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La publication des articles est conçue selon une alternance entre le culinaire et la culture où prennent place des critiques de spectacles, de films, de concerts, de livres et d’expositions … pour y défendre les valeurs liées au patrimoine et la création, sous toutes ses formes.

mercredi 22 juin 2022

Le misanthrope dans la mise en scène de Thomas Le Douarec

J’ai vu au moins trois mises en scène du Misanthrope. J’en connais des passages entiers. C’est une pièce que j’aime beaucoup, à condition qu’elle soit jouée dans la nuance. Car les raisons d’Alceste à détester ses semblables sont fondées. 

En fait ce ne sont pas les hommes qu’il a en aversion, mais leurs comportements.

Ce qui est intéressant n’est pas de juxtaposer les contradictions du personnage, prompt à vilipender l’hypocrisie et pourtant incapable de renoncer à l’amour, parce que justement, les sentiments n’obéissent pas à la raison.

Je n’étais pas enthousiaste à la perspective de voir un énième Misanthrope. Mais j’apprécie le travail de Thomas Le Douarec et puis j’avais envie de me trouver sur des gradins, en plein air, dans ces Ecuries du roi, à quelques centaines de mètres du château du roi soleil.

C'est en effet une tradition chaque année, en juin, de célébrer le théâtre et la musique au cours de ce mois de juin, rebaptisé Mois Molière à l'initiative de François de Mazières, le maire de Versailles, qui est le créateur de la manifestation depuis plus de 25 ans. Le programme 2022 était fort intéressant, avec notamment des spectacles que j'avais déjà vus et appréciés comme Le Montespan, Fantasio ou Lorsque Françoise parait.

Je savais déjà que je verrais Madame Ming et Le voyage de Molière au festival d'Avignon. Nous avons eu tellement de propositions de spectacle pour fêter le 400ème anniversaire de Molière que, si j'étais disposée à sentir l’esprit de ce grand dramaturge, je voulais aussi être surprise par une mise en scène contemporaine susceptible de donner un souffle nouveau au propos. 
De mon point de vue c’est une belle réussite que d’avoir inscrit la pièce dans le tourbillon actuel imposé par les réseaux sociaux, dans la fièvre de la soif du paraître et le besoin infini de reconnaissance narcissique. J’ai assisté ce soir à un formidable travail. Thomas le Douarec a des idées à revendre. Sa direction d'acteurs est irréprochable. Le choix des costumes contemporains fonctionne à merveille. Ce fut aussi un plaisir d'assister à une représentation en lumière naturelle, avec juste quelques néons qui ponctuaient certains moments, lorsque c'était utile. La tombée de la nuit s'annonça à la fin, renforçant le côté dramatique de la situation. L’absence de décor devient un avantage car l’œil du spectateur n’est pas distrait par des artifices au fond inutiles.
Du coup, on entend merveilleusement le texte qui n'a rien perdu de sa pertinence dans notre monde où les apparences sont soit disant si essentielles. La justesse des propos est troublante.

Il n'y aura eu que deux représentations à Versailles. Mais je vous incite à aller le voir au Théâtre des Lucioles où il sera donné pendant le festival d’Avignon. Bien sûr l’ambiance sera différente. Vous serez dans un lieu clos, et j’ignore s’il y aura d’autres éclairages et des projections vidéo. En tout cas, je l’ai trouvé parfait tel que je l’ai découvert.

lundi 20 juin 2022

Les Trophées de la Comédie Musicale 2022

(Article mis à jour le 30 juin 2022)
La cérémonie avait lieu ce soir au Casino de Paris. A cette occasion, 20 Trophées de la Comédie Musicale ont été remis (l'article se termine par un récapitulatif des nommés et des lauréats, suivi de la retransmission de la cérémonie).

La soirée a été haute en couleurs, menée de main de «maîtresse» par Marion Préité (ci-contre), et sans se faire aider d’un prompteur, il faut le souligner. Elle a fait preuve aussi de fair-play car ce n'était pas facile pour elle d'être nommée en tant que artiste interprète féminine … sans aucune certitude de l'avoir. Et elle a supporté avec le sourire les problèmes de micro qui ont ponctué sa prestation.

Malheureusement ma situation, au milieu de la corbeille, était trop éloignée de la scène pour que je puisse faire des photos correctes. Par contre un des photographes officiels, Stéphane Parphot, m’a autorisée à illustrer cet article avec ses clichés qui sont, vous le constaterez, de grande qualité. Il a su saisir les meilleurs instants. Néanmoins je vous invite, en complément, à regarder le replay de cette cérémonie pour en apprécier toutes les séquences.

D’année en année, et cela depuis quatre ans, la manifestation grandit en intérêt. L’humour et le sérieux ont marqué une soirée qui s’est déroulée avec sensibilité et humilité. Je salue tous les lauréats, avec grand plaisir car je m’aperçois que mes votes étaient très souvent en accord avec ceux d’une majorité. Je regrette malgré tout que des spectacles aussi marquants que Car/Men et Oh la belle vie ! – Les Cinq de cœur ou Songe à la douceur n’aient pas été distingués.

Je note enfin que la frontière entre théâtre et comédie musicale s’affine puisque plusieurs spectacles sont distingués dans les deux domaines. Les Producteurs, comme Est-ce que j'ai une gueule d'Arletty ? (que j'avais découvert au théâtre du Roi René au festival d'Avignon en 2018 et dont j'avais immédiatement pressenti le succès) ont reçu en effet chacun deux Molières, le premier cette année, le second en 2020. Quant aux Franglaises, elles ont reçu le Molière du meilleur spectacle musical en 2015.

Avant de commencer à remettre le premier trophée, Marion nous a rappelé les codes du genre de la Comédie Musicale avec un humour insensé, illustrés par des des séquences où se sont illustrés Alexandre Faitouni et Juliette Behar et Simon Froget-Legendre qui revinrent très vite sur la scène en tant que remettants, après un changement rapide.
Ce sont Juliette Behar, trophée de l'artiste révélation féminine 2021pour son rôle dans L’Homme de Schrödinger et Simon Froget-Legendre, trophée de l'artiste révélation masculine 2021pour son rôle dans La Boule Rouge qui ont remis les récompenses à leurs alter egos de cette année.
Élodie Menant, qui ne se sentait pas complètement légitime dans ce domaine exprime une surprise sans bornes à cette distinction et qui se souvient de ses débuts dans Le soldat rose. C'est un (premier) succès de l’équipe Théâtre actuel qui en connaitra plusieurs au cours de la soirée.

jeudi 16 juin 2022

Faisons connaissance avec les champagnes Chassenay d'Arce

Chassenay d'Arce est une des plus grosses coopératives de l’Aube (10) avec un million et demi de bouteilles produites chaque année sur le site grâce à des outils performants et une grande capacité de stockage (dont je ne parlerai pas aujourd'hui).

