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La publication des articles est conçue selon une alternance entre le culinaire et la culture où prennent place des critiques de spectacles, de films, de concerts, de livres et d’expositions … pour y défendre les valeurs liées au patrimoine et la création, sous toutes ses formes.

jeudi 31 mars 2022

L’immeuble de la rue Cavendish de Caroline Kant

Nous étions ce soir en face du parc des Buttes Chaumont au coeur de l’univers de Caroline Kant. Si elle n’avait pas été autant chagrinée de quitter son immeuble elle ne se serait peut-être pas lancée dans l’écriture de cette saga que nous propose Les Escales. Il faut dire que le confinement a pesé dans cette orientation en lui laissant davantage de temps libre.

Les souvenirs de la période passée dans L'immeuble de la rue Cavendish et dans ce quartier l’ont longtemps hantée. La distribution sur seulement six niveaux, avec juste deux appartements par étage, créé forcément une proximité entre les habitants. Surtout quand les murs sont mal insonorisés.

L’auteure affirme qu’elle n‘a pas eu grand chose à inventer tant l’ambiance était folle dans cet immeuble parisien typiquement haussmannien où jamais on ne s’ennuie. Elle a collecté suffisamment d’anecdotes pour développer ses personnages en s’inspirant de ses anciens voisins et en distillant un petit mystère autour de chacun. Bien entendu elle a cependant tricoté leurs aventures en mixant plusieurs morceaux et en ajoutant des développements imaginaires. 

Il y aura au total six tomes, chacun étant centré autour d’un habitant. Le premier, sous-titré Les manigances de Margaux, campe le décor. On comprendra vite que la vie n’est pas toujours rose dans cet immeuble. Il s’y passe un peu le condensé de ce qu’on entend autour de soi au niveau d’une petite ville.

Margaux a ce qu’on appelle « un bon fond » et voudrait que tout aille pour le mieux. Elle a le défaut de cette qualité, ce qui l’amène à se mêler de tout parce qu’elle se sent concernée par les problèmes des autres habitants. Si on n’est pas capable d’aider ses voisins, qui le fera, surtout s’ils n’ont pas de famille ? Dit-elle pour justifier des interventions qui ne sont pas systématiquement couronnées de succès et qui finissent par susciter la jalousie de son amoureux Mathieu eu égard du temps que la jeune femme consacre à ses voisins.

Caroline Kant pose les limites de l’interventionnisme. Si le ton est proche de celui des romans feelgood il se passe tout de même des choses terribles. On tremble pour Perla, la jeune femme ukrainienne (p. 159) en se demandant si ce n’est pas l’inclinaison de Margaux pour les films d’horreur qui l’amène à des suppositions aussi horribles.

J’ai trouvé que le premier opus, quoique long, s’arrêtait un peu brutalement. Et j’étais donc impatiente d’ouvrir le second, cette fois centré sur Charlotte qui va changer de métier pour devenir organisatrice de mariages. Je vous dirai plus tard si le ton change et si chaque tome a son propre style et un rythme particulier. En tout cas, après un vert d’eau très doux la couverture prendra une teinte orangée et on peut supposer que d’autres couleurs douces suivront comme le bleu, le rose et le violet.

Chacun des six tomes pourra se lire indépendamment mais il y a tout de même une chronologie qui se déroule à chaque fois quasiment sur une année. Il est donc préférable de commencer par le premier. Entre vraies confidences, faux-semblants, enquêtes, suspicions, doutes et rebondissements, cette lecture devient vite addictive comme la meilleure des séries TV. A la fin, le lecteur finira par tout savoir des habitants.

Une chose est sûre, Caroline est une femme très sympathique qu’on aimerait tous avoir pour voisine. Elle a été proche d’un vieux monsieur qui, dans la vraie vie ne s’appelait pas Alphonse mais Jean. Pour le reste, hormis le fait de résider dans l’appartement de Margaux elle a peu de points communs avec son héroïne, excepté son amour pour la piscine.

Je n'aurais eu qu'une seule critique à faire à ce premier livre. Il m'a manqué une liste des personnages, comme pour une pièce de théâtre. Aurais-je été entendue ? Le second s'ouvre avec un schéma qui permet de se repérer très facilement. Et qui sera d'autant plus utile si des déménagements ont lieu dans les années qui suivront;

Voilà un joli cadeau pour la fête des voisins qui aura lieu cette année le 20 mai.

L’immeuble de la rue Cavendish de Caroline Kant, Les Escales
Avec deux premiers tomes en librairie le 7 avril 2022
Tome 1 Les Manigances de MargauxTome 2 Charlotte se chercheTome 3 Lucie se rebiffe (publication le 8 septembre)

mercredi 30 mars 2022

Décomposée de Clémentine Beauvais

J’ai découvert Décomposée parce qu’il figure dans la dernière sélection des 68 premières fois. Ce n’est pourtant pas un premier roman puisque Clémentine Beauvais en a déjà publié 4 et je ne dirais même pas que c’est un roman, mais un texte poétique.

Bien que je ne comprenne pas pourquoi cet ouvrage a été choisi, cette lecture aurait pu être un plaisir. Comme j’aurais été heureuse de partager un enthousiasme qui, hélas n’est pas au rendez-vous et qui m’amène à remettre en question mes critères quand je lis des chroniques dithyrambiques. J’en suis heureuse pour l’auteure qui a accompli une prouesse en écrivant ce livre mais il n’empêche que je n’ai pas savouré ses vers sur la déchéance féminine.

Néanmoins sa présentation sophistiquée mérite l’attention par sa forme hybride, composé de dix-sept fragments ou micro-récits.

L'ouvrage non paginé rend difficile la publication d'un extrait. Dès l'ouverture on découvre une belle promesse, calligraphiée en écriture manuscrite, sous l’apparence d’une dédicace : J’aime aller chercher les petites voix coincées dans les interstices d’autres textes, les envers secrets des grands classiques.

On la retrouve à la fin, juste avant de le refermer définitivement, donnant la philosophie de la collection :
Des textes brefs, intimes et percutants
Cris de colère, récits ou poésies
Une littérature d’aujourd’hui
Crue et sans tabou.

Je connaissais Les fleurs du mal, comme tout un chacun. Sans doute insuffisamment car je ne me souvenais pas d’Une charogne qui figure (sans doute pour les lecteurs aussi incultes que moi) au tout début de l’ouvrage. C'est un court poème de 8 lignes, qui donne naissance à un ouvrage assez conséquent.

Je ne me serais pas extasiée sur ce poème qui élève la laideur au rang d’art en décrivant un corps putréfié, gisant au détour d’un chemin. Je n’ai pas d'inclinaison pour le morbide. Un ami a voulu récemment photographier un dauphin déchiqueté par des becs d’oiseaux sur une plage oléronaise. Je n’y voyais aucun intérêt artistique et n’éprouvais que dégoût.

