
Nous avons quitté la campagne pour partir sur les bords de la côte australienne. Autant dire que le dépaysement est total pour les lecteurs français.
Il me semble important de souligner le travail de la traductrice qui a su parfaitement restituer le style de cette autrice dont elle avait préalablement traduit La Maison aux sortilèges. Le destin est parfois malicieux puisque, juste avant, elle avait traduit la bande dessinée Jane face aux sirènes pour les éditions Rue de Sèvres. C’est aussi elle qui nous permet de lire en français Elin Hilderbrand et Victoria Hislop.
Lucy est une jeune femme sujette à des crises de somnambulisme et qui connait des soucis dermatologiques, étant allergique à l'eau depuis sa naissance. On découvrira plus tard que sa soeur présente des symptômes semblables. Quand Lucy ne verra comme solution que la fuite pour se protéger du mal qu’on lui a fait tout autant de celui dont elle est responsable elle ne pensera qu’à une seule personne, capable de la comprendre, sa soeur. Mais la maison délabrée de Jess, perchée au sommet d'une falaise battue par les vents, est désespérément vide, comme subitement abandonnée.
Elle se retrouve seule dans une ville côtière où rumeurs et légendes vont bon train. Au gré de ses rencontres, elle découvre les récits d'hommes disparus dans des circonstances mystérieuses et d'un bébé trouvé dans une grotte. Elle commence surtout à entendre des voix de femmes qui murmurent sur l'écume des vagues... faisant remonter les secrets du passé à la surface. Elles lui chuchotent l'histoire de deux sœurs, il y a deux siècles, dans un monde où les hommes étaient maîtres. Un monde et une histoire qui lui paraissent lointains et pourtant familiers.
Si les histoires de marins sont fréquents les romans mettant en scène des sirènes sont beaucoup plus rares et Emilia Hart propose une réinvention moderne et féministe du mythe. Ce n'est sans doute pas un hasard si elle donne à son héroïne le prénom de Lucy qui en anglais évoque immédiatement la mer (the sea).
Le roman s'articule entre trois époques : la fuite de Lucy (2019), le journal de sa soeur Jess (1999) et le récit de Mary qui débute en octobre 1800 en Irlande que le lecteur découvre très vite (p. 39) et qui alimente les rêves de Lucy.
Elle recevra peu d'aide, surtout de la voisine de sa soeur, Melody, et va devoir mettre à l'épreuve ses compétences d'apprenti-journaliste et faire preuve de beaucoup de courage pour tirer l'affaire au clair et pour, peut-être, retrouver sa soeur. A moins qu'elles ne sombrent toutes deux. Car comme il est écrit, l’océan donne mais il prend aussi (p. 148).
Ce roman parle foncièrement de sonorité et de résilience, deux thèmes chers à Emilia Hart et qui étaient déjà au coeur de son premier roman, lui aussi inscrit dans une atmosphère magique.
L'autrice confie dans les remerciements avoir écrit plusieurs versions successives du roman qui semble être le résultat d'un travail colossal. Elle donne ses références bibliographiques, auxquelles il faut ajouter Une vague de rêves que Louis Aragon écrivit en 1924, avant la naissance du mouvement surréaliste et qu'elle cite p. 293 : quand on dort, on convoque nos rêves, on entre en communication avec nos fantômes.
Il est touchant d'apprendre par ailleurs dans ces pages combien elle est convaincue que l'eau possède un pouvoir guérisseur et transformateur qu'elle associe à la rééducation qu'elle a entreprise après un AVC en 2017 alors qu'elle n'avait que 26 ans.
On perçoit aussi chez elle la volonté de dénoncer, ne serait-ce qu'a minima, le diktat de la beauté, régi par les réseaux sociaux ainsi que la vélocité avec laquelle il peut détruire une réputation.
Elle pointe aussi la pression pesant sur une femme voulant signaler un harcèlement. Ainsi la responsable du bien-être étudiant va dissuader Lucy de porter plainte et les circonstances vont même aller jusqu'à se retourner contre elle. A noter que la situation est en train de basculer en France après plusieurs procédures judiciaires. Ainsi par exemple apprend-on ces jours-ci le départ de Pierre Gendronneau, directeur délégué du Festival d'Avignon, à la suite "d'accusations" de violences sexuelles et sexistes alors qu'il occupait un poste dans une autre organisation, et qui aura lieu à un moment critique trois semaines avant le lancement de la nouvelle édition du festival.
Les Sirènes d'Emilia Hart, traduit par Alice Delarbre, Les escales éditions, en librairie le 10 avril 2025
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