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La publication des articles est conçue selon une alternance entre le culinaire et la culture où prennent place des critiques de spectacles, de films, de concerts, de livres et d’expositions … pour y défendre les valeurs liées au patrimoine et la création, sous toutes ses formes.

mercredi 21 juillet 2021

Avignon le 21 juillet au Transversal, au Théâtre de l’Adresse, au Girasole et aux Brunes

 Dernier jour de festival en ce qui me concerne mais il se poursuit jusqu’au 31 juillet.

Quel dommage ç’aurait été que je ne trouve pas de créneau pour le spectacle que L'autre Compagnie présente au Théâtre Transversal  à 10 h 45.

Noir et humide est un bijou.

Et surtout n’allez pas vous imaginer que, parce que c’est un conte, il est pour les enfants. J’ai dégusté cette heure comme un moment de grâce.

Ça commence dans un noir absolu, les oreilles en étau dans des sons étranges qui ne sont pas familiers, sans être pour autant désagréables. On devine la comédienne avant de la découvrir, sobrement vêtue d’une robe noire, le visage éclairé, comme serti dans une chevelure qui compose une couronne.

Elle est assise face à un micro, lequel soutient sa voix car elle est en immersion constante dans un univers sonore composé de nappes de synthétiseurs et de rythmes électroniques traversés parfois de ces notes échappées de ces petits moulins que les enfants tournent à la manivelle. C’est le musicien Vincent Hours, installé à cour avec ses appareils qui joue en direct, ce qui instaure une épaisseur au récit.

Camille Carraz raconte, avec des mots et avec des gestes de main très précis, sorte de langue des signes des émotions qui suivent une chorégraphie captivante. Sa voix est posée, encourageante, sans l’ombre d’une angoisse. Sa prononciation est parfaite et elle dit les didascalies, au rythme des mouvements de ses mains. Le texte se répète par bribes, comme dans un conte de randonnée typique de la littérature jeunesse où le récit avance à la manière d’un crabe, en reculant avant de progresser.

Derrière elle, le décor est un tableau noir et blanc, aux allures de vitrail, qui évolue à l’instar des images de ces albums où l’on perçoit des formes en 3D grâce aux autostéréogrammes qu’on appelle aussi des anaglyphes. Chaque page présente deux images en 2D d'un même objet prises sous un angle légèrement différent, afin que le cerveau puisse reconstituer une vue 3D de cet objet. Il suffit pour cela que le cerveau fasse un effort oculaire de convergence et de mise au point dissociée de l'accommodation. Le cerveau analyse les deux images pour n’en faire qu’une. On appelle ça la vision stéréoscopique.

A ceci près qu’ici c’est la vidéaste-plasticienne, Pauline Léonet, dont la régie est à vue, à jardin, qui opère et qui fait apparaître les objets cités. Le spectateur est ainsi dans un espace qui tient du studio de création et dont il s’évaderait sans y prendre garde, comme pris par la main et conduit par la conteuse dans la maison de la petite fille.

On suit Lene, une petite fille qui profite de l'absence de sa mère pour faire ce qui lui est interdit : descendre à la cave, là où il fait noir et humide et où il y a des choses noires et humides qu'elle ne connait pas. Elle devra surmonter sa peur, dérober la lampe torche de son frère Asle et surtout trouver la force de désobéir ...

Tout est si juste que la mise en scène pourtant très précise de Frédéric Garbe se fait oublier. On est embarqué, par la voix, les gestes, la musique et les images qui, ensemble, exerce un attrait hypnotique qui nous autorise à entrer dans la tête de l’enfant.

Des pauses offrent des moments de respiration pour la comédienne. C’est l’occasion de plonger le regard dans ce que j’ai pris pour des sculptures dans des blocs de glace mais qui sont de superbes œuvres de papier réalisées par la plasticienne. Leur mise en lumière est une ponctuation qui recentre le récit.

Aïe aïe aïe dit Lene a chacune des péripéties retardant sa progression. On la suit pas à pas, tantôt Alice, tantôt Petit Chaperon que la mère n’a pas mise en garde d’un danger qui ne vient peut-être pas de cette cave où tout est noir et humide.

Si ce conte n’est pas mis en scène pour un public d’enfants (tout en leur étant bien entendu accessible) il n’empêche que Jon Fosse l’a écrit en tant que tel en 1994. Il a publié aussi de la poésie, des romans et des pièces de théâtre qui ont été montées entre autres par Claude Rémy, Patrice Chéreau, ou Jacques Lassalle.

Noir et humide est une plongée immersive et sensorielle dans le monde de l'enfance que nous avons peut-être fini par oublier. Il donne envie de re-feuilleter les grands classiques de la littérature jeunesse, notamment les œuvres conceptuelles (sans texte) en noir et blanc de Rascal. Je signale à cet égard que la ville d’Avignon possède depuis plus de quarante ans une librairie spécialisée, riche de plus de 30 000 références, qui s’appelle l’Eau Vive, au 15 rue du Vieux Sextier.
Deuxième spectacle de la journée et nouveau coup de coeur avec une sacrée histoire de vengeance, La visite de la vieille dame, de Friedrich Dürrenmatmontée par la Compagnie Les têtes de bois dans la mise en scène de Mehdi Benabdelouhab. J’avais remarqué leurs affiches l’été 2019 mais je n’avais alors pas eu le temps d’y aller. 

Le retour d’une milliardaire dans son village natal, « Güllen » (trad. « purin ») autrefois prospère et désormais ruiné et délabré est attendu de pied ferme par des habitants qui végètent dans la misère alors que leur ville a connu des heures de gloire. Brahms y a composé un quatuor. Ils comptent bien profiter de l’aubaine pour soutirer de l’argent à la vieille dame qui est leur seul espoir sauf dieu… qui ne paye pas.