Revenons à l’oeuvre de Clémentine Beauvais. Le titre est admirablement choisi, porteur d’un double sens adéquat. La construction est d'une grande intelligence et d'une forte cohérence. La revisite n'est pas l'apanage du domaine culinaire. Elle est ici portée avec talent, c'est incontestable. Elle prend le contre-pied en redonnant vie à ce corps, en invoquant Jeanne Duval qui fut la muse du poète. Il n'empêche que je n'ai pas pu avoir d'empathie pour cette femme qui nous est racontée successivement sous les traits d'une avorteuse, d'une prostituée et d'une chirurgienne avant de l'imaginer tueuse en série.

Du premier vers du poème elle reprend à propos le terme de faiseuse d’anges, épouvantable pour moi. Avant de faire dialoguer régulièrement Charles Baudelaire et Jeanne (ce qui est certes intéressant). J’aimerais crier au génie mais je mentirais. Je n'ai aucune compétence pour en dire le moindre mal ni bien, juste celle de reconnaitre que je n’ai pas éprouvé de plaisir à cette lecture. Je me suis néanmoins forcée à aller jusqu’au bout malgré l’écœurement, comme on doit, enfant, finir son assiette.

La publication dans la nouvelle collection de l'Iconoclaste est totalement cohérente. L’Iconopop a été voulue sous la houlette de Cécile Coulon, romancière et poète (dont j'avais beaucoup aimé Une bête au paradis), pour porter haut la poésie, en la rendant la plus vibrante possible et bien entendu sans tabou. 

Clémentine Beauvais est née en 1989. Elle est l’autrice de plusieurs romans dont Songe à la douceurÂge tendreBrexit romance et Les Petites Reines, couronnés de nombreux prix littéraires.

Décomposée de Clémentine Beauvais, dans la collection Iconopop de l'Iconoclaste, en librairie depuis le 8 avril 2021

mardi 29 mars 2022

Le saké est lui aussi protégé par des IG

J’ai eu l’opportunité à quelques reprises de déguster des sakés, et même de créer des recettes s’accordant avec cette boisson particulière. Je ne prétends pourtant pas connaître bien cet univers dont la diversité est très large.

Mes connaissances progressent au fil des découvertes des boissons et spécialités culinaires du Japon, auxquelles j’ai consacré une vingtaine de billets

Hier, j’étais invitée à une master-class avec dégustation et propositions d’accords mets et sakés à l’Ecole Ferrandi organisée par Soleil Le Vin dans le cadre d’un projet élaboré en collaboration avec l’Agence Nationale des Impôts (le gouvernement japonais) et Pasona Agri-partners.

Ils se sont appuyés sur cette entreprise française, créée par Yuki Eguchi Mansoux, en raison de son expérience à faciliter les échanges culturels entre la France et le Japon au travers de différentes activités, comme l’import-export de vin, de champagne, de spiritueux, de saké, de produits artisanaux et d’oeuvres artistiques.

De nombreux restaurateurs et cavistes étaient présents et on a vu combien ils sont de plus en plus intéressés par des produits authentiques japonais, et notamment le saké, car cette boisson s’inscrit dans toute une culture … à consommer bien entendu en toute modération. Ce fut l’occasion pour moi d’en apprendre un peu plus et de découvrir quelques sakés désormais protégés par des Indications Géographiques, comme le sont tant de vins français. Cet article n’a pas pour ambition de tout vous dire sur cette après-midi mais de donner quelques éléments d’appréciation qui vous permettront, je l’espère, d’avoir envie de découvrir cet univers si vous ne le connaissez pas, ou très mal, à travers des alcools forts et d’ailleurs chinois.

Il est particulièrement d'actualité alors que les cerisiers s'apprêtent à fleurir, évènement qui attire toujours énormément de visiteurs, surtout au Parc de Sceaux où le bosquet Sud est planté de cerisiers blancs, et le bosquet Nord de cerisiers roses. (cf photo ci-dessous prise le 21 avril 2021).
Nous avons commencé par un cocktail de bienvenue, formidablement équilibré car aucun des ingrédients ne prend le pas sur l'autre. L'alcool employé est le Kuma Shochu, qui est une eau-de-vie originaire du sud du Japon, là où il y a le plus de centenaires. L'eau de la rivière Kuma lui confère un goût un peu soufré. Lui étaient associés de la sauge, de l'eau de coco et du Noilly vieilli en fut de chêne pour un résultat un peu iodé.

L’après-midi s’est poursuivie avec un séminaire animé conjointement par par Sylvain Huet (Saké Samurai et fondateur du Salon du saké) et Ken Takehisa (Sommelier, diplômé de Japan Sommelier Association, Spécialiste de GI) accompagné d’une dégustation comparative de deux sakés. Il s’agissait de faire le point sur les Tendances actuelles des Indications Géographiques du Japon (I.G.).

Voici l’essentiel de ce qui a été souligné. D’abord en terme de difficultés car il n'y a pas, pour le moment, de "petite IG" au sein d’une "plus grande IG" comme pour les vins en dehors du Japon. La différence majeure entre l'IG au Japon et l'IG dans les vins de l'UE est qu'il n'y a pas d'AOP sur une IGP, ce qui cause beaucoup de confusion parmi les producteurs au Japon. L'IG peut être attribuée aà l'échelle d'une préfecture ou de zones plus petites.

lundi 28 mars 2022

Diptyque de Andrew Payne

La tendance durera-t-elle ? Toujours est-il que depuis quelques semaines l’Artistic Théâtre offre du noir.

Mais je ne dirais pas qu’on en broie car il était quasi joyeux ce soir pour la générale du Diptyque qui nous était présenté en version intégrale. Comme deux épisodes d’une série … qui pourrait en comporter d’autres parce qu’à peine l’un terminé on a envie d’enchaîner avec un autre en criant « encore ».

Après Agatha Christie et son formidable Visiteur inattendu (qui est d'ailleurs toujours à l'affiche), voici un autre auteur britannique réputé dans l’univers du polar, Andrew Payne dont il se trouve que Robert Pagnol, le député du Visiteur (vous suivez ?) est le traducteur quasi officiel. C’est donc en toute logique que le voici sur la scène du théâtre quand le Visiteur est en relâche.

Il connait parfaitement l’écriture du créateur de l’inspecteur Barnabé. Il a déjà traduit et joué ses pièces, que ce soit Plan B, Réunion  … Il avait lancé pendant les confinements le théâtre via zoom, en proposant notamment en direct d’un hôtel, des représentations de La femme de ma vie. Il le présente cette fois-ci après un autre monologue d’Andrew Payne.

Dans la première partie il flotte dans son pyjama et dans la seconde il est cintré dans un costume impeccable. Les deux hommes sont aux antipodes l’un de l’autre, mais à chaque fois il est seul en scène, mais encombré de ses souvenirs et avec comme seul point commun l’attente au cœur de la nuit, propice à toutes les confessions… 

La soirée commence avec Une si jolie robe. Le comédien est pelotonné sous sa couette et c’est au réveil qu’il va nous raconter son histoire, plutôt touchante car la robe qu’il a offerte à sa fille pour ses 18 ans sera gratifiée du seul vrai câlin qu’elle ne lui a jamais donné. 

