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La publication des articles est conçue selon une alternance entre le culinaire et la culture où prennent place des critiques de spectacles, de films, de concerts, de livres et d’expositions … pour y défendre les valeurs liées au patrimoine et la création, sous toutes ses formes.

vendredi 30 juillet 2021

Napoléon, la nuit de Fontainebleau, de Philippe Bulinge, mise en scène par Maude et Philippe Bulinge

 Il ne s’est pas écoulé dix ans après l’éclatante victoire d’Austerlitz. Napoléon a été contraint à l’abdication le 6 avril 1814. L’Histoire n’est pas qu’une affaire de dates et d’évènements. Elle est portée par des hommes et il n’est pas inutile de se rappeler que l’Empereur était aussi un homme.

Certes il a toujours un tempérament très fort mais on réalise dans la pièce écrite par Philippe Bulinge tout ce que sa vie eut de tragique. Que ce soit au plan politique (Je les ai tous vaincus, et vaincus, je les ai tous laissés sur leur trône. Le Russe, Le Prussien, L’Autrichien. Tous. J’ai épousé une archiduchesse autrichienne. Mon fils est à moitié autrichien. Combien de fois les ai-je vaincus ? Et combien de fois leur ai-je tendu la main ? - scène 4) qu’au plan amoureux puisque Joséphine ne pouvant avoir d’enfant il fut contraint d’en épouser une autre.

On a caché ces heures de folie qui, dans la nuit du 12 au 13 avril 1814, ont suivi l’absorption d’un poison avec lequel il tenta de mettre fin à ses jours. A-t-il alors appelé le Général Armand de Caulaincourt, lequel finira par solliciter son médecin personnel ? Les choses se sont-elles déroulées exactement comme l’auteur nous les raconte, peu importe car tout est plausible. Il s’est remarquablement documenté pour publier, aux éditions L’Harmattan, ce Napoléon, la nuit de Fontainebleau, qu’il a sous-titré la tentative de suicide de Napoléon et créer la pièce en cette année du bicentenaire de la mort de Napoléon 1er. 

Il avait sans doute une idée très précise de ce dont il voulait rendre compte puisqu’il a décidé de mettre lui-même la pièce en scène, avec le concours de sa femme, Maude, avec laquelle il collabore depuis toujours.

Il a confié le rôle principal à Damien Gouy qui le joue de toutes ses forces, sans jamais s’économiser et qui, bien entendu, est bouleversant. Tu t’es voulu... Dieu ? Une espèce de Dieu à mi-chemin entre le ciel et la terre ?... Et ce soir, tu as froid comme le dernier des hommes. Tu as froid, dans chacun de tes os, jusqu’à la douleur. Plus qu’en Russie. Plus qu’en enfer. - scène 1.

On est en totale compassion avec lui, mais ce n’est pas pour autant qu’on a le sentiment d’assister à l’agonie de Napoléon. Il manque un je ne sais quoi -peut-être des éclairages appropriés- pour qu’on ressente l’intimité du moment et qu’on oublie qu’on est au théâtre. Jouer une heure trente en restant allongé sur un lit est en soi une performance. Il a pour seul costume une chemise de nuit qui flotte autour de lui. La seule trace de sa gloire passée est d’immenses bannières reprenant les noms des batailles. Ce n’est pas ce qu’on imagine comme objets dans la chambre de l’ex-empereur des français.

Par contre Caulaincourt (Loïc Risser) est en costume militaire (magnifique de dignité) malgré l’heure tardive de trois heures du matin. Leur face à face est plutôt surréaliste. On a dit que le général était mesuré. Sans doute ne montrait-il guère ses émotions mais l’impassibilité avec laquelle il considère la situation est désarmante. On peut être respectueux sans afficher une telle distance. Avec quelle lenteur il lui verse un verre d’eau et plus encore lorsqu’il éponge distraitement son front ! On se retient de jeter une couverture sur les épaules de cet homme qui ne cesse de se plaindre d’être glacé.

Il ne s’emporte qu’à un instant, devenant soudain l’homme de confiance qu’il a dû être dans la réalité historique : Mais voilà des semaines, des mois, que je me bats, auprès de tous, contre tous, pour vous obtenir... la vie. Quand tous veulent vous voir mourir... Je n’ai pas ménagé ma peine, sire... La haine du roi de Prusse dépasse l'entendement... On envoie des assassins à Fontainebleau par esprit de vengeance ou pour seulement simplifier les négociations... On fait dormir des soldats dans les couloirs pour vous protéger... Mais malgré tout, j’ai obtenu des engagements précis. Des engagements qui sauvent votre vie.
Napoléon : De quelle vie parlez-vous, Caulaincourt ?
Caulaincourt, après un long silence : Le fait que je ne vous adule pas, le fait que je ne vous idolâtre pas, ne signifie pas que je ne vous aime pas. Le fait que je ne sois pas comme tous ceux qui vous admirent au point d’avoir les genoux toujours sales, et dont je ne vois plus, ce soir, de trace nulle part, ne signifie pas que je ne vous aime pas. - scène 4.

La pièce est essentiellement un long monologue, nourri des délires d’un homme en proie à des visions. L’analyse à laquelle il se livre est passionnante, mais le flot de paroles la rend ardue à suivre. Le personnage de Caulaincourt aurait pu davantage lui donner la réplique, apporter pour le spectateur des nuances et relancer l’intérêt. Qu’il ne soit pas un inconditionnel de Napoléon aurait pu être un levier pour justifier le renversement de situation. En amenant le spectateur à considérer l’homme derrière le stratège.

Le médecin (Vincent Arnaud), dont on se demande s’il arrivera à temps, est un homme affolé, se sentant autant coupable de négligence que d’incompétence. Il était au service personnel de l’Empereur depuis près de quinze ans et c’est sans doute lui qui lui avait fourni, dès 1812, une première dose de poison car l’Empereur, en cas de défaite, ne voulait pas tomber vivant au mains de ses ennemis. On voit Alexandre-Urbain Yvan hésiter entre deux extrêmes, secourir son patient ou l’aider à en finir. Il finit par s’enfuir, dans une ultime lâcheté ou par remord, persuadé en tout cas que son empereur ne voulait pas réellement mourir. Il parait qu’ils ne se revirent jamais.

Beaucoup de bruit pour rien aurait dit Shakespeare puisque l’empereur aura raté son suicide. Il a avalé un produit ayant dépassé sa date de péremption, ce que le grand homme ne pouvait pas deviner. Il sera quitte d’une mauvaise nuit. L’histoire effacera l’incident. Seuls les spécialistes le commenteront, jetant des hypothèses diverses sur les causes de l’empoisonnement. Napoléon quittera Fontainebleau pour l’île d’Elbe.