J'ignorais son existence, connaissant davantage ce vin pour sa production dans d'autres départements, notamment celui de la Marne ayant été à Epernay où j'ai découvert de grands noms et ayant visité notamment la cave de Le Brun de Neuville, autre structure coopérative.

Chassenay d'Arce est ce qu'on appelle une Maison de Vignerons. Elle a été créée en 1956 à Ville-sur-Arce par 62 vignerons et rassemble désormais 130 familles exploitant 315 hectares de vignoble (de 25-30 ans d'âge et même plus de 65 ans pour la plus ancienne parcelle) étendus sur 12 villages de la Côte des Bar, tout le long de la vallée de l’Arce, dans un paysage où les vignes alternent avec les forêts.

Même si le nombre de vignerons a doublé elle a la volonté de rester une Maison à taille humaine, où le mot coopérer prend tout son sens.

Ce n'est pas parce que je ne les connaissais pas que les champagnes Chassenay d’Arce ne séduisent déjà de longue date les consommateurs dans une vingtaine de pays à l’export sur 5 continents et dans le circuit traditionnel en France, chez des cavistes comme Le Printemps du Goût et Le Repaire de Bacchus où on peut les trouver.

C'est toujours un moment intense qu'une dégustation parce qu'on apprend toujours énormément. J'ai compris depuis longtemps qu'il n'y a pas un champagne et que le pluriel s'impose. Je me souviens d'une master-class qui avait commencé à m'éclairer sur le sujet, notamment la question du terroir et du coup j'étais motivée (en toute modération bien entendu) à découvrir les champagnes Chassenay d'Arce et de comprendre en quoi ils sont l’expression du terroir spécifique de la Côte des Bar qui est à une centaine de kilomètres au sud d’Epernay, la région la plus méridionale de la Champagne viticole,proche de la Bourgogne.
80 % des vignes ont été plantés en coteaux exposées sud / sud-est, de fortes pentes. Le sous-sol est essentiellement composé de marnes, de calcaires et d’argiles et je me doutais que le sol kimméridgien argilo-calcaire jouait un rôle fondamental. S'agissant du climat, il est tempéré semi-continental avec des hivers plus doux que dans le reste de la Champagne. La moyenne des températures annuelles est de 11°C. La pluviométrie est de 620 mm/an. L’ensoleillement moyen est de 1 771 heures/an.Le cépage dominant est le pinot noir (90 %), réputé pour des saveurs fruitées et délicates qu'il doit au soleil et à l’exposition.

Le chardonnay représente 9 % et le rare pinot blanc 1 %, lequel donne un Champagne 
Pinot blanc 2012, 100% pinot blanc, qui fut unanimement une véritable révélation.

mercredi 15 juin 2022

Mon mari de Maud Ventura

Quelle (heureuse) surprise que Mon mari de Maud Ventura. Ce premier roman a toute la fraicheur et l'originalité promise par la couverture.

On y voit une très belle femme, dans la posture d'une ingénue s'apprêtant à occuper le devant de la scène, encore pétrifiée à l'idée d'être sous les projecteurs.

De fait, l'héroïne va partager avec nous, lecteurs, une semaine de sa vie de femme parfaite et imparfaite à la fois, en se confiant sur ses doutes avec une naïveté incroyable un peu à la manière de Woody Allen.

Elle est attendrissante, paranoïaque et démoniaque s'il me fallait lui attribuer trois adjectifs comme elle s'y emploie pour chaque personne avec qui elle est en contact.

Elle est professeur de français et aussi traductrice, d'où sans doute une inclinaison à tout interpréter. L'essentiel de son activité consiste à chercher des preuves d'amour, ou plutôt confirmation d'un désamour selon elle inéluctable puisque c'est ainsi que tout finit.

On se dit qu'elle exagère et qu'on n'est "absolument" pas comme elle. On se rassure en estimant que nous sommes raisonnables. Quoique … je dois avouer que je me suis déjà fait certains films dont elle aurait pu me souffler le scénario.

Elle est constamment sur le qui-vive. Ses réactions sont masquées. Personne ne doit se douter de rien. Ce doit être épuisant. Dans ma vie, le mauvais goût est toujours resté un péril constant, car j'ai vite compris que l'argent de mon mari ne m'achèterait ni l'élégance, ni les bonnes manières (p. 73). Même choisir un bouquet de fleurs relève de l'exploit (p. 59). L'épouse souffre de multiples complexes, hormis curieusement celui de la beauté, mais elle n'est pas rassurée pour autant puisque -pas plus que l'amour- les attraits ne durent pas.

Certaines de ses manies sont émouvantes. Comme l'attribution d'une couleur à chaque journée d'une semaine qui devient un arc-en-ciel entre deux orages. Ou le choix des premières notes de l'Hymne à l'amour pour annoncer un appel de son mari sur son téléphone, qu'elle justifie comme une astuce (de plus) pour éviter des déceptions -espérer que ce soit lui, pour me rendre compte que ce n'est qu'une amie ou un proche (p. 107).

Cette femme est dans l'hyper-contrôle. Même sa simplicité est fabriquée. Son coeur ne tiendra pas le coup à force de le soumettre à tant de montagnes russes ! Si elle n'avait pas trouvé la solution (tout consigner dans de multiples carnets, chacun ayant sa fonction) elle serait depuis longtemps internée dans un asile. D'autre auraient sombré dans l'addiction à l'alcool ou aux médocs. Elle a la sienne : Ecrire me donne toujours la solution (p. 85).

J'ignorais le complexe de Phèdre. Si je devais me reconnaître dans un des personnages de fiction, ce serait plutôt Cyrano. Est-ce d'une gravité supérieure ? J'observe que les deux histoires se terminent mal.

Je sais au fond que mes larmes n'ont aucune raison d'être. (Phèdre et moi) nous subissons les conséquences d'un amour trop intense et inapproprié (p. 123).

On se retient de la secouer et de la sermonner. L'instant d'après elle nous attendrit de ses doutes, faisant sienne cette citation de Marguerite Duras dans l'Amant : Je n'ai jamais aimé, croyant aimer … (p. 130). Ou lorsqu'elle invoque la délivrance qui survient quand ce qu'on redoute finit par se produire (p. 316). mais comment ne pas finir par la juger abominablement autocentrée, voire atrocement détestable quand elle avoue son regret d'avoir eu des enfants (p. 138) ou qu'elle égrène son système de punitions (p. 327) ?