Mike a pourtant tout pour être heureux. un bon job, une jolie maison, une femme et une grande fille. Mais il s’ennuie. Ses collègues sont tristes à mourir, son boss : incompétent, sa femme ne lui accorde aucun crédit, et sa fille l’ignore. Un jour il rencontré Freddy, un promoteur immobilier charismatique qui lui a proposé de s’associer à lui. Mike y a vu un signe du destin et surtout le moyen de remporter enfin le jack pot, l’amour, l’argent et le respect.

Il partage avec le public tous ses rêves en incarnant plusieurs personnages dont il imite la voix à la perfection. Le texte est truffé d’instants d’humour, anglais comme il se doit. La mise en scène est limpide. Le jeu parfait. La fin est surprenante mais prévisible, totalement efficace. Un vrai plaisir.

La soirée se poursuit avec La femme de ma vie. On se demande un instant si ce ne serait pas le même homme à quelques années de distance. Mais non, c’est Franck, un allergique au mauvais goût et à l’autorité, ce qui ne l’a pas épargné d’être dominé par sa mère, puis par sa femme et d’avoir régulièrement des ennuis. Même avec la justice. Après une soirée mouvementée, à trois heures du matin, cet écorché vif, amoureux de la littérature et des costumes sur mesure, que même un aveugle pourrait apprécier sans les toucher, attend avec impatience celle qu’il considère comme la femme de sa vie… et que nous espérerons nous aussi car il a l’art de multiplier les adresses au public qui, forcément, se sent concerné.

On en sort troublé, ne pouvant choisir entre ces deux monologues, écrits par l’un des dramaturges anglais les plus doués de sa génération, pour deux hommes qui s’avèrent aux antipodes l’un de l’autre,

Diptyque de Andrew Payne, traduit et interprété par Robert Plagnol
Episode 1 Une jolie robe : mardi 19h ; jeudi 20h45 ; samedi 15h ; dimanche 17h
Episode 2 La femme de ma vie: mardi 19h ; jeudi 20h45 ; samedi 15h ; dimanche 17h
(Intégrale : dimanche 17h – durée de chaque partie 1h10)
Mis en scène par Patrice Kerbrat à partir du 28 mars 2022
Théâtre Artistic Athévains
45 Rue Richard Lenoir, 75011 Paris - 01 43 56 38 32


dimanche 27 mars 2022

En corps, un film de Cédric Klapisch

Cédric Klapish a eu bien raison de puiser son inspiration dans l'univers de la danse qu'il connait d'ailleurs très bien comme je le précise en fin d'article.

Il s'est fait aider de Santiago Amigorena pour écrire un scénario où, comme pour les comédies musicales, on alterne narration et intermèdes musicaux...  dans une proportion un quart pour la danse et trois pour la narration, comme dans presque toutes les comédies musicales.

Le résultat est tout à fait réaliste, avec un point de départ dramatique mais complètement euphorisant au final. A tel point qu'on peut dire que En corps est un chef d'oeuvre qui est en accord parfait entre narration et documentaire. Véritable déclaration d’amour à la danse et aux danseurs, en accordant une vraie place au processus de création comme au quotidien des danseurs.
Elise (Marion Barbeau), 26 ans est une grande danseuse classique. Elle se blesse pendant un spectacle et apprend qu’elle ne pourra plus danser. Dès lors sa vie va être bouleversée, et elle va devoir apprendre à se réparer… Entre Paris et la Bretagne, au gré des rencontres et des expériences, des déceptions et des espoirs, Elise va se rapprocher d’une compagnie de danse contemporaine. Cette nouvelle façon de danser va lui permettre de retrouver un second élan et aussi une nouvelle façon de vivre.
Ce n'est qu'en lisant une interview du réalisateur que j'ai compris que les quinze premières minutes ne comportaient pas de dialogues. Du moins ils ne sont pas prononcés, car le spectateur comprend absolument la moindre des émotions que ressent la jeune danseuse et devine que sa détresse va avoir une répercussion sur sa danse.

Il aura suffi d'une ombre qu'elle n'aurait pas dû voir pour que la trahison de son petit ami explose au visage d'Elise Gautier. Le générique (magnifique) se déploie autour d'elle qui danse avec grâce dans La Bayadère puis flanche. C'est l'accident. On va lui conseiller deux ans d'arrêt complet, ce qui à 26 ans, signifie la fin de sa carrière et la ruine de tous les sacrifices qu'elle a consentis.

Pourtant la jeune femme continue à se muscler et à s’assouplir et se rend assidument chez son kiné (François Civil) qu'elle va réconforter de ses déboires amoureux. C'est le monde à l'envers. C'est aussi la preuve de l'extrême empathie d'Elise pour les gens qui l'entourent. Le personnage du kiné est intéressant par sa cocasserie et sa manière de dire des choses plus perchées les unes que les autres au milieu desquelles, l’air de rien, on trouve de vraies petites leçons.

Elise admet que le corps vieillit de toute façon et qu'on ne peut pas capitaliser dessus. Que donc la seule issue est de changer de vie. Ce n'est plus un drame si on considère les choses avec philosophie : Quand tu changes de route tu changes de rêve.

Elise se fait la réflexion que les histoires de ballet classique ne célèbrent que des femmes bafouées, trahies et fracassée. Je me souviens avoir failli renoncer à écrire sur Madame Butterfly pour cette raison.  Il faudrait s'aventurer sur le terrain de la danse contemporaine pour trouver un regard positif, ce qui n'est pas encore dans ses intentions. Mais elle est prête à envisager un autre avenir, et accepte un boulot d'aide cuisinière. Elle est proche de la démarche qui est le fil conducteur du film La brigade.

Elle suit deux cuisiniers un peu farfelus (Pio Marmaï et Souheila Yacoub), un couple qui s’aime... et passe son temps à s’engueuler mais si sympathiques, dont le camion porte le charmant nom de In the Food for love, forcément une évocation du film du cinéaste hongkongais Wong Kar-wai. Les voilà dans une résidence pour artistes perdue en Bretagne, dirigée par Josiane (Muriel Robin), une femme qui elle aussi a des soucis de motricité et qui deviendra en quelque sorte une mère de substitution pour Elise qui a perdu la sienne très jeune.

On remarquera que la danse classique constituait chez Élise l’héritage de sa mère er le moyen de continuer à faire vivre en elle son fantôme. Le père, veuf avec trois filles, est comme aveugle et insensible à la danse. C’est un avocat très fort en plaidoiries... qui offre des livres que personne ne lit ! Doué pour la parole, il ne sait pas comment parler à ses filles et exprimer des sentiments. On assistera autant à la transformation de la fille qu'à celle du père.

Josiane dira avec à propos que Aller bien ne va pas de soi. Non, ce n’est pas normal. C’est une chance, un privilège en citant cette femme alpiniste, première à avoir escaladé l’Himalaya, justifiant son exploit en expliquant que c’est parce que je suis tombée très bas que j’ai pu monter si haut.