Les costumes que Marilyn Fernandez François a conçu pour Caulaincourt et le médecin sont magnifiques. Le mobilier fait sensation.
Napoléon, la nuit de Fontainebleau, la tentative de suicide de Napoléon
Jusqu’au 31 juillet 2021 à la Folie Théâtre, 6 rue de la Folie Méricourt - 75011 Paris
(mercredi et vendredi à 19h30, jeudi et samedi à 21h00)
Du 15 au 17 octobre 2021 à Papeete - Tahiti - Polynésie française.
Le 13 novembre 2021 au Théâtre municipal de La Roche-sur-Yon (85)
Reprise prévue ensuite dans une salle parisienne.

jeudi 29 juillet 2021

Une histoire d’amour d’Alexis Michalik

 

Le public avignonnais était très chanceux d’avoir accès aux meilleures pièces de théâtre. Mais les parisiens ne sont pas à plaindre. Même en ce moment il y a des spectacles qui sont des valeurs sûres comme Une histoire d’amour que vous pourrez voir tout l’été à la Scala.

C’est Alexis Michalik qui l’a écrite et comme tout ce qu’il entreprend depuis déjà un bon moment le succès fut immédiat.  On l’adore parce qu’il se renouvelle à chaque nouvelle aventure sans répéter les ingrédients qui ont fait mouche la fois précédente.

L’homme totalise tout de même 11 Molières même s’il donne un chiffre plus modeste en se limitant aux récompenses le qualifiant de meilleur auteur francophone vivant ou de meilleur metteur en scène.

On lui doit Le porteur d'histoire en 2011, Le cercle des illusionnistes en 2014, Edmond en 2016 et Intra-muros en 2017, qui tournent toutes. Une histoire d'amour, a été créée à la Scala le 11 septembre dernier.

On pourrait le qualifier de magicien et estimer qu’il y a un truc. Evidemment le talent et le travail. Et puis sans doute un art de la troupe car il n’y a pas de star sur la scène. Même s’il joue lui-même dans une de ses pièces il n’est qu’un interprète au service du texte, lequel peut fort bien être servi par un autre acteur. Les comédiens sont totalement investis, manipulant les éléments de décor entre les scènes, et à vue, interprétant les rôles secondaires en plus du leur. Cela donne une cohésion incroyable renforcé par le rythme d’un scénario dont les scènes s’enchaînent vite.

Alexis Michalik jouait le rôle William à la création. C’était Paul Lapierre qui l’interprétait ce soir et franchement il n’y avait aucune raison d’être déçue. La distribution était excellente et tous ont été longuement salués par un public totalement conquis par Stéphanie Caillol (Justine), Alexia Giordano (Claire), Julia Le Faou (Katia) et Lior Chabbat (Jeanne) qui à quatorze ans promet d’être une formidable actrice.

Il n’est pas vraiment nécessaire de donner l’essentiel du résumé. On va voir un Michalik comme on irait voir un Molière, un Feydeau ou un Tchekhov, quoique la capacité de renouvellement de l’auteur soit assez exceptionnelle. J’ai remarqué l’importance de la littérature et de l’écriture dans la construction de la jeune Jeanne. C’est peut-être un des traits communs entre toutes les pièces de cet auteur qui, à première vue, semblent très différentes les unes des autres.

Et il y a fort à parier que la prochaine, en janvier 2021, sera surprenante. Il a déjà annoncé qu’il allait mettre en scène le mythique show de Broadway, "Les producteurs", d’après Mel Brooks, jusqu’à maintenant jamais monté en France et dont il travaille déjà à l’adaptation. Il devrait être créé au Théâtre de Paris, ce qui confirme qu’Alexis Michalik peut investir tous les lieux parisiens, sans être attaché à l’un d’entre eux en particulier.

Je n’ai pas envie de spoiler cette histoire d’amour qui est largement plurielle car le thème est traité sous de multiples facettes, l’amour passion, l’amour fraternel, l’amour maternel et qui interroge aussi sur la paternité quand elle n’est pas biologique.

Qui mieux que Charles Aznavour aura chanté les sentiments sous toutes leurs formes ? Voilà pourquoi chaque personnage reconnaît face au public que quoi qu’il soit arrivé elle/il n’aura aimé que toi, en le chantant a capella, au centre du rectangle définissant l’aire de jeu. Et pourtant résonne comme un avertissement du désamour à venir avec une infinie tendresse.
L’histoire peut commencer et il est intéressant de savoir qu’elle démarre il y a quinze ans quand l’homosexualité était loin d’être acceptée et que deux femmes n’avaient pas le droit d’avoir un enfant reconnu d’elles deux. On est dans le mélodrame (au sens noble du terme) contemporain. C’est sans doute le plus intime des spectacles d’Alexis Michalik. Préparez vos mouchoirs. Vous allez pleurer. Rire aussi.

L’amour aurait un début, parfois flamboyant, inattendu, exaltant, et puis une fin, qu’elle soit le fait de l’un des deux ou imposé par le destin. Le spectateur est surpris souvent car il ne s’attend pas aux multiples rebondissements et à de jolies trouvailles scéniques, extrêmement poétiques (voilà pourquoi je ne veux pas raconter l’essentiel du scénario). Je dirais juste que l’art de l’auteur est d’écrire des dialogues honnêtes qui ne condamnent aucun des comportements. Comme le dira Justine : On fait tous des promesses qu’on peut pas tenir.

La narration est ponctuée de chansons que l’on connait tous : Don’t go breaking my heart (Elton John), Can't Help Falling In Love, le grand succès d’Elvis Presley en 1961, qui est une variation de Plaisir d’amour (1785 - Paroles de Jean-Pierre Claris de Florian, musique de Jean-Paul-Égide Martini) qui fut interprété par plus d’une centaine d’artistes) dont on entendra aussi un extrait.

Tout en signant un théâtre populaire, Alexis Michalik assume qu’amour ne rime pas avec toujours, et que les sentiments ne vont pas de soi. On se reconnaît tous dans un morceau de cette histoire. Et c’est très fort d’avoir réussi à instiller autant d’humour et de rire dans ce qui aurait été un pur drame sous d’autres plumes.
On passe une belle soirée dans ce joli théâtre bleu nuit. N’oubliez pas de regarder avant ou après le spectacle, l’installation de l’artiste iranienne Helika Hedayat, qui est le fauteuil d’artiste #6.

