et de la duchesse du Maine. Paroissienne de l’église Saint-Germain l’Auxerrois, elle organisa des fêtes somptueuses à Châtenay.

Émilie du Châtelet (1706-1749) 
Femme de lettres, mathématicienne, elle est connue pour sa traduction en français des Principia Mathematica de Newton. Elle prouva expérimentalement que l’énergie cinétique est proportionnelle à la masse et au carré de la vitesse. Elle aurait accompagné Voltaire, son ami et amant, lors de ses séjours dans sa demeure familiale à Châtenay.

Anne-Louise-Bénédicte de Bourbon (1692-1753)
Duchesse du Maine, petite-fille du Grand Condé, elle épousa le duc du Maine, bâtard du roi Louis XIV et de Mme de Montespan. Influente, femme de pouvoir, elle séjourna à Châtenay de 1699 à 1705.

Blanche de Castille (1188-1252)
Reine de France par son mariage avec Louis VIII, régente du royaume entre la mort de son mari et la majorité de son fils Louis IX, a notamment libéré des serfs châtenaisiens emprisonnés à Paris.

vendredi 18 avril 2025

Si peu de Marco Lodoli

C’est une histoire d’amour fou. D’une passion au sens christique du terme. Entre un professeur de lettres et la concierge de l’établissement où il enseigne.

Le garçon est bourré de charme. La femme est quelconque. Il est modeste et insolent, doux et arrogant, fragile et orgueilleux (p. 42) On pourrait dire d’elle qu’elle est naïve, mais elle est surtout résignée et résolue à l’aimer envers et contre tout, et n'éprouvera pas la moindre jalousie lorsqu’il se marie.

Cela peut sembler invraisemblable mais d’une part elle a peu d’estime de soi : les profs écrivent, les concierges vident les poubelles (p. 41). Et d’autre part sa philosophie de vie la pousse à l’abnégation : L'amour n'est pas propriété privée (…) c'est une dévotion qui n'a nulle exigence et n'attend rien (p. 73). J'aimais Matteo parce que cet amour était toute ma vie, avec lui ou sans lui, dans le fond ça ne changeait guère, dans le fond personne ne possède rien (p. 74).

Doué (peut-être) pour l’écriture – Matteo a commencé à publier, et avec succès –, il semble promis au plus bel avenir… et prend la lumière. La concierge anonyme, que le jeune homme appellera Caterina, mais ce n'est pas sa véritable identité, est une femme de l’ombre, et c'est la narratrice, ce qui signifie que Matteo existe à nos yeux vu par elle.

Nous seuls remarquons son existence minuscule. Une concierge ne doit pas être trop familière avec un professeur. Elle doit rester à sa place, immobile, invisible (p. 24). Mais une concierge qui récite Rimbaud avec émotion (p. 30) et qui fait siennes ses paroles : l'amour infini me montera dans l'âme.

Il ne fait pas de doute qu'elle rêve sa vie, avec mythomanie, si bien qu'il n'est pas certain que la rencontre qu'elle nous raconte ait bien véritablement eu lieu. Pas plus que l'apparition d'un nain que que Fellini n’aurait pas renié.

Cette femme surinvestit ses sentiments, agissant à l'égard de Matteo comme le ferait une "ange gardienne" bien qu'elle n'agisse pas vraiment, ce qui lui donne un côté "mouche du coche". A quoi bon cet amour infini ? Je l’ai aussitôt aimé parce que j’ai compris que sans moi il ne pouvait pas s’en sortir, et que moi je n’existait pas sans lui (p. 126).

Son rôle n'est pas exclusivement positif. On la verra  capable de lever la bêche sur un ennemi potentiel. Il n'empêche qu'elle n'est entourée que de personnes nocives. Son amie Mirella ne lui porte pas chance. pas plus que Matteo d'ailleurs. Son directeur d'établissement n'est pas sincère lorsqu'elle partira à la retraite : Vous avez été une figure essentielle dans l’histoire de cette école (p. 130).

Avec cet ouvrage concis, Marco Lodoli nous offre une fable sur l’espérance et l'abnégation, puissante au-delà de la réalité.

Si peu de Marco Lodoli, traduit de l’italien par Louise Boudonnat, P.O.L, en librairie depuis septembre 2014

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