On pèse le pour et le contre d'une page à l'autre, ne sachant si elle est davantage à plaindre qu'à blâmer. Pourtant elle pousse le bouchon très loin, en inversant les codes de la jalousie et en prônant l'infidélité par "nécessité", un sacerdoce en quelque sorte.

Elle assène quelques confidences comme des évidences : Je préférerais que mon mari tienne un journal intime : je n'aurais qu'à le lire pour connaitre le fond de ses pensées, et je pourrais me dispenser de fouiller dans ses affaires. Quel gain de temps ce serait (p. 242).

Mon mari est un ouvrage très drôle, et néanmoins plus profond qu'il n'y parait. L'auteure est une fine observatrice de nos travers et des contradictions humaines. Qui d'entre nous réfuterait son désir d'être la moitié d'orange de son amoureux, autrement dit la wife material d'un husband material ? (p. 114). L'épilogue est une idée formidable. Je n'en dirai pas plus. Le petit chapitre de "références" (p. 363) est intéressant et plus agréable que la désormais habituelle play-list et de multiples notes de bas de page.

Maud Ventura a vingt-huit ans et vit à Paris. Normalienne et diplômée d’HEC, elle rejoint France Inter juste après ses études. Elle est aujourd’hui rédactrice en chef des podcasts dans un grand groupe de radios, NRJ. Elle ne cesse d’explorer la complexité du sentiment amoureux en littérature et sur les ondes. Il faut espérer qu'elle poursuive au cinéma car il y a matière à un film … pour peu que la distribution joue sur l'ambiguïté des personnages.

Mon mari de Maud Ventura, Editions de l'Iconoclaste, 2021

mardi 14 juin 2022

Dîner chez l'étoilé Mavrommatis

Je connaissais l'univers Mavrommatis. Mais je n'avais encore pas pénétré dans l'unique restaurant étoilé à célébrer la cuisine hellénique à Paris.

Depuis 40 ans cette famille, regroupée autour de trois frères, multiplie les établissements en parvenant à se diversifier tout en gardant l'âme de son terroir d'origine. Epicerie, corners, caves à vins, restaurants … l'éventail est large. Du plus abordable à l'élitisme mais sans jamais sacrifier la qualité et l'authenticité.

Le Michelin a couronné le travail de Dionysos et Andreas Mavrommatis en décernant une étoile à leur restaurant de la rue Daubenton en décembre 2018, soit onze ans après son ouverture. Peu de temps après, ils ont décidé de faire encore mieux en sollicitant le décorateur Régis Botta pour refaire le cadre.

Les courbes de la salle salle se sont arrondies. Les tonalités sont celles de la pierre et du bois, ponctuées de tableaux où l'or apporte une note colorée. Des étoiles ont été taillées dans la cloison isolant les cuisines, un peu à l'instar d'un moucharabieh.
La sobriété est de mise pour que l'excellence éclate dans les assiettes. Le service est tel qu'on l'attend dans ce type d'endroit : sans faute. On doit à Dionysos une carte des vins magnifique. Le menu Signature d'Andreas est irréprochable, à la fois créatif, aromatique, d'inspiration méditerranéenne et néanmoins adapté aux goûts français.
Les assiettes d’accueil sont posées à l’envers pour révéler immédiatement l’emblème du Mavrommatis, dessiné autrefois par un client fidèle, ami et célèbre, le chanteur Georges Moustaki. Il ajouta d'une écriture manuscrite une mention qui est une promesse de bonheur : J'ai réalisé ce dessin en hommage à Aphrodite et aux délices qu'elle nous dispense grâce aux frères Mavrommatis.
Suivant le conseil du chef la table entière a opté pour le menu Signature dont la promesse est de célébrer le meilleur de la cuisine hellénique, avec une sélection de crus distingués et primés aux cépages indigènes grecs et chypriotes. Il s'enquiert néanmoins de nos contraintes, allergies ou interdits alimentaires et proposera une adaptation lorsqu'un plat contient du fromage à la personne qui n'en consomme pas.
On découvre les premières bouchées combinées autour d'une tartelette filo à la féta, d'un cromesquis poivron-gambas et sa feuille de shizo, un chou à la poutargue.
Pour accompagner ces amuse-bouches il était préconisé d'accepter une coupe de champagne, mais nous avions commencé la soirée dans la cave, à quelques dizaines de mètres de là et nous avons préféré un verre de vin blanc et sec, IGP Lemesos, Domaine Tsiakkas, Promara 2020 aux effluves citronnées et muscatées que nous savourerons en toute modération, comme chacun des vins proposés ce soir-là.
Une bouchée divine de fleur de courgette farcie au homard arriva toute tiède. Bientôt suivie d'un Pagre en carpaccio, palourdes marinées, piment d'Espelette, boutargue de Messolonghi qui fut accordé avec un AOP Santorin, Domaine Argyros, Cuvée Nykteri 2018 dont le goût de mile en fin de bouche est très agréable.
L'assiette suivante était une Asperge verte de Provence grillée à l'huile, crémeux d'asperge verte au yaourt de brebis, olives de Kalamata, espadon fumé, sorbet basilic et agrume, lequel émoustilla nos papilles déjà inspirées par le curable d'olives.Asperge verte de Provence
De couleur presque dorée l'AOP Sitia, Domaine Oikonomoy,  Domaine Economou 2015, situé en Crète orientale, accompagna idéalement l'assiette par sa minéralité et sa puissance de fruits jaunes confits. De jolies notes oxydatives provoquent une amertume légère en fin de bouche, avec une matière bien persistante.

samedi 11 juin 2022

Christian Cabrol, mon amour, ma lumière, de Bérengère Dautun

Je connais Bérengère Dautun depuis … très longtemps. Comme actrice mais pas en tant qu’épouse de Christian Cabrol, le chirurgien qui réalisa la première transplantation cardiaque en Europe, et tant d’autres ensuite.

Je lui ai toujours trouvé une dignité, un maintien et une douceurs exemplaires tout en la supposant avoir un tempérament de main de fer dans un gant de velours. J’avais d’elle une image contrastée par les femmes qu’elle a interprétés et qui, toujours, forçaient mon admiration. Des rôles de contrariées, dit-elle.