Son titre, Abyssal, lui a été inspiré par le parallèle qu’elle fait entre notre monde et le cosmos, à travers sa perception du corps humain. Elle a imaginé une installation triptyque qui inclut deux vidéos loops de 30 à 40 secondes qui sont projetées en boucle chacun des murs qui se trouvent de part et d’autre du fauteuil, lequel est placé devant un dessin représentant une connexion de neurones (photo ci-dessous).
Trois autres œuvres vidéo sont projetées dans le foyer-restaurant.

Une histoire d’amour d’Alexis Michalik  
Mis en scène par l’auteur
Avec en alternance Clément Aubert, Pauline Bression, Juliette Delacroix et Marie-Camille Soyer ou Stéphanie Caillol, Alexia Giordano, Paul Lapierre et Julia Le Faou, Victoire Brunelle-Rémy, Lior Chabbat, Lila Fernandez, Elisa de Lambert et Léontine d’Oncieu
Décor Juliette Azzopardi
Du 20 juillet au 21 août 2021
La Scala - 13 boulevard de Strasbourg - 75010 Paris

lundi 26 juillet 2021

Déjeuner au Splash, un des bistrots parisiens pas parisiens

 La Famille des Bistrots Pas Parisiens conçus par Hakim Gaouaoui a de drôles de noms : Saperlipopette (à Puteaux), Bistro de Paris (à Colombes), Là-Haut et Macaille (à Suresnes), Ma Cocotte, Sapristi (à Reuil-Malmaison), Perlin Tatin et Splash. Ils ont tous pour élément fédérateur la promesse de s’y sentir bien et d’y manger bien.

Je l’avais déjà expérimentée au Saperlipopette. Je l’ai vérifiée aujourd’hui au Splash, à Asnières-sur-Seine, à deux pas du célèbre et non moins original Cimetière des Chiens.

Il ne faut pas se fier aux noms fantaisistes des établissements. Je connais leur fondateur depuis 2014. Cet enfant de Suresnes, livreur de pizza à 18 ans, commis, barman, directeur de salle et désormais patron est resté attentif, toujours fourmillant d’idées nouvelles qu'il a la puissance de les mettre en œuvre, avec humour et humanité, deux de ses valeurs phares, avec le travail évidement.

De plus, il dégage sympathie et respect immédiats. Le sérieux est de rigueur même si les seules choses qui sont prises au sérieux sont le client, le service et la cuisine. Et le personnel est aux petits soins pour chacun. Les employés sont jeunes, mais promus à un avenir pour peu qu’ils aient eux aussi envie de suivre les traces de leur patron.

Au Splash il y aurait des idées de déco à retenir. Je m'attarderai sur le cadre après avoir parlé de la cuisine car c’est tout de même avant tout pour ce qui est dans l’assiette qu’on y vient.

Le choix de la table est laissé à l'appréciation du client, intérieur ou terrasse, ou même entre deux.
 
Le menu s’articule autour d’une triple proposition d’entrées, plats et desserts avec en parallèle une carte de viandes grillés à l’extérieur.

Je devrais plutôt parler de « premier plat » avec le Ceviche de daurade (recommandé avec un verre d'AOC Petit Chablis, Domaine de Malandes) ou les Tomates Burratina (avec AOP Côte de Provence, Château St Maur). Les tomates-cerises ont été marinées au xérès, et sont accompagnées de burratina, huile d'olive, crème de parmesan et de pesto basilic, avec quelques morceaux de focaccia.
Quant aux Encornets, ils sont croustillants et fondants tout à la fois, sur une piperade au chorizo et jambon de truie, et des petits légumes acidulés et basilic. La maison prévoit un verre de Mâcon, AOC Domaine Vergisson Laroche. 
 
Mais je dois dire que l'AOC Morgon, Côte de Py, Mommessin a convenu à l'ensemble du repas.
Le choix de plat est logique entre poisson et viande. Il y a un Filet de bar cuit sur la peau, aubergines rôties, caponata et salade de fenouil. Ou un Thon mi cuit mariné au balsamique, quart de romaine, légumes grillés, olives assaisonnés avec une vinaigrette au miel et pickles de légumes est un pur délice, qui plus est servi généreusement.
 
Il est recommandé avec un Pinot Noir, AOC Domaine Denis Père et Fils qui peut tout aussi bien s'accorder avec le Suprême de volaille rôti (Origine France), condiment d'oignons caramélisés, champignons, abricots, amandes, jus de volaille et fine purée de pomme de terre à l'huile fumée.
J'ai adoré la tendreté de la viande, la petite sauce et le gout fumé de la purée. Après cela un dessert n'est que pure gourmandise. Il y a de quoi hésiter encore entre un Chou et son craquelin, glace vanille, noisette craquante sauce caramel beurre salé. Ou bien un Fraisier, revu façon Financier amande, confit fraise passion, fromage blanc allégé, sorbet fraise, fraise fraîche et basilic. J'ai opté pour le Baba imbibé de sirop et de rhum, crème citron jaune, segments d'agrumes frais, sorbet citron vert, menthe fraiche, zeste de citron vert et rhum.
 

dimanche 25 juillet 2021

Annette, le film de Leos Carax

 Léos Carax déroule l’histoire fantastique de Annette, entre des souhaits de bon voyage et de bonne nuit (en français dans la bande-son dans sa version originale en langue américaine). Il a été tourné en 2020 mais la sortie a été retardée par la crise sanitaire.
 
Il a fait sensation à sa projection en ouverture du Festival de Cannes le 6 juillet. Je me demande si les professionnels auront perçu l'ironie de la situation puisque le film pointe la noirceur de l'industrie du spectacle.

Le public saisit-il la totale complexité du propos dont le scénario a été écrit par le groupe des Sparks ? Ce n’est que le sixième long-métrage du réalisateur qui prend son temps entre deux mais il marquera l’histoire du cnéma.

Il y a deux manières de le recevoir. Soit en le considérant comme un conte ou une comédie musicale ou un opéra-rock, voire même une tragédie ou soit en tentant de le décrypter en recherchant les points communs avec les précédents films, ses sources d’inspiration et des éléments biographiques de la vie du réalisateur.

C'est ce que j'ai choisi de faire. Et comme il dure plus de 2 heures 20 ce n'est pas rien. C'est une expérience de cinéma très particulière, emprunte de beaucoup de poésie et de multiples métaphores.