Vous aurez deviné qu'Elise ne résistera pas longtemps à reprendre la danse, contemporaine cette fois, au sein de la troupe venue là pour préparer son futur spectacle. La rédemption par cet art nouveau pour elle et par la cuisine va opérer en douceur. On est loin de la souffrance et des rivalités associées d'habitude à la danse, au profit de la lumière d’une reconstruction.

Marion Barbeau avait vu L'Auberge espagnole et Les poupées russes dont elle connaissait les dialogues par cœur. Elle s'est investie totalement dans ce travail de comédien qu'elle aimerait poursuivre.

Ceux qui ont l'habitude des salles de spectacle reconnaitront le 104, la Ménagerie de Verre et la Grande Halle de la Villette où Hofesh Shechter (qui joue son propre rôle) avait présenté son propre spectacle, Political mother, qui est repris pour partie dans le film. C'est aussi lui qui signe la musique, comme pour tous ses spectacles. Avec quand même une petite participation co-signée par Thomas Bangalter qui tout en ayant créé des sons contemporains avec Daft Punk a un goût infini pour la musique classique. 

Cédric Klapisch s’intéresse depuis plus de quarante ans à l’univers de la danse. Il était, ado, un habitué du Théâtre de la Ville où il a découvert beaucoup de ballets (uniquement contemporains), Merce Cunnigham, Carolyn Carlson, Alwin Nikolais, Murray Louis, Bob Wilson, Pilobolus, Trisha Brown et bien sûr : Pina Bausch. Plus récemment ce furent Akram Khan, Prejlocaj, ou Crystal Pite et aussi Ohar Naharin et … enfin  Hofesh Shechter... 

On ne s’en souvient peut-être pas mais Philippe Decouflé (avec qui il avait été au lycée et qui habitait son immeuble), lui avait proposé de participer à la cérémonie des JO d’Albertville (1992) en réalisant un petit film sur lui et sa compagnie. Il a filmé au Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg où il découvrit alors la danse classique. Plusieurs scènes du Lac des cygnes figurent dans Les poupées russes. Ce n’était pas non plus un hasard s’il avait réalisé ensuite un documentaire sur le sujet, Aurélie Dupont, l’espace d’un instant (2010). Il aura mis quatre ans à le faire, ce qui lui a laissé du temps pour comprendre comment les danseurs passaient du classique au contemporain.

À partir de cette année-là (2010), l’Opéra de Paris lui demandera régulièrement de faire des captations, ça a commencé avec les adieux d’Aurélie Dupont pour le ballet classique, L’histoire de Manon (2015). Puis une soirée intitulée : Quatre danseurs contemporains (2018), où il découvrit James Thierrée, Crystal Pite et surtout Hofesh Shechter avec qui il développera une complicité qui va devenir une vraie amitié.

L'envie de faire un film de fiction sur la danse s'est alors imposée, avec des danseurs qui jouent et pas des acteurs qui dansent (ou qui font semblant de danser comme Nathalie Portman dans Black Swan...). Il connaissait Marion Barbeau depuis longtemps et avait remarqué qu’elle était aussi douée en danse classique qu’en danse contemporaine. Elle a su jouer avec naturel malgré la difficulté de tous les danseurs rapport au texte alors qu’ils parviennent à mémoriser des chorégraphies complexes.

A signaler enfin que le réalisateur a bénéficié de circonstances exceptionnelles, en sortie de confinement Covid alors que les danseurs n'avaient pas encore repris les tournées internationales et étaient dans la frustration de ne plus danser devant un public.

Le pari de célébrer la danse par le prisme de la reconstruction était d'autant plus cohérent. Rares sont les films positifs et énergisants dans ce domaine. On pourrait aussi citer Pina 3 D, à propos de Pina Bausch.

En corps, un film de Cédric Klapisch, sur les écrans depuis le 30 mars 2022
Scénario de Cédric Klapisch et Santiago Amigorena
Avec Marion Barbeau (Elise), Hofesh Shechter (lui-même), Denis Podalydès (Henri, le père d'Elise), Muriel Robin (Josiane), Pio Marmaï (Loiïc), François Civil (Yann, le kiné), Souheila Yacoub (Sabrina, la compagne de Loïc, Alexia Giordano (elle-même), Robinson Cassarino (lui-même) …
Image Alexis Kavyrchine, Montage Anne-Sophie Brion, Décors Marie Cheminal, Costumes Anne Schotte, Script Elise Camurat, Musique Hofesh Shechter et Thomas Bangalter

samedi 26 mars 2022

L’enfant parfaite de Vanessa Bamberger

L’enfant parfaite est de ces livres dont on dit qu’ils nous font l’effet d’une claque.

Roxane est une très bonne élève ramenant d’excellents carnets de notes et qui, a pratiqué le violon il y a quelques années. Elle est aimante, attentive aux autres, aux petits soins pour sa mère, une musicienne dont l’activité professionnelle est prenante mais peu rémunératrice, handicapée par des acouphènes, et qui a choisi de pratiquer l’alto parce que son registre est proche de la voix humaine.

Elle ne semble pas se rebeller face aux exigences de son père et s’entend parfaitement avec sa nouvelle femme dont elle considère la fille comme sa soeur. Elle a de bonnes amies dans un lycée prestigieux. Roxane est cette enfant parfaite dont rêvent tous les parents

A l’inverse, sa vie n'est pas idyllique. Les exigences de ses parents (eux aussi loin d’être parfaits) semblent sans limites. Celles des enseignants de sa classe de Première S à Sully sont démesurées. Si la devise du lycée est Festina lente (Hâte-toi lentement) cela reste tout de même une usine à fusées (p. 22). Cette lettre S devient synonyme de supplice sacrifice stupide, que l’auteure énumère sans placer de virgules, comme si tout était imbriqué. Son petit copain la trahit. Une épouvantable acné achève de fragiliser son estime de soi.

Elle pense avoir trouvé son salut dans la prescription d’isotrétitoïne. Alors elle refusera d’arrêter le traitement lorsque son dermatologue la mettra en garde contre de graves risques d’effets secondaires. La pression de l’excellence et de la performance seront plus fortes que tout.

Notre adolescence porte au paroxysme les maux de notre société déliquescente. Société de la perfection individuelle, société de la peur, de la comparaison, pas assez de place pour tout le monde, bientôt la fin du monde (…). On nous dit, choisissez votre avenir et on nous dit vous n’avez pas d’avenir (p. 48). Vous méconnaissez notre besoin d’en rajouter, pour évacuer, amplifier nos émotions (p. 80).

Tout en ayant construit un personnage fictif, Vanessa Bamberger s'est inspirée de la scolarité de sa propre fille, elle aussi en Première S, (mais sans acné) et de ses camarades pour imaginer comment les choses auraient pu mal tourner si elle n’avait pas été entourée. Elle donne la parole à Roxane pour exprimer elle-même la fatigue, le poids, les responsabilités et toutes ses émotions et poser un regard acéré sur le monde avec ses propres mots. Un lexique est ajouté à la fin (p. 249) et il est nécessaire, même pour moi qui connaissais presque la moitié des termes propres à cette jeunesse. Il est intéressant de constater d’ailleurs que ce vocabulaire n’est pas la propriété d’une certaine catégorie de jeunes mais qu’il est présent dans toutes les couches sociales.