La dernière fois que je l'ai vue c'est tout récemment dans la série Lupin sur Netflix où la bonté de son personnage lui jouait des tours. Et je la retrouverai avec plaisir sur la scène de l'Espace Roseau Teinturiers où elle jouera La disparition d'Agatha Christie avec Sylvia Roux pour partenaire, son amie et complice à la direction du Studio Hébertot, régulièrement cité dans le livre.

J’étais loin de soupçonner une vie aussi âpre que celle qu’elle confie avec une grande sincérité dans ce livre de souvenirs qu’elle a intitulé Christian Cabrol, mon amour, ma lumière, dans lequel elle parle autant de lui que d’elle, et peut-être même davantage de son propre parcours.

Sa vie est ponctuée de grands moments et de belles joies. Elle ne les minimise pas. Avoir été premier prix du Conservatoire national d’Art dramatique et pendant 33 ans sociétaire de la Comédie-Française dont elle fut la 450ème … après Molière, apporte forcément beaucoup de satisfactions. Elle a fait de fabuleux voyages, a côtoyé de grands artistes, a discuté avec plusieurs présidents de la République, surtout François Mitterand qui l’avait prise en affection, a effectué de très beaux voyages.

On pense si souvent et à tort que le malheur va durer et le bonheur sans cesse être brisé. J’en suis la preuve vivante : on se réinvente après avoir vécu chaque rupture, il faut y croire pour rebondir et se laisser le temps de guérir d’une séparation (p. 26).

En effet, sa vie publique est magnifique mais sa vie privée fut un champ de ruines, jusqu’à ce que le 25 octobre 1986 le hasard la place sur la route de Christian Cabrol qu’une amie chère lui présenta un soir, sur un paquebot de luxe alors que ni l'un ni l'autre n'étaient au sommet de leur forme. Il avait 60 ans, elle 46, ce ne sont pas les 14 ans de différence qui comptaient mais l'épouse du grand homme qui était marié, qui plus est à la meilleure des anesthésistes. mais il faut ces deux là étaient sans doute destinés l’un à l’autre et le bonheur qu’ils ont partagé fait plaisir à lire.

Bérengère force mon admiration à faire de la barre au sol chaque matin, qu’elle en ait envie ou non. Elle fait preuve d’un optimisme inoxydable : Si je suis encore debout, si je joue encore et m’investis de toutes mes forces dans le théâtre, si je parviens à continuer ma vie sans Christian, c’est que je sais serrer les dents et ne pas m’apitoyer sur moi-même. La vie offre un immense champ de possibles si on a la force de se battre. Il le faut. Les surprises sont plus belles que tous les affronts vécus, je le proclame (p. 124).

D'autres auraient sombré dans la dépression. Sa naissance n'a pas été souhaitée par son père, médecin militaire, qui à la rigueur aurait supporté que son second enfant soit un garçon. Tu n’es qu’un ventre pour une autre famille, entendra-t-elle souvent. La pauvreté, ou la rigueur de l'éducation, obligeait la famille à se nourrir de raisin et de sauterelles grillées. Si cet aliment (que je consomme depuis 2015) est aujourd'hui à la mode et représente l'avenir pour ceux qui ont besoin de protéines il est facile de deviner la répulsion que les insectes produisaient à l'époque. Et puis, personnellement je suis influencée par la manière dont il est cuisiné au Mexique où c'est un plat tout à fait quotidien.

Les relations avec sa mère sont chaotiques jusqu'à ce que celle-ci guérisse d'une grave maladie grâce à la découverte de la pénicilline. S'il faut lire le livre de Bérengère Dautun, ce n'est pas pour y glaner des anecdotes. Il y en a, relatées avec pudeur et sincérité. Mais sa confession est avant tout un hymne à la vie, à la résilience, et un encouragement au bonheur.

On croit souvent que pour être heureux en amour il faut tout se dire. Elle comprend un soir que son bonheur est conditionné à la retenue :  Tout ce que je sais désormais, c’est que je dois garder en moi ce qui peut le troubler, lui faire peur, le perturber. Et donc, ne pas tout dire de la vie que j’ai vécue avant lui et qui pourrait choquer ou bouleverser, perturber l’innocent qu’il est (… ) Quitte a brider ce qui me dévore et a failli me détruire plusieurs fois (p. 54).

En effet rien ne doit risquer de faire trembler ses mains de chirurgien. Rien non plus ne doit leur faire courir le moindre risque, ce qui le dispense de la moindre tâche ménagère. Ça tombe bien, cet homme prodigieux ne sait rien faire d'autre qu'opérer. Tout le monde le sait mais on peut le répéter : Christian Cabrol fut le premier en Europe à avoir réussi une greffe cardiaque sur un être humain. C'était en 1968 à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, quatre mois seulement après celle historique réalisée au Cap par le Professeur sud-africain Christiaan Barnard. En 1982, il réalisera la première transplantation cardio-pulmonaire en France et il récidivera en 1986 avec la première implantation d’un coeur artificiel temporaire, conçu pour servir de remplacement en attendant une greffe. Une de ses patientes les plus célèbres sera Mireille Darc, qui interviendra ensuite pour permettre la fondation de l'Institut du coeur.

Bérengère acceptera aussi qu'il l'aime en tant que femme, sans pour autant béer d'admiration face à la comédienne. Et quel hommage elle lui rend en ayant donné à sa compagnie, créée en 2009, le nom de Titan, à la fois parce qu'il en avait la stature et parce que petit garçon il ne parvenait pas à prononcer son prénom autrement. Sans compter la connotation de force qui correspond si bien à sa détermination.

Je pense que je la ferais rire si elle savait quel est notre majeur point de divergence. Elle refuse de se laisser aller à prendre un café dans son lit, à y lire un journal, un livre ou une pièce à travailler (p. 301). Je suis tout le contraire. J'y passe des heures à écrire, porte-fenêtre grande ouverte sur un parc de verdure, accompagnée du chant des oiseaux.

Christian Cabrol, mon amour, ma lumière, de Bérengère Dautun, Editions Archipel, en librairie depuis le 24 mars 2022

mercredi 8 juin 2022

Petite dégustation de saké chez Accents

En général je ne fais pas de portrait de chef sans avoir au préalable goûter sa cuisine dans son cadre habituel de travail. Je fais exception pour Ayumi Sugiyama car j'ai été subjuguée par ce qu'elle avait préparé avec son chef de cuisine Romain Mahi à partir de produits typiques de la gastronomie japonaise, Umeshu, Shochu, Vinaigre, Wagyu (bœuf japonais) et Iburigakko, et de manière à s’accorder avec les sakés et alcools présentés, à l'issue d'une master-class à propos des appellations japonaises il y a trois mois, à l'Ecole Ferrandi.

