
Il est rare qu’on nous propose un film de deux heures en noir et blanc. Nous ne sommes plus habitués à cette esthétique qui, pourtant, permet d’inscrire l’œuvre dans un contexte historique appartenant à la fois au passé et peut-être aussi à l’univers du conte fantastique.
Il y a beaucoup de faits surprenants dans l’histoire alors que le scénario a été écrit à partir d'évènements qui se sont réellement déroulés presque de cette façon au Danemark, et dont le traumatisme a traversé les générations. Si nous, spectateurs français, la considérons comme une invention osée, l’affaire Dagmar Overbye reste connue de tous comme le dossier criminel le plus controversé de l’histoire de ce pays, prouvant, encore une fois, que la société est capable malheureusement de produire des atrocités bien plus terribles que celles qu’imaginent les scénaristes.
Copenhague, 1918. Karoline, une jeune ouvrière, travaille dur dans une usine de confection textile pour survivre alors que son mari ne revient pas de la guerre. Elle le pense mort mais en l’absence de trace elle n’aura pas la reconnaissance de veuve de guerre, ni la pension correspondante. Elle tombe sincèrement amoureuse du patron de l’usine, tombe enceinte et se réjouit d’épouser cet homme. Hélas la mère de celui-ci a rêvé mieux pour son fils et l’oblige à la rejeter, en allant jusqu’à provoquer son renvoi de l’usine. Contrainte à l’avortement clandestin elle est sauvée in extremis par Dagmar, une femme charismatique qui dirige une agence d'adoption clandestine. Un lien fort se crée entre les deux femmes et Karoline endosse un rôle de nourrice à ses côtés. Parallèlement son mari est revenu, cachant sa « gueule cassée » derrière un masque de fer. Elle doit l’aider mais l’amour ne renaît pas de ses cendres …
Il y aura de multiples péripéties que je ne raconterai pas. Ce qui est passionnant dans ce film c’est d’abord la fresque sociale de ce microcosme danois où les puissants comme le patron de l’usine, au départ bienveillant, peut se révéler d’une lâcheté misérable alors que les monstres de foire cachent un coeur d’or. C’est ensuite la manière dont chaque personnage s’y prend pour lutter contre le déterminisme social et continuer à vivre alors que ses choix sont restreints, en interrogeant particulièrement le pouvoir des femmes à faire du bien … ou du mal. Car ce sont elles qui décident au final pour tout le monde. Personne n’est indemne, jusqu’à la pauvre gamine qui reçoit une claque monumentale de sa mère au début du film dans la scène de visite de la soupente.
Karoline est une jeune femme intègre qui subit une véritable descente aux enfers qui la contraint à renier ses principes au mépris de ses valeurs morales. L’ensemble donne l’illusion d’un conte avec les archétypes habituels : la jeune femme vivant dans la poussière d’un grenier sous-loué par une vieille cupide, la sorcière mielleuse qui cache un pouvoir destructeur, le pseudo prince charmant qui se transforme en serpent, une autre sorcière marchande de bonbons, dévoreuse d’enfants comme dans Hansel et Gretel, un Quasimodo amoureux de son Esmeralda. Sauf que ces personnages ont réellement existé, ce qui rend le tableau d’une froideur (renforcée par le noir et blanc) et d’une cruauté extrêmes.
Ce personnage de Karoline est interprété avec dignité par Victoria Carmen Sonne qui forme avec Trine Dyrholm un couple machiavélique. Je devrais parler de trio car la fille de Dagmar joue un rôle indéniable pour maintenir l’ensemble en équilibre.
La ville déploie ses masures le long de ruelles escarpées autour d’églises tordues qui semblent n’avoir pas changé depuis le Moyen-Age. Même les bains publics sont effrayants, exhibant des corps déformés par les années. C’est là aussi que Karoline tente de d’auto-avorter (avec une longue aiguille) au cours d’une scène d’une intensité violente effrayante.
Le cinéaste installe l'angoisse dès les premières images en superposant des visages distordus, par les cris et l’effroi, évoquant les toiles de Francis Bacon sur la partition grinçante de Frederikke Hoffmeier (musicienne expérimentale danoise dont le nom de scène est Puce Mary) et que nous retrouverons plus tard. Le film s’inscrit alors clairement dans la lignée des films d’épouvante même s’il se révèle par certains aspects comme une critique sociopolitique en démontrant que toutes les cause du mal sont sociales et complexes.
Certains spectateurs s’arrêteront à l’aspect, extrêmement actuel, du destin des êtres non désirés et le traitement que nous leur réservons dans la société. Mais, inversement, on peut y voir strictement l’inverse dans la scène finale.
La Jeune femme à l'aiguille de Magnus von Horn
Avec Trine Dyrholm (Dagmar), Victoria Carmen Sonne (Karoline), Besir Zeciri
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