Si on lit le texte à voix haute on remarquera que la parole de Roxane slame et rime, en dissonance avec celle de François qui est la langue de la narration. Les amateurs de langage ont de quoi se régaler puisqu’on remarquera aussi combien la musique et la cardiologie ont un vocabulaire commun (p. 101).

La cardiologie est la spécialité de François, un médecin scrupuleux et ami de la famille, dont l’auteure nous parle régulièrement, et dont on comprendra petit à petit quel rôle il joue dans l’histoire. La chronologie zigzague entre les années. Le lecteur passe de la jeune fille (qui s’exprime à la première personne) à cet homme (qui lui s’exprime du point de vue de l’auteure) en cherchant à saisir l’ampleur du drame, son véritable fondement et ses conséquences.

Par contre on ne peut pas caractériser l’ouvrage de roman choral car on n’entendra pas d’autres voix. 

Chaque chapitre, qu'il concerne la jeune fille ou le médecin, s’ouvre sur un extrait de musique de rap alors que le roman est construit comme une pièce orchestrale, peut-être une symphonie. Espérons que ce ne sera pas un requiem. Si j’ai un (petit) reproche à faire, c’est l’absence d’une play-list récapitulative. J’aurais bien aimé me plonger dans l’univers musical de Roxane mais il aurait fallu que je note les titres au fur et à mesure. Certains éditeurs ont mis en place un QR code qui conduit directement aux morceaux cités par leurs auteurs.

Elle (la mère) ne comprend pas que les mots des rappeurs sont, comme ceux des ados, à prendre hors contexte. Nos injures ont besoin de sous-texte (p. 25). Vanessa Bamberger éclaire les inclinaisons de la jeunesse en argumentant que c’est de ne pas pouvoir parler de nos problèmes qui nous fait suffoquer. Heureusement le rap et le slam nous permettent de les exorciser (p. 117). Il est difficile pour le lecteur, bien qu’il ait accès directement aux pensées de Roxane d’évaluer sa capacité à résister à la pression psychologique.

Ce n’est pas parce qu’elle garantit ne pas avoir de penchant suicidaire après le visionnaire de la série de Netflix 13 Reasons Why qu’on peut être rassuré. D’autant qu’elle reconnaît ne pas pouvoir aller mal, faute de quoi sa mère ne le supporterait pas (p. 118). La crise de panique (p. 132) qu’elle décrit alors qu‘elle est en plein examen fait froid dans le dos. Je sais ce qu’il en est pour en avoir traversé moi-même une semblable.

On est retenu de laisser aller notre empathie pour Roxane. En effet, l'auteure lui fait dire, à la fin du premier chapitre quelques mots qui instaurent d'emblée une distance : Une dernière chose : je vous parle mais je ne désire nullement vous connaître.

Elle montre aussi l’aveuglement des parents focalisés sur les résultats scolaires, perdus dans leurs propres soucis, comme la mère pourtant fort aimante, mais noyée dans ses propres soucis, l'embourbement dans un auto centrage chez les pères. François par négligence, et par sa peur viscérale de l’échec de son fils si celui-ci arrêtait les maths. Cyril, le père de Roxane installé loin dans le Sud de la France après son divorce, fait preuve d'un égoïsme abominable qui l’amène à un double jeu.

Sans en raconter trop je voudrais malgré tout souligner l’intérêt du procès qui n’occulte pas la question de la responsabilité de la prescription face aux exigences des patients. Le serment d’Hippocrate (qui nous est rappelé au début de l’ouvrage) n’est pas un garde-fou suffisant, même s'il est prêté avec  solennité (je l'ai entendu par ma fille avant sa soutenance de thèse) et que Alain Veil le dermatologue qui prescrit le premier l’isotrétitoïne est extrêmement prudent. On ne peux pas reprocher grand chose à l’un ou à l’autre des deux médecins.

Heureusement, depuis le 5 mai 2021 la loi a modifié les conditions de prescription de l'isotrétitoïne conformément aux recommandations de l'Agence du médicament. Il faut prévoir deux consultations avant toute initiation de traitement (une consultation d'information, suivie d'une consultation de prescription) ; en cas de contraception orale (oestro-progestative ou progestative) prescrire une contraception d'urgence et des préservatifs de façon systématique et assurer un suivi médical mensuel de tous les patients (y compris de sexe masculin).

Voilà un roman juste, terrible, brillant, bouleversant, sans concession sur les exigence de notre époque et les pressions qui pèsent sur les adolescents. Egalement sur la question de la responsabilité à la fois scolaire, parentale, amicale et médicale qui est constante sans apporter de réponse définitive ni de condamnation. Ce roman n'en est que plus nécessaire.

L’enfant parfaite de Vanessa Bamberger, chez Liana Lévi, en librairie depuis le 14 janvier 2021
Sélection rentrée littéraire d’hiver de la Fnac

vendredi 25 mars 2022

Une mère, un film de Sylvie Audcoeur

C’est le type de film qu’on hésite à aller voir après avoir visionné la bande-annonce. On le pressent trop violent, à la limite de l’insoutenable. Quelle erreur ! Il y a certes dans Une mère, des scènes dures mais en respectant une certaine forme de pudeur.

Le sujet n’est pas très original. L’histoire se passe dans le Lyonnais, entre un quartier de la périphérie du centre ville, construit dans les années 70 et qui n’a pas une forte spécificité et une maison isolée dans la campagne. On sait dès la première scène qu’Aline estime la peine de prison de 9 ans dérisoire comme sanction à la mort de son fils mort à 17 ans dans une bagarre. Alors quand elle se retrouve cinq ans plus tard nez à nez avec l’assassin de son fils, tout juste sorti de prison, elle craque et perd le sens du raisonnable.

C’est que le couple d’Aline n’a pas survécu à la mort du fils. Cette femme a perdu Farid son mari (Samir Guesmiqui a refait sa vie et est même un jeune papa. Ne lui reste que son travail de postière où elle semble appréciée, et puis le modélisme dont on devine que c’était la passion de son fils et donc le moyen d’être encore proche de lui.

Les couleurs et les lumières sont froides, essentiellement dans des tons bleus et sombres où seule la mort-aux-rats apporte une touche de rouge. On reconnaîtra à cette mère une certaine forme de courage à continuer de vivre, et plus tard une sorte de cran à faire face alors que son ex-mari cherche à la dissuader de ressasser le passé. Quant au garçon, il avouera « je sais rien faire d’autre que taper ».

Les questions de justice, de peine et de vengeance ont été traitée au cinéma à de multiples reprises et de diverses manières. Sans aller jusqu’au pardon et a fortiori l’oubli, Une mère les aborde différemment par le prisme de réparation. Comment accepter si on ne comprend pas ?