Cette fois c'est dans son restaurant que j'ai eu l’occasion de découvrir un autre saké, très aromatique, toujours à l'initiative de Soleil Le vin (voir coordonnées en fin d'article) le Karen, dont la température idéale de service se situe entre 10 et 16°.  Il est originaire de Nigata, au nord du Japon.

Il a un nez très floral, fort agréable. A la dégustation on est surpris par les arômes de pomme verte et un goût de levure très net et très rafraîchissant. Il a en outre l’avantage de ne titrer que 10°.

Voilà un vin que je verrais très bien pour un apéritif qui changerait des standards habituels. Il pourrait aussi accompagner un plat de crustacés en surprenant la tablée.
J’ai découvert ensuite un alcool que je ne connaissais pas, et qui mérite tout à fait son surnom de « parfum qui se boit » tant il est aromatique et puissant comme une brassée de feuillages fraîchement coupés. Il s’agit de l’alcool de patate douce. Cette bouteille a été médaille d’or en 2021 et 2022 à San Francisco. Les patates douces poussent depuis longtemps dans le sud du Japon où la confection de cet alcool est traditionnelle.

Ayumi Sugiyama a participé à la dégustation et il m'a semblé naturel de l'interroger sur son expérience parisienne. Accents est le seul restaurant japonais a être distingué d'une étoile au Michelin depuis trois ans. Cela mérite compliment.

Elle est en France depuis une vingtaine d'années et le moins qu'on puisse dire est qu'elle a le sens du détail. Je n'ai pas songé à lui demander si elle avait plié elle-même la quantité extravagante de grues qui pendent comme une sorte de méduse géante à l'entrée de son restaurant.

mardi 7 juin 2022

Flânerie littéraire et artistique avec des auteurs de l’Ecole des loisirs

Léonie Bischoff, Jean-Luc Englebert, Moka, Charlotte Moundlic, Jérémy Pailler et Mathieu Sapin avaient donné un rendez-vous intrigant à l'hôtel des Académies et des Arts pour une flânerie littéraire et artistique, le 7 juin à partir de 18h. 

C'est dans le hall puis dans une chambre d'hôtel, réaménagée pour l’occasion, qu'ils avaient invité un petit groupe de fidèles pour suivre une sorte de petit théâtre intime ou pour échanger à propos de leur prochain album.

Une rencontre collective poursuivait l’expérience dans le café atelier de l'hôtel, où performance dessinée et exposition d'originaux se sont tenues. Tout était orchestré avec talent et sensibilité par les équipes de l'Ecole des loisirs, de Kaléidoscope et de Rue de Sèvres qui sont leurs éditeurs.

Par exemple on découvrira à la rentrée de nouveaux albums d’Alex Sanders chez Loulou & Cie ainsi que Jeanne Boyer et Émile Jadoul. Rascal a imaginé un nouvel album conceptuel comme il excelle à le faire. Cette fois il traite le thème de la découpe. Anais Vaugelade va poursuivre les aventures de la famille Quichon. Catherine Valck publiera un album et un roman. Grosse colère sortira en version cinématographique le 12 octobre prochain.

Il y aura bien d'autres publications à la rentrée mais dans cet article je vais faire un focus sur celles dont j'ai pu avoir un aperçu. Pour commencer Jan le petit peintre, de Jean-Luc Englebert (à paraître le 14 septembre 2022) dans la collection Pastel, à partir de 5 ans.
Chaque matin, Jan se rend à l'atelier du maître de la peinture. Il est apprenti comme beaucoup d'enfants à cette époque. Jan veut devenir un grand peintre. Pour le moment, il ne peut que ranger et nettoyer. Alors il observe, il prépare son matériel et imite le maître. Un jour, une commande importante oblige Jan à se dépasser.

lundi 6 juin 2022

Barrage contre le Pacifique, adaptation et mise en scène d’Anne Consigny

J’ai vu Barrage contre le Pacifique en avant-première à la Manufacture des œillets mais vous pourrez découvrir la pièce en Avignon cet été.

"La mère, Suzanne, Joseph. Ils sont ceux-là que nous ne connaissons pas, ces étrangers, ces expatriés, ces migrants, ces pauvres, ces sans-amis. Ils sont dans l’ombre du monde, ils sont à mes yeux les trésors cachés de notre humanité. En travelling avant, la caméra de Duras s’approche imperceptiblement pour aller vers un seul très gros plan... Elle nous aspire dans l’intimité secrète de leur âme.
C’est au théâtre, en direct avec le public, que je souhaite donner à sentir cette approche silencieuse." Anne Consigny

Anne Consigny a décidé d’adapter, de mettre en scène et d’interpréter elle-même ce chef d’œuvre de Marguerite Duras paru chez Gallimard.
Dans le sud de l’Indochine Française en 1931, une veuve vit avec ses deux enfants, Joseph et Suzanne (20 et 16 ans). Leur bungalow est isolé dans la plaine marécageuse de Kam sur le littoral cambodgien proche du petit port de Ram. Leurs conditions de vie sont déplorables à cause de leurs faibles revenus. Ils ne possèdent qu'une vieille automobile modèle B12 en fin de vie rafistolée de toute part.
La mère a économisé et travaillé dans un cinéma comme pianiste durant 15 ans pour se voir attribuer cette concession, qui s'est finalement révélée incultivable : les plantations sont détruites tous les ans par les grandes marées de la mer de chine méridionale que la mère s'obstine à nommer l'Océan Pacifique. La mère, désillusionnée après avoir vu ses barrages détruits et soumise au harcèlement de l'administration corrompue, commence à sombrer dans la folie.
Le récit s'ouvre sur la mort de leur vieux cheval, acheté quelques jours plus tôt.
L’essentiel de sa proposition est bien dans l’interprétation qui nous est offerte de ce destin modelé par la fatalité. Voilà pourquoi elle joue tous les rôles, passant en moins d’une seconde de l’un à l’autre.

Pour cela point n’est besoin de beaucoup d’accessoires, un imperméable, un chapeau colonial et un tabouret suffiront pour la plupart des scènes. Une boule à facettes et la chanson de Theodora, Step into disorder, installeront l’ambiance de la nuit. Sans oublier l’air de Ramona puisque Duras fait référence à ce succès de Tino Rossi et sur lequel les personnages valseront après que Tristes horas de Francisco Canaro aura installé une touche de nostalgie, surtout avec l’accordéon.
La robe que Cidalia Da Costa a dessinée et coupée dans un tissu à petites fleurs est parfaitement intemporelle. Elle convient autant à la mère qu’à la fille. Par moments, alors que la comédienne est assise sur la dernière marche, en haut de l’escabeau, le voile de coton s’anime et ondule, comme porté par un souffle de vent. Cette après-midi la pluie martelait le toit de la salle. On se serait cru en pleine mousson estivale.