Le résumé a un air de pitch :
Los Angeles, de nos jours. Henry (Adam Driver) est un comédien de stand-up à l’humour féroce. Ann (Marion Cotillard), une cantatrice de renommée internationale. Ensemble, sous le feu des projecteurs, ils forment un couple épanoui et glamour. La naissance de leur premier enfant, pantin ou jouet, Annette, fillette mystérieuse au destin exceptionnel en raison d'un don incroyable, qui va bouleverser leur vie.
Le groupe pop-rock des Sparks a été fondé en 1968 par Ron et Russel Mael, né respectivement en 1945 et 1948 en Californie, et leurs succès sont mondialement connus passant du glam-rock à la new-wave, avant de glisser vers une pop synthétique théâtrale et baroque. Le film sort en même temps que leur nouvel album. Un documentaire d'Edgar Wright retraçant la carrière des frères sera sur les écrans le 28 juillet.

Leur collaboration avec Léos Carax était inscrite. Il les apprécie depuis son adolescence, avec Propaganda, puis Indiscreet qui restent deux de ses albums pop préférés. Inversement les musiciens suivent le travail du réalisateur. Ils ont remarqué la scène de Holy Motors (2012) dans laquelle Denis Lavant écoute dans sa voiture un des morceaux d’Indiscreet, How are you getting home ?

Ils ont alors imaginé un projet totalement (forcément) délirant, une fantaisie où le cinéaste Ingmar Bergman se retrouverait piégé à Hollywood, empêché de quitter la ville. Le cinéaste refusa. Mais les excentriques (et géniaux) compères ne se découragèrent pas, persuadés que l’univers onirique, décalé et passablement extravagant de Carax collait parfaitement au leur. Ils ont réitéré quelques mois plus tard avec une vingtaine de maquettes de chansons et l’idée d’Annette.

Léos Carax avait été séduit par Phantom of the Paradise de Brian De Palma, Il connait les films musicaux américains, russes ou indiens, en particulier le réalisateur Guru Dutt, qui a réalisé deux de ses comédies musicales préférées, dans les années 50 : Fleurs de papier et Assoiffé. Et il adore aussi celles de Jacques Demy. Il avait imaginé son troisième film, Les Amants du Pont-Neuf, comme une comédie musicale et avait renoncé n’ayant pas trouvé le musicien idoine. Le genre musical permet, dit-il, de convoquer toutes sortes d’émotions contradictoires, d’une façon impossible dans un film où les personnages ne chantent et ne dansent pas. On peut être en même temps grotesque et profond. Et puis le silence devient une chose neuve, pas juste un silence par contraste avec les mots et les bruits du monde. 

Léos Carax est très relié au monde de la musique. Il a coécrit avec Carla Bruni les paroles de Quelqu'un m'a dit, chanson éponyme du premier album de la chanteuse (2002). On remarquera la blondeur d'Angèle en guest à la fin du film. Il aime immédiatement les chansons que les Sparks lui ont envoyées. Sa fille Nastrya a 9 ans à l’époque et il estime qu'il y a dans le projet de quoi la choquer en raison du suicide de sa mère. Et surtout l'image de mauvais père que dégage le projet ne lui est pas supportable. Mais sa fille aime les chansons. Il se laisse donc tenter. Et au final Annette lui est dédié.

samedi 24 juillet 2021

Kueissipan, un film de Myriam Verreault

 Kuessipann, qui veut dire  « à toi » en langue innue est un film que Myriam Verreault a réalisé, en s’inspirant librement du livre éponyme et quasi autobiographique de Naomi Fontaine, une enseignante de français, née en 1987 dans la communauté innue de Uashat.

Les innus font partie des peuples premiers, des autochtones amérindiens, que la colonisation européenne puis le découpage territorial ont peu à peu sédentarisés dans des réserves, au nord du Québec. Plus précisément la réserve de Uashat, à quelques kilomètres de Sept-Îles,le long de l’immense baie du Saint-Laurent, aussi large qu’une mer, où la réalisatrice a tourné la majorité des plans.

Uashat ne regroupe seulement que quelques maisons à peu près identiques à celles des quartiers pauvres du continent américain. Ici sont relégués ceux que leurs voisins blanc québécois ne considèrent pas comme leurs semblables. Dans ce contexte rude, la communauté innue se serre les coudes en suivant leurs propres règles et modes de vie, avec la volonté de préserver leur culture le plus possible.

Ça commence la nuit par les éclats de rire de deux gamines, qu’on croirait jumelles, les inséparables Mikuan et Shaniss, regardant des milliers de poissons argentés, des capelans, qui viennent d’être péchés. Elles se font la promesse d’une amitié éternelle. Leur joie de vivre est intense mais on se doute que celle-ci sera soumise à rude épreuve, ce qui fera dire à l’une d’elles Je veux juste me réveiller. J’ai l’impression qu’on a vieilli trop vite. Et juste après :Je veux juste qu’on reste ensemble.

Le tournage a été effectué dans les langues d’origines et le sous-titrage est nécessaire, y compris pour le québécois dont on s’habitue à la sonorité mais dont nombre d’expressions déroutent. Si bien que le sous-titrage n’est pas totalement suffisant. Le Québécois est riche d’expressions souvent différentes de celles  qui sont utilisées ailleurs dans la francophonie. Elles peuvent porter à confusion ou être source de quiproquos. Ainsi niaiser qui en France a une connotation négative peut au Québec être utilisé comme synonyme de « s’amuser » ou « faire des bêtises ». Je te niaise est l’équivalent de je te taquine.

La toune désigne, emprunté à l’anglais « tune » et prononcé de façon phonétique, désigne un air de musique, une chanson. Frencher est une déclinaison du french kiss et signifie embrasser sur la bouche, ouverte et avec la langue.

Certains mots sont aisés à comprendre comme la bonne gamefaire du pouce, c’est-à-dire de l'auto-stop pour obtenir un lift, être déposé quelque part sur la route. On splitte le cash, on partage l’argent. On a l’habitude d’entendre le juron de tabarnak. On devine ce que signifie c’est trop chien, et ce c’est qu’être dans la marde. Par contre crinquéstoolé ou tough (difficile ?) sont plus complexes à saisir.

Les jeunes filles emploient souvent le mot « genre » et déforment la syntaxe, ce qui doit être complexe pour Mikuan qui veut devenir écrivaine et poète. Par exemple elle dit : c’est pas à moi de s’excuser.

La musique a une grande importance. Mikuan est sensible à la toune qui est deep et c’est ce qui va aussi la rapproche de Francis. Mais on entend aussi la musique country qui égaie les fêtes de famille et la 40 ème symphonie de Mozart que son frère lance en faisant croire qu’il l’a composée. Et quand les jeunes sont en boite de nuit les basses résonnent très fortement.