Prix Adami des jeunes Talents, Sylvie Audcoeur est régulièrement sur scène et à l’image. Après une formation à la Fémis, elle écrit pour le théâtre, la télévision et le cinéma. Une mère est son premier long métrage. Elle a choisi de passer à la réalisation pour aborder deux thèmes qui lui tiennent à coeur, celui du pardon et celui du rôle de mère, qui était déjà le sujet de son court métrage. Elle est par ailleurs passionnée par les procès, va beaucoup au Palais de Justice et est extrêmement intéressée par ce qui se passe psychologiquement dans la tête des prévenus.

L’envie de faire justice soi-même traverserait forcément toute mère endeuillée par la perte d’un enfant (je l’ai vécu dans ma propre famille). Mais le passage à l’acte est une autre dimension... Aline choisit un moyen sans doute lâche puisque c’est celui qu’on emploie pour se débarrasser de la vermine. On pourra y voir un sens caché. De plus ce n’est pas rapide, donc la préméditation sera requise contre elle. Son geste est en quelque sorte plus grave que s’il avait été consécutif à une crise de colère.

On appréciera aussi la métaphore de la casse et de la réparation au travers du métier de Maxime. Il est plombier et embauché pour remettre en état une salle de bains endommagée par Aline, dans une maison inoccupée, alors qu’il est lui-même en probation.

Le titre est juste car la maternité est aussi un sujet primordial dans ce long métrage. On y rencontre plusieurs profils très différents, la femme enceinte qui cherche un foyer pour sa future famille, celle qui offre à l’ex-mari la possibilité de poursuivre sa vie, celle qui a renié son fils (bien avant qu’il ne commette un meurtre). Sans s’appesantir sur les motifs de maternité le film s’attarde sur les ruptures. En particulier sur ce qui fait qu’on arrête ou qu’on reste mère au-delà de la perte d’un enfant, pour quelque motif que ce soit.

Il repose sur un scénario construit jusqu’au bout comme un thriller et un duo d'acteurs très fort parce que dissonant. Karin Viard incarne à la perfection cette femme, qui vivait tranquillement jusqu’à ce que le destin ne la pulvérise. Sa façon d’agir est moralement discutable mais ce n’était pas pour faire reculer à l’actrice qui a déjà interprétée des rôles complexes comme la maman toxique de la gamine des Chatouilles, ou la nounou de Chanson douce. Elle a l’art de jouer des émotions complexes. Face à elle, Darren Muselet est si vrai qu’il en est effrayant même s’il dégage une forme de désarroi.

Vous aurez compris que j’ai beaucoup aimé ce film qui ne nous fait pas la leçon et qui aborde avec subtilité la justice restauratrice, une voie encore peu pratiquée en France, alors que nos oreilles sont assourdies des retentissements de procès qui n’en finissent pas. 

Une mère, un film de Sylvie Audcoeur
Avec Karin Viard, Darren Muselet, et la participation de Samir Guesmi
En salles depuis le 23 mars 2022

jeudi 24 mars 2022

Aulus de Zoé Cosson

Je ne suis jamais allée à Aulus. Mais depuis la lecture de ce premier roman j’ai le sentiment d’avoir arpenté ce village et ses environs tout autant que d’avoir rencontré les derniers habitants qui y vivent encore. Zoé Cosson décrit aussi finement les lieux que les personnes. C’est précis, bref et dense, très imagé. Ainsi les mots gigotent comme du gravier entre les lèvres du boucher (p. 24).

On referme ce petit ouvrage avec la certitude qu’une vraie auteure est née. Il n’y a rien de surprenant à cela puisqu’elle est diplômée du Master Création littéraire du Havre. L’écriture est désormais ancrée au cœur de ses préoccupations. Elle travaille sur de nouveaux textes et, en parallèle, sur des scénarios.

L’écriture du roman a débuté dans le cadre du master. Il n’empêche que sa genèse remonte à l’enfance, quand Zoé a commencé à se rendre chaque année à Aulus-les-bains où son père avait acheté aux enchères un hôtel désaffecté qui fut le point de départ de multiples randonnées.

Autrefois terre miraculeuse par la présence d’eaux thermales, la spécificité du village est d’avoir connu une certaine gloire à la Belle Epoque, et d’être situé en bout de vallée, au pied de la montagne ariégeoise. Le lecteur ne saura pas si les sources n’ont pas été empoisonnées par la mine. Elles ne guériront pas le papa vieillissant qui un jour partira, et Zoé avec lui, laissant derrière eux les trois derniers commerces et la centaine d’habitants, qui auraient pu partir, presque tous, faire leur vie ailleurs, à la campagne, sur un terrain plat, avec un climat plus doux, mais ils ne se sont pas résolus à quitter cet endroit où chacun est connu, vécu, chéri (p. 25).

L’auteure passe en revue les sujets qui alimentent les conversations, la météo bien sûr, mais aussi l’ours,  la centrale électrique, les élections. Elle décrit un écosystème ancestral dont l’équilibre est fragile, susceptible de se fracturer aussi vite que la roche. Elle présente son travail comme étant le portrait fragmentaire de ce lieu, à la fois vécu et fantasmé, fictionnalisé dans sa finalité. A commencer par la photo de la couverture qui a été prise à une cinquantaine de kilomètres d’Aulus. Si une carte est imprimée au milieu de l’ouvrage (p. 59) elle est peu lisible pour qui ne connait pas la région.

On ne trouvera aucune reproduction des photos prises au début du XX° siècle, composant cet album (p. 20) qu’elle a trouvé et qui font l’objet de fines descriptions, insérées en italiques entre les chapitres. J’ai regretté leur absence, pour le principe, car je dois être honnête, je n’ai pas quitté les pas de Zoé Cosson un seul instant, et n’ai jamais eu un moment d’inattention. C’est bien la preuve que la question de la vérité ne se pose pas.

Je me suis tout de même étonnée que la jeune femme ne sache pas faire la différence entre les feuilles de châtaignier et de marronnier (p. 87). Elle s’en confesse à deux reprises. Peut-être aurais-je le même doute si je n’habitais pas à Châtenay (dont le nom est une déformation de châtaignier).

A l’instar de la mère du roman de Christophe Perruchas, Revenir fils, le père est atteint de syllogomanie (p. 36) et accumule les objets. La fille aussi, à sa manière, même si ce sont des biens immatériels et des souvenirs sans doute moins encombrants puisque la mémoire est une mouche qu’on peut chasser d’un revers de la main (p. 82). De fait, on ne sent pas un souffle de nostalgie romantique qui nous tirerait la moindre larme.

Ce n’est pas encore un coup de coeur intense parce qu’il m’a manqué quelque chose, je ne saurais dire quoi, peut-être un peu plus d’émotion, mais je l’ai beaucoup apprécié, comme on aime une période de vacances dans un lieu exceptionnel où l’on envisagerait de revenir mais dont on sait pourtant qu’on n’y sera jamais chez soi. J’ai souvent repensé à un séjour dans une autre montagne, à Aussois, qui m’avait inspiré quelques-uns de mes premiers billets.

