Avignon est une course de fond qui, pour cette édition, ne semble avoir réellement démarré qu’il y a trois mois. Du coup la précipitation affole des artistes qui ne se sentent pas prêts, malgré leur désir, à affronter l’œil d’un public dont ils sont tellement en manque que la crainte de décevoir devient palpable.
Beaucoup ont les nerfs à cran et se refusent à « jouer le jeu» des avant-premières auxquelles, traditionnellement, on invitait les « copains », assemblée bienveillante et encourageante dans une sorte de fonction de chauffeuse de festival.
Quand on a un planning chargé, cette pratique permet aussi de pouvoir chroniquer quelques spectacles sans patienter jusqu’à l’ouverture officielle et guider le choix des festivaliers en manque d’orientation face à un millier de propositions.
Quelques avant-premières ont malgré tout eu lieu, assez confidentielles, et je salue la confiance des compagnies qui ont accepté ce saut dans le vide avec leurs créations.
En premier lieu, à 9 h 50, à La Luna, avec Aussi audacieuses que leurs désirs, à partir de nouvelles de Tchekhov. Ce choix est excellent, et pas seulement parce que cet auteur est programmé dans la Cour d’honneur. Tchekhov préfigure le théâtre dit boulevardier et son potentiel comique est injustement sous-exploité.
J’ai beaucoup aimé le travail de Frédéric Jacquot (et de Gabriel Arout avec qui il a fait les adaptations) pour faire jouer pleinement, mais finement, les nuances suggérées par le dramaturge russe. le résultat est intelligent et drôle. Son choix convient tout à fait à l’horaire matinal du spectacle pour mettre le public de bonne humeur pour la journée. Je ne sais pas laquelle des trois nouvelles j’ai préféré. La marchandise vivante, Chronologie et Le pigeon se succèdent dans un crescendo témoignant de l’ascendant grandissant de la femme sur « ses » hommes, dans de magnifiques costumes conçus pour suggérer une atmosphère russe.
Lina Veyrenc est une délicieuse amoureuse ayant réponse à tout. Elle fait chavirer tous les cœurs et orchestre les retournements de situation à son avantage avec une naïveté qui n’est qu’apparente. Ses partenaires de jeu, Nicolas Georges comme Frédéric Jacquot en perdent la tête. Comme il est bon que, pour une fois, une femme ait le beau rôle !
A 13 h 45 je découvre Jubiler à l‘Artéphile. La pièce est le résultat d’une commande de Benoit Giros à Denis Lachaud. Il joue avec Judith Rémy une partition riche d’émotions, mise en scène par Pierre Notte et résolument contemporaine. Ce conte moderne démarre sur une application de rencontres et s’achève comme une tragédie grecque. Entre temps l’histoire d’amour se déroulera en empruntant tous les chemins possibles de la vie réelle. Émotions garanties mais attention à la programmation, uniquement les jours pairs.
Ce monde peut-il changer un jour ? Telle est la question que Lucas Andrieu pose au public à 17 heures, au Théâtre Notre Dame. Ce jeune auteur a mis à profit les périodes de confinement pour explorer sa propre histoire familiale et les racines italiennes dont la part d’ombre lui avait été masquée sous une joie de vivre tournée vers l’avenir.
Il entraine dans cette nouvelle aventure Sandra Duca, comédienne et danseuse, qui surprend par sa capacité à faire revivre autant de personnages dans un décor ultra sobre. C’est un spectacle auquel il faut aller en famille. Il rassurera les adolescents déroutés par une société du paradoxe permanent : on n’échoue pas, on apprend, nous dit l’auteur.
Après L’étrange affaire Emilie Artois, Lucas Andrieu confirme un talent prometteur de futures autres succès dans les années à venir.
Enfin, hier, à ce même horaire de 17 heures, mais au Transversal Jean-Philippe Renaud interprète un hommage à Bernard Giraudeau, comédien, écrivain, explorateur. Intitulé Notre dernier voyage, le spectacle est construit d’après les romans Les dames de nage et Cher amour, enrichis de textes de Laure Renaud.
Bernard Giraudeau est décédé le 17 juillet 2010, et le spectacle a été créé au Transversal en 2020, pour le 10e anniversaire de la mort du comédien, mais il n'a pas été joué, et a été reporté à 2021. On peut donc parler de création, car il est joué cette année pour la première fois au Festival. Il y a uniquement eu quelques dates confidentielles en octobre pendant la semaine d'art au Transversal.
Le spectateur est invité à suivre l’acteur dans ses explorations géographiques là où le soleil se lève pour des hommes qui ont le même souci de vivre que lui. La mise en scène de Marc Tourneboeuf navigue entre l’hôpital, où le comédien doit régulièrement revenir et les continents qu’il continue de sillonner.
Il met l’accent sur la manière dont la maladie a exacerbé le désir d’écrire et de voyager différemment, le plus humainement possible, en s’appuyant sur un ultime amour, celui que Bernard Giraudeau partagera avec celle qui, pudiquement, n’est désigné que par la première lettre de son nom.
Jean-Philippe Renaud est complètement au service de ce travail de mémoire, jusqu’à la dernière très belle image qui libère l’âme du grand aventurier.
Toutes les photos sont © À bride abattue, à l’exception de la première, des saluts du Tchekhov qui est de Julien Jacquot.
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