La performance d’Anne Consigny est remarquable de simplicité et d’efficacité. Peut-être parce qu’elle rend au personnage de la mère une position très centrale alors que nous avons, depuis L’amant, l’habitude de prendre le parti de la fille. Et si bien évidemment la mère demeure celle dont on ne connaîtra même pas de prénom, elle n’est plus au second plan.

Le moindre des mouvements de la comédienne obéit à une chorégraphie précise qui a pleinement son sens. La tragédie est là, qui va broyer la famille et dont personne ne sortira indemne. Pourtant il y a des notes d’humour qui émergent : Une idée est toujours une bonne idée, … même si …

La mère est la première à mettre tout en oeuvre pour sortir ses enfants et elle-même d’une situation qui part à vau l’eau. Après avoir épuisé son courage et sa force de travail elle ne voit d’issue que dans une nouvelle rentrée d’argent. Elle en est persuadée : il n’y a que la richesse qui fait le bonheur. Et c’est cette leçon qu’elle entend donner à ses enfants puisqu’elle ne pourra pas leur transmettre les biens immobiliers que le vampirisme colonial lui a soustrait.

Il y a soudain quelque chose de tchekovien dans la capitulation de la mère et la tentative de la fille de sauver les meubles. Marguerite Duras a-t-elle voulu raconter sa propre histoire en dehors de toute opinion politique ? Il est évident en tout cas, dans la version d’Anne Consigny, qu’on se demande comment on peut à ce point être naïvement victime d’un destin inmaîtrisable malgré un courage et une détermination évidente. On pense aussi à Steinbeck et aux raisins de la colère, à tous ces hommes et femmes, pionniers ou colons qui, en fait, ont été le jouet de financiers qui les ont exploités sans vergogne.

Anne Consigny a commencé sa carrière d’actrice à 9 ans avec le Soulier de satin de Paul Claudel dans une mise en scène de Jean-Louis Barrault. Cette pièce lui offrira aussi son premier rôle au cinéma en 1984 dans l’adaptation réalisée par Manuel De Oliveira.

Auparavant elle a fait ses études d’art dramatique, est sortie première du Conservatoire et a enchainé les rôles avec de grands metteurs en scène et auprès de comédiens illustres. Elle peut tout jouer, la tragédie comme la comédie, y compris intégrer le casting de séries télévisées. Elle a été six fois nominée aux Molières et aux Césars. S’il ne fallait retenir qu’une seule interprétation je citerais Je ne suis pas là pour être aimé, où elle était la partenaire de Patrick Chesnais sous la direction de Stéphane Brizé en 2005. Et où, déjà, elle dansait avec toute la grâce qu’on lui connaît.

Au théâtre, c’est peut-être son travail au côté d’Emmanuelle Riva en 2014 dans Savanna Bay qui fut déterminant pour lui donner l’énergie d’entreprendre Barrage contre le pacifique.

Barrage contre le pacifique
adaptation, interprétation et mise en scène d’Anne Consigny
Lumières Patrick Clitus
Costumes Cidalia Da Costa
Assistantes Cécile Barreyre, Agathe Deburetel
Conseillère artistique Pascale Consigny
Vu le vendredi 3 juin au Théâtre des quartiers d’Ivry
Au festival d’Avignon, Petit Louvre, à 10 h 20
(Relâches les mardis 12,19, 26 juillet)
La photo qui n'est pas logotypée A bride abattue est de Denis Manin

samedi 4 juin 2022

Michel Bouquet raconte Molière

Sans la cérémonie des Molières et sans l’hommage particulier rendu à Michel Bouquet lundi dernier il est possible que je n’aurais pas eu entre les mains ce livre fort intéressant, réimprimé en mai 2022 pour l’occasion, et offert par l’académie des Molières aux participants à la soirée.

Le comédien se raconte un peu dans cet ouvrage alternant des chapitres consacrés à Molière et d’autres dans lesquels il confie sa propre expérience. Il nous en dit néanmoins plus sur le grand homme que sur lui et reste discret sur sa vie privée, ne citant que le nom de sa seconde épouse, Juliette Carré, qui fut discrètement présente à la cérémonie. Quelques photos en noir et blanc, pour la plupart anciennes, illustrent les propos et il est complété par une bibliographie choisie.

Il est préfacé par Fabrice Luchini dont on connait l’admiration pour ce grand homme avec qui il a souvent joué. Il avait lu lundi soir un discours dans lequel il fut égal à lui-même, c’est-à-dire autocentré. Au moins n’a-t-il pas rappelé leur point commun, avoir reçu chacun un Molière d’honneur, Michel Bouquet le premier en 2014 et Fabrice en 2016.

L’essentiel de l’intérêt de ce livre tient à la manière dont Michel Bouquet s’exprime et dont il éclaire un petit peu plus la vie du grand dramaturge français qu’on croit connaître comme si les choses allaient de soi. Il souligne que sans le témoignage de La Grange, qui consigna toutes les activités de la troupe, nous ne saurions presque rien de sa vie. Subsistera malgré tout un secret : Jean–Baptiste Poquelin ne s’est jamais expliqué sur l’origine de son nom d’auteur et d’acteur (p. 38).

Il resitue à plusieurs reprises le contexte historique en rappelant combien être comédien était alors peu honorable. Il cite Bossuet : quelle mère, je ne dis pas chrétienne, mais tant soit peu honnête, n’aimerait pas mieux voir sa fille dans le tombeau que sur le théâtre ?

Cette opprobre a pour fondement le fait que le comédien, en donnant une place de réalité à une fiction, occupe une position outrecuidante par rapport à la vie.

Molière a eu la chance, comme Michel Bouquet, d’avoir un père compréhensif. En effet il accepta, qu’une fois reçu maître tapissier, son fils lui tourne le dos et qui plus est pour faire carrière dans un domaine déshonorant. Plus encore, ce père l’aidera et aura en retour, à la fin de sa vie, le soutien d’un fils qui n’aura pas oublié l’ouverture d’esprit, la tolérance et les encouragements de celui qui dû affronter le déshonneur d’avoir un fils comédien (p. 142). Aujourd’hui beaucoup de parents sont au contraire très fiers que leur enfant ait embrassé une telle carrière.