Shaniss (Yalie Grégoireest peu chanceuse. Sa vie semble tracée dès la naissance, de centres sociaux à la mort de sa mère en foyers d’accueil lorsqu’elle est elle-même victime de violences conjugales, devenant mère avant même d’être femme, coincée entre les frasques du père de son bébé (qui parfois fait quelqu chose de bon) et les soins à porter à l’enfant.

Mikuan (Sharon Fontaine- Ishpataoest élevée dans une famille soudée et aimante. Elle est frondeuse, pleine d’empathie, veut croire aux serments d’enfants mais aussi, en grandissant, à la possibilité de réaliser ses rêves, dont celui de découvrir le vaste monde–à commencer par la petite ville québécoise voisine, distance de quelques kilomètres, mais qui a l’allure d’un autre monde. A dix-sept ans elle commence à fréquenter un club de poésie, et envisage de partir faire des études de littérature à Québec. Et surtout elle rencontre Francis, un jeune étudiant blanc, qu’elle fréquente malgré la défiance d’une partie de la communauté. Rien n’est simple. Ni pour la jeune fille parce que il est décrété que la plus grande souffrance est de ne pas pouvoir se donner d’amour à qui on aime. Ni pour le garçon qui lorsqu’il rompt. Exprime un regret : J’aurais aimé que ce soit simple, mais c’est pas simple, je me sens imposteur.

Cette relation déplaît à Shaniss. Plusieurs drames s’ensuivent qui secouent l’amitié entre les deux filles. L’histoire est une fiction mais elle a permis aux Québécois, et maintenant à un public plus large, de découvrir les réalités des innus. Leur pauvreté, les problèmes sociaux qui les minent, l’angoisse de perdre leur culture ancestrale, le racisme latent de certains Blancs, l’incompréhension mutuelle de deux communautés qui se côtoient si peu et se redoutent tellement. Malgré les dissensions il est porteur d’un très beau message d’espoir. Il résonne dans le texte que Mikuan lira dans l’épreuve d’un concours d’éloquence sur le  thème de la liberté : La fierté est quelque chose qui se construit. Pour se tenir droit il faut se sentir légitime, et alors on sait ce qu’est la liberté.

La mixité fait courir un risque accru de la perte identitaire car les populations ne sont pas équivalentes en terme de nombre. Les innus ne sont pas 20 000. Ils sont tiraillés entre les traditions et leurs aspirations à une vie moderne même si le temps où ils se vendaient contre des bouts de miroirs est révolu.

On devine l’attrait des supermarchés qui évitent de devoir chercher sa nourriture comme le faisaient les anciens, mais cette nourriture est pleine de chimie. On assiste à un débat entre des jeunes. Les images du film montrent cette dualité entre respect des traditions et attractivité de la vie artificielle et moderne. La chasse et la pêche restent sacrés et le film le montre bien. Un attrape-rêves pend dans les chambres. La mère de Mikuan fait des bijoux mais la jeune fille ne portera pas les boucles d’oreilles immenses qu’elle lui a offertes.

Le problème dira un jeune, c’est de trouver l’équilibre entre économie et traditions, ce que le Japon semble avoir réussi. Interrogé sur la cession de mines, avec la conséquence de réduire encore la superficie de leur territoire, il regrette : On nous donne plein d’argent mais on reste dans la misère. Mikuan suggère : C’est notre territoire, on le gère, sous-entendu on ne vend pas une mine qui sera exploitée par des blancs.

L’entraide est automatique et la solidarité naturelle. Chacun est quelqu’un dans la réserve, où on ne ferme jamais la porte d’entrée à clé. Par contre dans la ville on n’est personne.

Une des grandes qualités de la réalisation tient à la justesse de jeu des acteurs, non professionnels, issus de la communauté innue et qui interprètent des rôles très proches d’eux. L’aspect documentaire ne domine jamais sur la narration. En transmettant son livre, Naomi Fontaine transmet aussi une volonté et un savoir. Parmi les voix qui s’élèvent il y a celle de Mikuan qui, en off, exprime à la fin du film, la profondeur des sentiments qui la relie pour toujours à son amie : j’aimerais que vous la connaissiez, la fille au ventre rond, allusion au fait que, chez les innus, il est d’usage que les filles aient des enfants très tôt.

Le film pointe aussi la croyance au surnaturel, et pas seulement à travers la présence discrète d’un attrape-rêves. Penses-tu que les choses arrivent comme ça par hasard ? Entend-on à la toute fin.

Kueissipan, un film de Myriam Verreault
Librement inspiré du livre de Naomi Fontaine, intitulé Nutshiaman

vendredi 23 juillet 2021

Indes Galantes, un film de Philippe Béziat

 Je ne connais que vaguement le hip-hop et en tout cas je ne savais pas jusqu’à présent faire la distinction entre différents courants comme le flexing, le krump, le popping, le break ou le voguing... J’ai, depuis la projection, visionné des dizaines de vidéo et je comprends tout à fait l’intérêt de Clément Cogitore de créer les Indes Galantes avec de tels danseurs.

La Danse du Calumet de la Paix (qui est un sommet de danse et un fort moment d’émotion- voir bande annonce à la fin) est dansée en krump et c’est une évidence tant cette spécialité travaille sur les équilibres et les intensités des frappés de pied alors que l’usage veut que l’on dote les danseurs de cet opéra d’une canne pour scander les pas.

Comme je regrette de n’avoir pas eu l’occasion d’aller voir une représentation à l’Opéra de Paris. Il faut dire qu‘à ce moment là, du 27 septembre au 15 octobre j’étais en pleine préparation de mon séjour au Mexique.

Le film de Philippe Béziat est un documentaire et non une captation, mais il permet de revivre l’essentiel des deux années de préparation (octobre 2017-octobre 2019), sur le plan artistique, sans négliger l’aspect contextuel de cette oeuvre‑phare du siècle des Lumières. Avoir filmé dès les castings et les premières séances de travail nourrit des allers-retours temporels très intéressants. L’inconvénient fut de disposer d’une quantité colossale de rushes, rendant le montage très complexe sur une période de 9 mois pour aboutir à un premier bout à bout de presque 7 heures.

Le premier opéra‑ballet de Jean-Phillippe Rameau a toujours été montré comme un éblouissant divertissement, mais il témoigne également du regard ambigu que l’Européen pose sur l’Autre – Turc, Inca, Persan, Sauvage…Les résonances dans l’actualité sont multiples.