Aulus de Zoé Cosson Collection L'Arbalète chez Gallimard, en librairie depuis le 7 octobre 2021

mercredi 23 mars 2022

La Brigade, un film de Louis-Julien Petit

Encore un film sur l’univers de la cuisine ! C’est vrai mais il est excellent et nous parle en fait de bien d’autres choses que d’associations de produits. Tout à l’opposé de The Chef en terme de construction.

Cathy (Audrey Lamyrêve de diriger son propre restaurant depuis son plus jeune âge. Elle a grandi dans le même foyer que Fatou (Fatoumata Kaba). Elles sont restées amies et vivent dans la démerde, rêvant toutes les deux à bientôt quarante ans de réussir leurs vies. Cathy est encore sous la coupe d’une patronne de restaurant qui usurpe son talent. Pire, elle se retrouve contrainte d’accepter un poste de cantinière dans un foyer pour jeunes migrants dirigé par un homme (François Cluzet) qui désespère de caser ses jeunes en école d’apprentissage pour leur éviter l'expulsion.

Elle y sera soutenue par une éducatrice (Chantal Neuwirth) dont la candeur et la gentillesse vont l'agacer avant d'agir comme un déclic. Cathy pourrait baisser les bras mais on va assister au contraire à un retournement de situation tout à fait attendu mais si bien joué que ce film est une tranche d’optimisme. Et ça fait du bien en ce moment particulièrement.

Louis-Julien Petit a joué au poker en pariant sur l’association entre un trio d’acteurs professionnels (dans lequest Sabine) qui furent les seuls à avoir un texte précis à jouer et des jeunes migrants, interprétant en quelque sorte leur propre rôle. La mayonnaise a formidablement pris, comme on dit dans le jargon commun à la cuisine et au cinéma.

Certains jeunes sont très doués pour devenir acteur. En particulier le très jeune Yannick Kalombo : (GusGus) qui a un potentiel incroyable. Les séquences sont criantes de vérité. Il faut reconnaitre aussi qu’Audrey Lamy s’est beaucoup investie et qu’elle est parfaitement crédible, quasi naturelle, jamais vulgaire et pourtant cash, osant danser en passant la serpillière. Un vrai clown. François Cluzet est sans surprise tout à fait à l’aise et Chantal Neuwirth totalement naturelle en éducatrice bienveillante. Ce n'était pourtant pas gagné parce qu'il fallut surmonter les accidents de tournage, rupture totale du tendon d'Achille pour François, phlébite pour Audrey, sans compter les soucis de Covid.

Le réalisateur revendique la « dramédie », c'est-à-dire la combinaison de la comédie avec la tragédie. Pour ce qui est de rire, on s'en donne à coeur joie. Mais l'instant d'après on se surprend à peiner à retenir nos larmes. C'est très habile.

La brigade nous alerte intelligemment sur le sort des migrants, souvent obligés de se prétendre mineurs pour rester sur le sol français. Le scénario suggère des moyens d'action, certes un peu border-line mais qui méritent le respect. Il est allé encore plus loin en offrant à une association une interface qui servira de relais à des patrons/formateurs de secteurs en grande pénurie (agriculture, restauration, etc...) qui ont envie d’engager ou de former de jeunes mineurs non accompagnés. On voit apparaitre dans le film le numéro de téléphone 07 49 79 49 61 qui est bien réel. On lui souhaite de réussir !

La Brigade, un film de Louis-Julien Petit, en salles depuis le 23 mars 2022
Scénario : Louis-Julien Petit, Liza Benguigui, Sophie Bensadoun et Thomas Pujol
Avec Audrey Lamy, François Cluzet, Chantal Neuwirth …

lundi 21 mars 2022

Les envolés d’Etienne Kern

4 février 1912. Le jour se lève à peine. Entourés d’une petite foule de badauds, deux reporters commencent à filmer. Là-haut, au premier étage de la tour Eiffel, un homme pose le pied sur la rambarde. Il veut essayer son invention, un parachute. On l’a prévenu : il n’a aucune chance. Acte d’amour ? Geste fou, désespéré ? Il a un rêve et nul ne pourra l’arrêter. Sa mort est l’une des premières qu’ait saisies une caméra.

Hanté par les images de cette chute, Étienne Kern mêle le souvenir de ses propres disparus à l’histoire hélas vraie de Franz Reichelt, un tailleur pour dames venu de Bohême.

Je ne fais pas partie de ceux qui regardent en boucle des vidéos sensationnelles sur Internet. Je n’ai donc absolument pas eu envie de vérifier l’exactitude des faits et j’espère que le résumé de la quatrième de couverture ne vous aura pas donné envie de le faire. Personnellement je crois l’auteur sur paroles.

Je veux bien concevoir qu’il ait été impressionné par cet acte de bravoure même si mon cerveau rationnel n’admet pas la stupidité de la perte d’une vie. Une mort inutile en quelque sorte. Dommage que Franz n’ait pas eu le vertige, cela lui aurait sauvé la vie. En effet le parachute était inventé depuis longtemps. Il n’y avait donc rien d’extraordinaire dans son geste, si ce n’est l’endroit du saut et le fait que c’est la première mort filmée en direct. C’est uniquement cela qui lui vaut la célébrité.

On attribue l’invention du parachute à Léonard de Vinci. Mais le terme de parachute a été trouvé par Louis-Sébastien Lenormand en analogie avec le "parasol" auquel ressemblait l’engin qu'il utilisa pour sauter de l'observatoire de Montpellier le 26 décembre 1783. Ceci pour dire que Franz n’a rien inventé et je ne pense pas non plus qu’il ait fait progresser la science.

Par contre, Franz Reichelt a vraiment eu ce projet fou d’inventer un parachute révolutionnaire qui aurait pu équiper les aviateurs dont les accidents se multipliaient à tel point qu’on parlait d’eux en martyrs de l’aviation (p. 75). C’est pourquoi la Ligue aérienne et l’Aéro-Club de France s’étaient associés à l’initiative d’un mécène qui offrait 5000 Francs à l’inventeur d’un parachute adapté aux aviateurs. Le concours était ouvert à tout le monde. Franz s’est lancé dans une folle création qui n’aurait jamais dû être brevetée.

Etienne Kern décrit le film image par image (p. 48) et cela me suffit. Et tout comme lui j'aurais aimé croire un gag. Charlie Chaplin en danseur sur chaise. Buster Keaton en inventeur du parachute qui ne s’ouvre pas. Sur Internet, tu occupes une bonne place au palmarès des morts les plus stupide de l’histoire. On ironise. On se gausse devant ce costume de super-héros raté.

On sent vite la colère sourdre derrière les mots de l'auteur qui cherche à comprendre comment cet homme a pu en arriver à cette extrémité. Il s'adresse régulièrement à lui, en le tutoyant, dans de longs passages en italiques et la fascination est manifeste : tu étais ces cauchemars qui me hantent depuis l’enfance : le sol qui s’ouvre, une plaque de neige qui glisse, une barrière qui lâche et m’entraîne avec elle ou m’arrache ceux que j’aime (p. 59).