La seconde chance de Molière fut qu’en son temps le roi Louis XIV, âgé alors d’une vingtaine d’années, sa mère, Anne d’Autriche, et son frère, étaient friands de théâtre et accordaient leur protection aux troupes de comédiens. Ils les mettent ainsi à l’abri des menaces d’interdiction proférées par les fanatiques de la religion (p.16). On ne dit pas assez que le souverain soutenait Molière. Moi-même je croyais qu’il en fut du contraire alors que ce n’est que bien plus tard que Louis XIV prit le parti de Lully.

Michel Bouquet s’exprime sans filtre. Le moins qu’on puisse dire est qu’il ne s’extasie pas sur le talent de comédien de Molière, bien au contraire. Il estime qu’il n’était pas doué au départ pour faire carrière : Son absence de talent l’obligeait à avoir du génie (p. 18). Avoir été confronté très jeune avec le théâtre de la rue, si opposé à la clientèle aisée de son père, composée de riches bourgeois, lui donnera des idées de contrastes comiques. Et son talent se nourrira ensuite de ses études de Droit, lui permettant de mettre ses connaissances au service de l’intrigue dans L’école des femmes.

vendredi 3 juin 2022

Les producteurs, mis en scène par Alexis Michalik

Le Molière 2022 de la révélation masculine a récompensé la prestation de Benoit Cauden et le Molière du Meilleur Spectacle Musical a couronné le travail de toute l'équipe des Producteurs.

Personne dans la salle ce soir ne s'en étonnait et c'est une bruyante standing ovation que le public enthousiaste a offert aux artistes en fin de représentation.

Il ne fait aucun doute qu'Alexis Michalik a encore une fois visé juste.

Je dois dire que je n'aime guère le film de Mel Brooks qui ne me fait pas rire (peut-être parce que depuis 1967 notre oeil est habitué à un autre type de montage, même s'il fut récompensé en1969 par l’Oscar du meilleur scénario original) . Mais la version signé Michalik est une totale réussite. Chaque tableau frôle la perfection.

Tout est réuni pour qu'on passe une excellente soirée : des comédiens formidables, des belles voix, des costumes inventifs, des chorégraphies exécutées au millimètre, des numéros de claquettes impeccables, des décors qui descendent des cintres au bon moment. Que dire de plus ?

Vous restituer l'intrigue peut-être, en quelques mots : Un producteur proche de la ruine imagine une arnaque à l'assurance en montant la pire comédie musicale, sur un scénario indigent, dirigée par le pire metteur en scène, avec un casting improbable... pour être bien certain d'obtenir un four et récupérer l'argent qu'il a d'ailleurs extorqué à de nombreuses femmes crédules, mais rien ne se passera comme prévu. Le bide sera un succès.

On comprend le pari qu'Alexis Michalik s'est amusé à faire en renversant la proposition puisque pour lui c'est un triomphe. L'affaire était sans doute difficile car il s'agissait de restituer l’humour caustique, irrévérencieux et déjanté dont Mel Brooks avait fait preuve.
Le spectacle commence en musique avec des musiciens qui occupent la scène et les baignoires pendant que le public s'installe. On est dans l'ambiance en reconnaissant des airs célèbres comme Rhapsody in Blue composé par George Gershwin en 1924, et qui combine des éléments de musique classique et de jazz. Ou encore When the Saints Go Marching In, qui est un negro spiritual partiellement inspiré de la musique folk datant de 1927.

L'ambiance est installée. Outre les qualités que j'ai précédemment soulignées, j'ai beaucoup apprécié les touches d'humour qui ont été ajoutées dans cette version. Par exemple, en découvrant des reproches dans un journal, on nous dit (avec l'accent yiddish) que lorsque les journalistes partent à l'entracte les critiques sortent beaucoup plus vite. Evidemment !

Les dialogues sont savoureux :
- Déplacer quelques virgules, vous pouvez le faire, incite Max Bialystock (le producteur)
- Mais c'est de la fraude, proteste Leopold Bloom (le comptable)
- Non, de la charité, argumente Max

Plus tard il sera question de l'odeur nauséabonde de l'estime de soi, et (avec un clin d'oeil complice à la salle) : quand est-ce que Léo sera tout là-haut ? Encore plus tard, alors que leur spectacle est qualifié d'expérimental on souligne qu'il n'y a pas de parking et qu'on dirait Avignon.

Le spectacle sera d'un burlesque absolu, à l'image de la folie surréaliste de la pièce écrite en 1944 par Mary Chase, ce qui lui vaudra le surnom d'un tramway nommé Harvey. D'autant plus malin que le comédien interprète du rôle titre d'Harvey, Jacques Gamblin, vient de recevoir le Molière du meilleur comédien. La réception de la statuette pour la troupe est du coup sous-entendue en finesse.

Les allusions sont multiples et même s'ils s'adressent à des oreilles un peu initiées l'ensemble est si bien tricoté que tout passe crème, comme diraient les ados.

L'évocation du film de Chaplin Le dictateur est joliment amenée, prouvant qu'on peut faire rire avec toutr.

Point n'est besoin de crier merde chaque soir, pas plus que casse-toi une jambe, le succès leur est désormais acquis.
Les producteurs de Mel Brooks
Livret de Mel Brooks et Thomas Meehan
Mise en scène d'Alexis Michalik
Avec Serge Postigo (Max Bialystock), Benoit Cauden (Léopold Bloom), Régis Vallee (Franz Liebkind), David Eguren (Roger De Bris) Andy Cocq ()Carmen Ghia, Roxane Le Texier (Ulla Inga Hansen Bensen Yonsen Tallen-Hallen Svaden-Svanson), Alexandre Bernot (Le Soldat d’assaut, Bryan, Officier O’Riley), Véronique Hatat (Prends-moi-Touche-moi, Rachel, la Guichetière), Léo Maindron (L’Aveugle, Scott, le Pianiste, Ulrich) Marianne Orlowski (L’Ouvreuse, Brenda, Plote-moi-Pince-moi, La Juge), Loaï Rahman (Sabu, Donald Dinsmore), Carla Donc (La Nonne, Jackie, Berta, Adolf, la Greffiere), Hervé Lewandowski (Marks, Le régisseur, Jacques Pintade, Churchill, le Sergent), Mélissa Linton (Lola, Heidi, Wolfgang, une jurée), Sébastien Paulet (Michelle, Kevin, Jason Green), Eva Tesiorowski (L’autre ouvreuse, Jane, Shirley, Love-moi-Lèche-moi)
Et les musiciens Thierry Boulanger (Chef d’Orchestre, Piano) ainsi que à l'accordéon, la contrebasse, les percussions, la clarinette, la clarinette basse,  le saxophone, la flûte et le trombone Benoit Urbain, Benoit Dunoyer,  Franck Steckar, François Chambert, Jean-Pierre Solves, Jean-François Quellec
Au Théâtre de Paris, 15 rue Blanche - 75009 Paris
Programmé jusqu'au 1er janvier 2023

jeudi 2 juin 2022

La Fille que ma mère imaginait d’Isabelle Boissard

Isabelle Boissard est née en 1971 en Bourgogne. Après Clermont-Ferrand, l’Italie et Taïwan, elle vit actuellement en Suède. Ses difficultés à se conformer aux codes de la vie d’expatriée l'ont poussée à réfléchir à la notion de déracinement.