De plus cette programmation était pour l’Opéra de Paris une « première » à bien des égards depuis 350 ans : premier opéra baroque, premier recours au hip-hop, première femme chorégraphe noire. On remarque à la fin les réactions mitigées de la presse qui ose interroger : Pourquoi payer deux cents euros pour voir des danseurs sur scène alors que dans la rue on ne leur donnerait pas un centime ?

Cette remarque est d’autant plus scandaleuse que le public debout, ovationnait chaque soir les artistes plusieurs dizaines de minutes, preuve que l’émotion et le talent ont été perçus. Un seul critique aura le courage de dire qu’il est peut-être passé à côté. Voilà pourquoi le film de Philippe Béziat est une fois de plus essentiel. Par contre la presse étrangère fut excellente, le New York Times plaçant cet opéra dans sa liste des dix meilleurs spectacles de l’année. 

Bintou Dembélé (au milieu sur la photo ci-dessous, crédit © Les Films Pelleas) est l’une des artistes majeures issues du mouvement Hip-Hop en France. Elle a développé de nombreuses collaborations avec le monde de la recherche, et à partir de 2020, elle sera artiste associée aux Ateliers Médicis (Clichy-sous-bois / Montfermeil), à la Carnegie-Mellon University (Pittsburgh), au Columbia Global Centers l Paris.
En faisant dialoguer danse urbaine et chant lyrique, la chorégraphe et le metteur en scène réinventent ensemble ce chef-d’œuvre baroque. Des répétitions aux représentations publiques, le film retrace une aventure humaine qui revêt des enjeux politiques : une nouvelle génération d’artistes peut-elle aujourd’hui prendre la Bastille ?

Le grand geste de Clément Cogitore c’est d'interroge les rapports de domination et d’amener sur le plateau des gens qui n’y ont jamais été invités, et de leur faire jouer quelque chose qui se rapproche de leur propre rôle, en mettant en situation une authenticité qui rend visible leur énergie, leur identité, leur personne, leur éventuelle résistance à l’institution. Ces Indes galantes effraient un monde plutôt conservateur, et cette création est en même temps extraordinairement attendue. Presque inespérée. Pouvant paraître un peu gadget ou cliché. L’avenir apportera la réponse en disant quelle suite de cette trace les danseurs auront laissée à Bastille.

Philippe Béziat a l'habitude d'adapter des œuvres musicales. Il s'est enthousiasmé à l’idée de faire un film musical qui ne parle pas que de musique. Il montrera des artistes au travail et fera des liens entre les œuvres et la vie. La matière du film documentaire se trouve aussi dans le regard que les danseurs portent sur l’institution et dans leur façon de l’aborder, la vivre, la traverser. Voilà pourquoi leur regard est le fil directeur et aussi pourquoi le montage du documentaire intègre des vidéos filmées par les danseurs eux-mêmes, à destination d’amis ou de réseaux sociaux. Placer ces ‘‘stories’’ en ouverture annonce une écriture cinématographique peu classique. Les réseaux font partie de la vie et il y a une grande habitude de la mise en scène de soi. Mais le « vrai » cinéaste reste (théoriquement) le professionnel.

Le film fait réfléchir sur tous les a priori, y compris ceux des danseurs urbains à propos de l’univers de l’Opéra et de son public. On a fait bouger les choses. On ne devrait pas se dire que c’est incroyable d’être à l’opéra, lieu de pouvoir et de résistance, dit l’un d’entre eux. Et un autre ajoute au sujet des spectateurs :  Ce n’est pas eux qui sont venus nous voir, c’est nous qui sommes venus les voirOn entend leur remise en question à propos d’un public que les danseurs n’imaginaient pas si bien réagir. Par contre on regrettera que la mixité culturelle ne soit pas aussi présente dans la salle que sur le plateau.
Les Indes galantes, Opéra Bastille, 2019  © Little Shao / OnP

Les grandes œuvres d’art peuvent faire écho à notre vie aujourd’hui, individuellement. Parfois ce sont des échos narratifs, psychologiques, biographiques, parce qu’on s’identifie à un personnage. Mais c’est souvent beaucoup plus abstrait. Pourquoi une musique composée en 1735 continu-t-elle à nous bouleverser ? Pourquoi, même avec un livret assez bancal comme celui des Indes Galantes, l’association des mots « Tendre amour » et de quatre notes sur une portée musicale peut encore nous faire pleurer trois siècles plus tard ? Le documentaire témoigne de la résonance entre une œuvre d’art et la réalité de la vie des danseurs. Et combien le public y sera ensuite sensible.

On entend un extrait du Mercure de France de 1725, qui décrit la fameuse représentation donnée par deux Indiens de Louisiane, qui chez Rameau va déclencher l’écriture de la pièce. Ensuite Leonardo García Alarcón, le chef d’orchestre, a le génie de nous faire imaginer la façon dont ça s’est passé pour Rameau. Il nous projette dans ses pensées et son chemin créateur, des battements de tambour à l’air développé au clavecin.Et il ajoute : Quand on joue Rameau il est là.

Avec Rousseau, l’homme occidental regardait l’homme sauvage avec condescendance. L’opéra de Rameau raconte des tensions entre les corps et les groupes jusqu’à l’explosion. On peut résumer les Indes Galantes à l’histoire de jeunes gens dansant au-dessus d’un volcan bien plus explosif 300 ans plus tard, faisant dire au metteur au scène que la jeunesse de Paris a pris la Bastille.

Clément Cogitore a une autre belle formule dans le film : Un stétérotype, c’est un personnage avec lequel on n’a pas passé assez de temps, dont on ne nous a pas assez raconté l’histoire. Le film de Philippe Béziat fait tomber par petites touches, les stéréotypes de part et d’autre. N’importe qui peut apprécier Rameau. N’importe qui peut apprécier le krump. Pourvu qu’on vienne voir les krumpers.

Cette musique possède une pulsation, un fouetté, et dégage une sorte d’injonction qui ne laisse pas le choix. Il faut danser. Dans le baroque, et en particulier chez Rameau, les danses sont incroyablement fragmentées et s’accordent avec les danses urbaines. 

Ce qui est fascinant avec elles, c’est le rapport à l’improvisation, à l’inverse de l’opéra. Bintou Dembélé explique qu’en hip-hop il n'est habituellement pas acceptable de faire deux fois la même chose. On ne peut être que dans l’invention, l’inspiration, le renouvellement.

Le krump est perçu comme agressif alors qu’il symbolise l’intensité d’une prière. Créée au départ par les femmes trans afro latino, la Vogue ou plus souvent le néologisme Voguing est un style de danse urbaine consistant à faire, en marchant, des mouvements avec les bras et les mains, inspirés des poses lascives de mannequins lors des défilés de mode et le metteur en scène se saisira de cette idée dans un tableau. Bien entendu le documentaire montre aussi les réactions des danseurs à la découverte de leur costume et ensuite les séances-photos pour chaque tenue, face, dos et profil pour conserver en archive.