Plus loin (p. 86), il lui explique qu’il a essayé à multiples reprises d’écrire un livre sur son histoire, combien il peine et finalement renonce. En fait il ne renoncera pas et lui réussira son rêve. lI m’a semblé que le livre, s’il devait exister, ne pouvait être qu’un bruissement parcouru de silence. Plein de blancs et de fantômes (p. 143). De fait ce n’est pas un récit littéraire mais tout le contraire où les absents sont partout (p. 130).

Je comprends aussi que cette tragédie ait résonné chez Etienne Kern car elle fait écho à son grand-père, dont il raconte l’accident (p. 79) et on remarquera qu'il était allemand comme Franz, et au suicide d’une amie. Et je reconnais qu’il a cousu un texte qui leur rend hommage. J’aurais sans doute choisi comme titre Tombés du ciel, ce qui aurait été plus prosaïque mais, reconnaissez-le, une belle référence à la chanson de Jacques Higelin. J’avoue malgré tout que Les envolés sonne avec plus de romantisme et connote une espèce d’optimisme puisque l’expression fait penser à la métaphore employée pour signifier mourir quand on dit de personnes qu’elles sont « montées au ciel ».

La lecture de ce premier roman me laisse perplexe. Il interroge en tout cas sur la fatalité et la responsabilité. Quand l’auteur regrette (p. 101) que les gens que nous aimons, nous ne pouvons rien pour eux on est brutalement confronté à la culpabilité consécutive à tout suicide -surtout par défénestraton en raison de sa violence. La question éternelle sera de savoir si c’était évitable. Chaque auteur y répond à sa manière.

Les envolés d’Etienne Kern, Collection Blanche, Gallimard, en librairie depuis le 26 août 2021
Goncourt du Premier Roman 2022

jeudi 17 mars 2022

Les Vilaines de Camila Sosa Villada

Camila Sosa Villada a écrit cette autobiographie il y a déjà 5 ans mais elle n’a été traduite (admirablement par Laura Alcob qui est elle-même une auteure dont j’ai très envie de découvrir la production) et publiée en France que récemment.

Le titre original, las malas, signifie les mauvaises, les méchantes. Le choix de « vilain » est bien plus intéressant parce que ce terme, dérivé du latin, désigne un homme semi-libre attaché à une «villa», comme on appelait les grandes exploitations gallo-romaines. Ensuite il a été synonyme de paysan libre. Et puis ne dit-on pas d’une prostituée qu’elle est une vilaine fille ?

Il apparait assez loin dans le roman, (p. 186), en association à celui de trans. Pourtant, il désigne parfaitement ces femmes, prostituées et  extrêmement attachées au Parc Sarmiento. Les vilaines figurent comme un trait de rouge à lèvres sur la couverture, dont la photo noir et blanc semble représenter deux d’entre elles.

Je suis une prostituée qui arpente les rues, la nuit, à l’heure où les femmes de mon âge dorment dans leur lit. Je marche dans la rue, je prends part aux projets de violence mais aussi aux projets de désir. Je participe à tout ça en réitèrant la violence qui m’a vu naître, le rituel bien connu de retourner aux parents, d’être soi-même ses propres parents, de ressusciter chaque nuit ce couple disparu. Les nuits où ma mère pleure tandis qu’elle attend son mari, les nuits où les clients n’arrivent pas, où les amants nous trompent, où les mecs nous cognent,  (…) Moi, je dis que peu à peu je suis devenue la femme que je suis aujourd’hui par pure nécessité. Cette enfance de violence, avec un père qui, à la moindre occasion balançait sur nous ce qui lui tombait sous la main, (…) Cet animal féroce, qui me hantait, qui était mon cauchemar : tout ça était trop horrible pour avoir envie d’être un homme. Je ne pouvais pas être un homme dans ce monde-là (p. 54).

On se doutait bien que l’orientation de Camila pouvait s’enraciner dans une enfance douloureuse. L’explication est sans surprise mais elle nous la confie avec tant de simplicité qu’on ne peut qu’être de son côté, sans que cela signifie qu’on cautionne la « solution » qu’elle a trouvée.

L’auteure nous offre une tranche de vie de ces Vilaines qui composent une sorte de famille, des orphelines, dit-elle, des Reines Mages, écrit-elle aussi dans une sorte de tradition issue du mouvement du réalisme magique qui permet à l’une d’elles de se transformer en oiseau, offrant en quelque sorte des bouffées d’oxygène.

Elles vivent groupées autour de leur doyenne qui est la Tante Encarna, sorte de mater dolorosa qui adoptera une nuit un bébé abandonné auquel elle donnera le nom d’Eclat des Yeux et à qui on souhaite un autre destin, si cela est possible.

Camila raconte leurs (mes)aventures d’une écriture puissante, bouillante, en brossant le portrait sensible de femmes qui se trouvent être des trans et qui sont chacune attachante. Leur envie de passer inaperçue alors qu’elles sont si belles peut nous sembler surprenante, voire même mensongère. Mais être transparente est nécessaire pour éloigner les ennuis (p. 133) prévient Camila. Et leur candeur est touchante : nous faisons le bien et le mal sans en avoir conscience (p. 159).

On les voit surtout victimes (et beaucoup trop souvent évidemment) de violences qui, si elles causent de la tristesse et accélèrent un vieillissement prématuré, n’entament pas leur appétit de vivre, lequel semble infini, et qui soude leur communauté dans un mouvement d’immense solidarité, au motif que la douleur de l’une d’entre nous était la douleur de toutes (p. 112). 

Mais peut-on durablement subir un tel quotidien ? Combien de temps survit-on dès lors qu’on a multiplié les injections d’huile de moteur pour arrondir ses formes, qu’on abuse des alcools et des drogues, et que le fléau (le SIDA) a contaminé la moitié d’entre elles ? La joie peut-elle agir comme antidote ou n’est-elle qu’une sorte de politesse ?

Certes, les portraits sont surréalistes pour qui ne connaît pas ce milieu, et pourtant tout est vrai, on n’en doute pas un instant, et c’est une des forces de ce roman. J’ai juste regretté, en lisant la biographie de l’auteure, qu’elle n’ait fait aucune allusion aux différents métiers qu’elle a exercés, comme si être trans était la seule chose qui vaille d’être partagé.

Camila Sosa Villada est née en 1982 en Argentine. Elle a travaillé comme prostituée, vendeuse de rue et femme de chambre. Elle a fait des études de communication et de théâtre. Devenue actrice et chanteuse, elle est aussi l’une des écrivains les plus reconnues dans son pays ces dernières années. Si elle a été la honte de sa famille, elle se déclare maintenant comme la mère de ses parents. Les Vilaines, en cours de traduction dans cinq langues, est son premier roman.

Les Vilaines de Camila Sosa Villada, traduit de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba, éditions Métailié, en librairie depuis le 14 janvier 2021
Grand Prix de l'Héroïne Madame Figaro - 2021
Sélection Fnac Rentrée hiver - 2021
Sélection Cultura Rentrée hiver - 2021
Prix Sor Juana Ines de la Cruz - 2020

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