C'est avec un drôle de sentiment que je referme son premier roman de cette auteure (qui, j'en mettrais ma main au feu, va poursuivre l'expérience de l'écriture).

Je m'attendais à un roman. Ce n'est pas cela. J'ai cru ensuite identifier un journal en raison de la présence de date en haut de chaque chapitre mais c'était encore une fausse piste.

Bref, je n'avais pas entre les mains le livre que je m'imaginais. C'est tout l'intérêt de cette auteure que de semer le doute et de balayer nos certitudes.

Il faut croire qu'elle a été la première secouée par des cultures surprenantes au fil des expatriations qu'elle a vécues. Parmi elles, Taiwan est sans doute la plus déstabilisante. On comprend qu'elle n'ait pas résisté à utiliser des prises de notes quotidiennes sur les étrangetés de sa vie pour les recycler dans cet ouvrage. Rien ne perd, tout fait sens, y compris les statistiques, les jeux de mots, les anecdotes, les idées reçues, les contre-vérités, jusqu'aux explications les plus folles (et pourtant exactes) comme l'origine du terme 'les dents du bonheur".

Je vous donne deux indices : elle remonte à Napoléon et permettait d'être dispensé d'aller (mourir) à la guerre. Pour comprendre pourquoi il vous faudra aller page 158. Comme il est étrange de devoir à ce militaire cette expression comme la Légion d'honneur … 

Je savais qu'aux Etats-Unis un ascenseur passe directement du 12 ème au 14 ème étage, de manière à ce que personne n'habite le 13ème. On apprend qu'à Taiwan une superstition née de l'homonymie en mandarin entre le chiffre 4 et le verbe mourir justifie que ce chiffre ne soit jamais utilisé dans la numérotation. Le quatrième étage n’existe pas, pas plus que le 14 ème ou le 24 ème (p. 88). 

Je rappelle que Taïwan est un petit État insulaire situé à 180 km à l'est de la Chine, offrant des villes modernes, des temples chinois traditionnels, des stations thermales et une spectaculaire région montagneuse. Au nord, Taipei, la capitale du pays, est réputée pour ses marchés nocturnes animés, mais aussi le musée national du Palais où sont exposées des œuvres de l'art chinois impérial, et d'immenses gratte-ciels.

Isabelle Boissard ne nous fait pas visiter la capitale. Une ville qui compte plus d’animaux que d’enfants. Dans un pays d'Asie qui fut le premier à avoir légiféré sur l’interdiction de manger du chien, … mais seulement depuis 2017.

Elle y évolue dans le milieu clos des expatriés :  un Eden où tout le monde a un salon de jardin à 2500 boules, et c’est apparemment lassant. (…) C’est avec les apparences qu’on se protège. Il me semble que ces faux semblants me minent a posteriori. Bien sûr que je fais partie de la mascarade. Bien sûr que je la joue la comédie ! Et puis ensuite, je m’en veux (p. 66).

Cette comédie, pour reprendre son mot, a donné le titre au livre que l'on découvre ici (p. 158) : J’avais joué la fille que ma mère imaginait, celle que rien n’affecte vraiment.

Elle masque les émotions derrière le récit de situations cocasses (comme une séance chez le coiffeur (p. 154), les bons mots, les paroles de chansons qui ont cartonné en leur temps, en usant toujours d'une tonalité d'emblée drôle, décalée, grinçante et plutôt amusante, mais la misanthropie affleure toujours et parfois se fait envahissante. Et certaines questions sont d'une naïveté étonnante comme celle de savoir si les larmes sont potables (p. 131). Evidemment, sinon on ne les ravalerait pas !

On se trouve pourtant curieusement des points communs avec elle, sans pour cela avoir appris d'un coup de fil brutal qu'on était devenue orpheline dans notre  enfance : J’ai donné à mes enfants un père fort, un père décidé et pas décédé. (…) Aujourd’hui je déteste le téléphone, je ne réponds pas aux numéros inconnus (p. 119). Moi non plus, …mais c'est pour une toute autre raison.

Elle nous donne envie de la suivre dans sa revendication à l'égard des réseaux sociaux et je lui conseille de lancer le hashtag incitant à inventer l’émoticôme avec une épée de Damoclès retenue par un crin de cheval au-dessus de la tête, pour représenter une partie de son éducation (p. 163).

Je penserai à elle la prochaine fois que je cueillerai de la verveine dans mon jardin. Elle m'a appris que c'est une des herbes les plus sacrées, de l’Antiquité au Moyen-Âge. Encore plus sacrée que le gui. Pour la cueillir il fallait jeuner, se purifier (…) parce qu’on cueille aussi une âme. On pensait que la plante était habitée de nymphes (p. 192).

La question de la place, si chère à Annie Ernaux, est bien présente derrière l'humour : Je déteste le collectif, ça me rend paranoïaque. J’ai l’impression que tout le monde peut lire sur mon front que je suis une supercherie. J’ai le complexe de l’imposteur. Je suis un Canada Dry. (…) L’expatriation a exacerbé ce sentiment. (…) La peur d’être démasquée. Du coup, j’anticipe, je corrige le tir. Ma tendance misanthrope fait son lit un peu plus chaque jour (…) On me trouve libre et pourtant je suis pétrie de la peur du jugement des autres. J’ai un déficit d’estime de moi. J’abandonne très vite (p. 102).

Quelques lignes au-dessus, Isabelle Boissard reconnait l'évidence, les auteurs ont besoin d’être aimés. Alors pourvu qu'elle sache qu'on l'aime !

La Fille que ma mère imaginait d’Isabelle Boissard, Editions Les Avrils, En librairie le 5 mai 2021

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