Le Flexing, aussi appelé à juste titre le Bone Breaking, est une danse extrême et très spectaculaire, intégrant la contorsion, et les déboîtements d’articulation, qui est née dans les rues de New York, dans le quartier de Brooklyn, dans les années 90. Il demande un entraînement quotidien. Certains l’ont parfois commencé très jeunes, à peine adolescents. Toutes ces techniques sont à l’œuvre dans la bande-annonce : 

 
Indes Galantes, un film de Philippe Béziat

Les Indes galantes, Opéra-ballet en quatre entrées et un prologue (1735)
Production donnée à l’Opéra national de Paris du 27 septembre au 15 octobre 2019
Musique de Jean-Philippe Rameau, livret Louis Fuzelier 
Direction musicale Leonardo Garcia Alarçon
Mise en scène Clément Cogitore
Chorégraphie Bintou Dembélé
Décors Alban Ho Van, Ariane Bromberger
Costumes Wojciech Dziedzic
Lumières Sylvain Verdet
Dramaturgie musicale Katherina Lindekens
Dramaurgie Simon Hatab
Chef des chœurs Thibault Lenaerts
Avec Sabine Devieilhe, Jodie Devos, Julie Fuchs, Alexandre Duhamel, Florian Sempey Edwin Crossley-Mercer, Mathias Vidal, Stanislas de Barbeyrac

Les danseurs et danseuses de la Compagnie Rualité : Thimothé Andriamantena, Marianna Benenge Lourenco Cardoso, Wilfried Ble Aston Bonaparte, Guillaume Chan Ton, Isabelle Clarençon, Lorenzo Dasse, Ablaye Diop, Magali Duclos, Ingrid Estarque, Nadia Gabrieli Kalati, Yanis Khelifa, Moïse Kitoko, Marion Gallet, Cintia Golitin, Adrien Goulinet, Cal Hunt, Guillaume Legras, Vincent Loboko, Léo Lorenzo, Martine Mbock, Alexandre Moreau,Salomon Mpondo-Dicka, Sacha Negrevergne, Michel Onomo, Giselle Palmer, Juliana Roumbedakis, Edwin Saco, Feroz Sahoulamide, Jihéne Slimani.

mercredi 21 juillet 2021

Dom Juan mis en scène par Tigran Mekhitarian aux Brunes pour le Festival d’Avignon Off 2021

Et pour finir, car il le faut bien, j’ai choisi le spectacle de Tigran Mekhitarian qui, après Les Fourberies de Scapin, poursuit dans le registre de Molière en toute légitimité puisqu’il a intentionnellement donné le nom de de l’Illustre théâtre à sa compagnie. Et sans doute doit-on s’attendre à une troisième création ultérieurement.

Pour le moment il s’agit de Dom Juan, avec une distribution plus resserrée, composée de seulement quatre comédiens, et une mise en scène disons plus intime, cohérente avec la taille du plateau du Théâtre des Brunes, qui a été créé en mai/juin 2020 et joué quelques dates à Un festival à Villerville en août 2020. 

Les costumes sont contemporains. Le décor est réduit au strict essentiel (selon l’habitude du metteur en scène) avec une toile de fond, peinte par l'artiste Nush. La pièce commence par une très jolie scène d’épousailles enveloppée par la puissante voix de Zara chantant D’le Yaman qui est un air traditionnel arménien.

Le texte de Molière est respecté mais il est enrichi de tournures modernes, d’allusions et de menaces, comme celle de faire appel aux gitans de Montreuil … mais rien n’y fera, le séducteur d’aujourd’hui est aussi impénitent que celui du XVII°siècle.

Cette liberté pourrait choquer mais le talent est là. Donc ça marche. Disons même que ça court, face à un public qui en aurait bien redemandé. L’intrigue reste tout à fait actuelle et la question de l’absence de culpabilité demeure intéressante. Peut-on impunément faire ce que bon nous semble ? J’ignore si les artistes y ont songé mais certains pourraient penser que la pandémie est une sorte de justice divine aux agissements inconsidérés de l’homme en matière d’alimentation. Sans parler des dérèglements climatiques suite à la sur-exploitation de notre planète.

Dom Juan (Tigran Mekhitarian) ne croit que ce qu’il voit. C’est un pragmatique refusant de se plier aux règles sociales et morales universelles. Il est infidèle à sa jeune épouse dès le lendemain de ses noces. Il ment et trompe son monde comme il respire. Sganarelle (Théo Askolovitch), son valet, tente sans succès de mobiliser sa conscience. Mais l’homme n’entend aucun argument. Il clame haut et fort que la constance n’est bonne que pour les ridicules. Tout le plaisir de l’amour est dans le changement.

Tigran et Théo seront Dom Juan et Sganarelle jusqu’à la fin et n’interprétèrent pas d’autres personnages contrairement à Éric Nantchouang qui en endosse un grand nombre. C’est la même femme (Marie Mahé) qui sera toutes les femmes, ce qui est astucieux pour démontrer que Dom Juan se fourvoie et s’illusionne. Il croit multiplier les conquêtes mais c’est toujours la même qu’il tient entre ses bras.

On ne sait, à la réflexion, quel crime est le plus répréhensible, est-ce son libertinage ou son refus de croire ? L’homme se moque en effet autant de Dieu, du diable ou des loup-garous. Il lui sera proposé à au moins trois reprises de se repentir mais il campera sur ses positions. Pire encore, il usera de stratagèmes en se livrant à un échange de vêtement avec un spectateur qui n’abusera pas grand monde.

Dom Juan est un beau parleur. Il peut bien railler : C’est quoi le plan ? C’est quoi le concept ? Il débite son texte à toute vitesse mais ne trompe pas le spectateur qui sait qu’à la fin il subira la justice, divine ou diabolique, selon que nous croyons à l’une ou à l’autre. 

On ignore si c’est le personnage ou l’homme qui parle lorsqu’il souligne au cours de la soirée qu’il connait son Dom Juan par coeur, comme s’il s’agissait d’un langage. Il est vrai que le comédien avait joué Sganarelle en 2016 sous la direction d’Anne Coutureau à la Tempête  où je l’avais remarqué pour la première fois.
Mon regret est de n’avoir pas remarqué que Tigran (et Marie Mahé) interprétaient trois rôles différents dans une même journée. J’aurais été curieuse de les voir car c’est aussi cela Avignon, célébrer des performances lorsqu’elle révèle des talents.

Ainsi donc sachez que Théo Askolovitch, Marie Mahé et  Tigran Mekhitarian interprètent Deux Frères à 13 heures aux Brunes. Que vous pouvez les retrouver dans ce même théâtre à 18 h 50 (avec Eric Nantchouang) pour le Dom Juan. Et que Tigran Mekhitarian et Marie Mahé partent ensuite pour la Factory où ils jouent dans ADN à 21 h 45, dans une mise en scène de la jeune femme.

Article extrait d’une publication intitulée "Avignon le 21 juillet au Transversal, au Théâtre de l’Adresse, au Girasole et aux Brunes".

65 miles, mis en scène par Pamela Rassavard pour le Festival d’Avignon Off 2021

Je n’avais entendu que des compliments de 65 miles, au Girasole, et j’étais heureuse de découvrir ce spectacle.

 tais-je mal placée (juste sous le climatiseur, à l’extrémité d’une rangée) mais je ne suis parvenue à saisir qu’un tiers des dialogues. Était-ce un souci de portée de voix des comédiens ou de leur sonorisation, je l’ignore. Mais du coup je ne peux pas écrire d’avis sur cette pièce dont j’ai remarqué néanmoins de très belles images dans une mise en scène recherchée tout en restant sobre.

C’est l’histoire de deux frères que tout oppose. L’un veut retrouver sa fille de quinze ans qu’il ne connait pas, l’autre veut comprendre pourquoi il n’arrive pas à devenir père.

Ils se revoient après plusieurs années de silence, dans la maison familiale, où plane l’ombre de la mère et d’un père qui les a abandonnés. Chacun dans leur errance, ils vont aller à la rencontre de leur histoire pour apprendre à se construire et à se découvrir.

Les fantômes du passé vont alors ressurgir pour leur renvoyer leur propre image.
C’est Paméla Ravassard qui a monté la pièce de Matt Hartley. Je l’ai énormément appréciée comme comédienne dans Les filles aux mains jaunes (en ce moment à Théâtre actuel). Nul doute que je retournerai voir 65 miles en cas de programmation en région parisienne.

Article extrait d’une publication intitulée "Avignon le 21 juillet au Transversal, au Théâtre de l’Adresse, au Girasole et aux Brunes".

La visite de la vieille dame de Friedrich Dürrenmat pour le Festival d’Avignon Off 2021

Deuxième spectacle de la journée et nouveau coup de coeur avec une sacrée histoire de vengeance, La visite de la vieille dame, de Friedrich Dürrenmatmontée par la Compagnie Les têtes de bois dans la mise en scène de Mehdi Benabdelouhab. J’avais remarqué leurs affiches l’été 2019 mais je n’avais alors pas eu le temps d’y aller. 

Le retour d’une milliardaire dans son village natal, « Güllen » (trad. « purin ») autrefois prospère et désormais ruiné et délabré est attendu de pied ferme par des habitants qui végètent dans la misère alors que leur ville a connu des heures de gloire. Brahms y a composé un quatuor. Ils comptent bien profiter de l’aubaine pour soutirer de l’argent à la vieille dame qui est leur seul espoir sauf dieu… qui ne paye pas.

Ce qu’ils ignorent c’est qu’elle ne revient pas par hasard mais avec la volonté de se faire justice. Le monde a fait de moi une putain je ferai du monde un bordel dira-t-elle plus tard.

La langue de Dürrenmatt est d’une grande férocité. Ecrite en 1956, cette pièce attaque au vitriol les vacillements de la conscience et de l’hypocrisie que provoque l’appât du gain particulièrement quand on n’a plus que l’honneur à perdre. Les frontières entre justice et injustice, culpabilité et innocence se brouillent. Les discours versatiles se succèdent, la collectivité corrompue par l’argent perd toute notion du bien et s’engage inexorablement sur des chemins aussi tortueux que malsains. Le rêve tourne au cauchemar.
Le thème se prête admirablement à la caricature et donc au travail du masque en miroir des intentions. Je l’avais d’ailleurs vu il y a cinq ans dans la très belle mise en scène d’Omar Porras où tous les personnages étaient masqués. Ici deux n’en portent pas, la vieille dame et Alfred l‘épicier qui fut son amour de jeunesse. Ils n’ont pas besoin de se cacher derrière de faux-semblants. Leurs intentions sont claires. Par contre tous les autres se cachent.

Sur le plan de la dramaturgie cette « astuce » permet aussi à un même comédien de jouer plusieurs rôles. Également de démultiplier sa présence sur scène avec des sortes de pantins observateurs muets. Enfin un travail sur le corps situe le spectacle à mi-chemin entre théâtre et masque et marionnette puisqu’il est possible de réduire ou de surdimensionner la taille d’un personnage.
Il en résulte des tableaux très oniriques où l’esthétisme s’accorde à la profondeur du texte. Les émotions sont incarnées sans négliger un certain humour car la pièce reste avant tout une tragi-comédie. Les  changements de costumes et de masques s'effectuent à vue, en fond de scène. Les bruitages sont exécutés sans se cacher. La mécanique du théâtre n’est pas cachée. Elle est au coeur du propos.
Il ne sont que 5 pour interpréter une dizaine de personnages, ce qui est une prouesse à saluer car on ne se rend pas immédiatement compte qu’ils sont si peu nombreux. Valeria Emanuele, Laurence Landra, Mehdi Benabdelouhab, Facundo Melillo et Jean Bard sont tous excellents. Ils se métamorphosent et travestissent parfois leur voix. L’un d’entre eux se fait aussi musicien. On entendra notamment la superbe chanson Historia de un amor.
Les dialogues claquent. Tu étais ma panthère noire, susurre Alfred. Tu es devenu absurde, gras, gris et ivrogne répond l’ex-vraie petite sorcière. Le public comprend que le désir de vengeance de la vieille dame sera sans limite. Rien ne pourra la faire changer d’avis.
Après avoir résisté un court moment ils seront prêts à être corrompus, ce qui se matérialisera par le port de souliers neufs, jaune, couleur de la trahison (que l’on remarque sur l’affiche du spectacle). La fin sera terrible, sans appel.
Fondée en 2004, à l’initiative de Mehdi Benabdelouhab et de Valeria Emanuele, la compagnie les Têtes de Bois a réussi à développer un art théâtral contemporain que l’on a bien raison de définir comme « Poesia dell’arte ».
Article extrait d’une publication intitulée "Avignon le 21 juillet au Transversal, au Théâtre de l’Adresse, au Girasole et aux Brunes".

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