Ce qu’ils ignorent c’est qu’elle ne revient pas par hasard mais avec la volonté de se faire justice. Le monde a fait de moi une putain je ferai du monde un bordel dira-t-elle plus tard.

La langue de Dürrenmatt est d’une grande férocité. Ecrite en 1956, cette pièce attaque au vitriol les vacillements de la conscience et de l’hypocrisie que provoque l’appât du gain particulièrement quand on n’a plus que l’honneur à perdre. Les frontières entre justice et injustice, culpabilité et innocence se brouillent. Les discours versatiles se succèdent, la collectivité corrompue par l’argent perd toute notion du bien et s’engage inexorablement sur des chemins aussi tortueux que malsains. Le rêve tourne au cauchemar.

Le thème se prête admirablement à la caricature et donc au travail du masque en miroir des intentions. Je l’avais d’ailleurs vu il y a cinq ans dans la très belle mise en scène d’Omar Porras où tous les personnages étaient masqués. Ici deux n’en portent pas, la vieille dame et Alfred l‘épicier qui fut son amour de jeunesse. Ils n’ont pas besoin de se cacher derrière de faux-semblants. Leurs intentions sont claires. Par contre tous les autres se cachent.

Sur le plan de la dramaturgie cette « astuce » permet aussi à un même comédien de jouer plusieurs rôles. Également de démultiplier sa présence sur scène avec des sortes de pantins observateurs muets. Enfin un travail sur le corps situe le spectacle à mi-chemin entre théâtre et masque et marionnette puisqu’il est possible de réduire ou de surdimensionner la taille d’un personnage.
Il en résulte des tableaux très oniriques où l’esthétisme s’accorde à la profondeur du texte. Les émotions sont incarnées sans négliger un certain humour car la pièce reste avant tout une tragi-comédie. Les  changements de costumes et de masques s'effectuent à vue, en fond de scène. Les bruitages sont exécutés sans se cacher. La mécanique du théâtre n’est pas cachée. Elle est au coeur du propos.
Il ne sont que 5 pour interpréter une dizaine de personnages, ce qui est une prouesse à saluer car on ne se rend pas immédiatement compte qu’ils sont si peu nombreux. Valeria Emanuele, Laurence Landra, Mehdi Benabdelouhab, Facundo Melillo et Jean Bard sont tous excellents. Ils se métamorphosent et travestissent parfois leur voix. L’un d’entre eux se fait aussi musicien. On entendra notamment la superbe chanson Historia de un amor.
Les dialogues claquent. Tu étais ma panthère noire, susurre Alfred. Tu es devenu absurde, gras, gris et ivrogne répond l’ex-vraie petite sorcière. Le public comprend que le désir de vengeance de la vieille dame sera sans limite. Rien ne pourra la faire changer d’avis.
Après avoir résisté un court moment ils seront prêts à être corrompus, ce qui se matérialisera par le port de souliers neufs, jaune, couleur de la trahison (que l’on remarque sur l’affiche du spectacle). La fin sera terrible, sans appel.
Fondée en 2004, à l’initiative de Mehdi Benabdelouhab et de Valeria Emanuele, la compagnie les Têtes de Bois a réussi à développer un art théâtral contemporain que l’on a bien raison de définir comme « Poesia dell’arte ».
Ensuite, 65 miles, au Girasole, dont je n’avais entendu que des compliments et que j’étais heureuse de découvrir. Étais-je mal placée (juste sous le climatiseur, à l’extrémité d’une rangée) mais je ne suis parvenue à saisir qu’un tiers des dialogues. Était-ce un souci de portée de voix des comédiens ou de leur sonorisation, je l’ignore. Mais du coup je ne peux pas écrire d’avis sur cette pièce dont j’ai remarqué néanmoins de très belles images dans une mise en scène recherchée tout en restant sobre.

C’est l’histoire de deux frères que tout oppose. L’un veut retrouver sa fille de quinze ans qu’il ne connait pas, l’autre veut comprendre pourquoi il n’arrive pas à devenir père.Ils se revoient après plusieurs années de silence, dans la maison familiale, où plane l’ombre de la mère et d’un père qui les a abandonnés. Chacun dans leur errance, ils vont aller à la rencontre de leur histoire pour apprendre à se construire et à se découvrir. Les fantômes du passé vont alors ressurgir pour leur renvoyer leur propre image.
C’est Paméla Ravassard qui a monté la pièce de Matt Hartley. Je l’ai énormément appréciée comme comédienne dans Les filles aux mains jaunes (en ce moment à Théâtre actuel). Nul doute que je retournerai voir 65 miles en cas de programmation en région parisienne.

Et pour finir, car il le faut bien, j’ai choisi le spectacle de Tigran Mekhitarian qui, après Les Fourberies de Scapin, poursuit dans le registre de Molière en toute légitimité puisqu’il a intentionnellement donné le nom de de l’Illustre théâtre à sa compagnie. Et sans doute doit-on s’attendre à une troisième création ultérieurement.

Pour le moment il s’agit de Dom Juan, avec une distribution plus resserrée, composée de seulement quatre comédiens, et une mise en scène disons plus intime, cohérente avec la taille du plateau du Théâtre des Brunes, qui a été créé en mai/juin 2020 et joué quelques dates à Un festival à Villerville en août 2020. 

Les costumes sont contemporains. Le décor est réduit au strict essentiel (selon l’habitude du metteur en scène) avec une toile de fond, peinte par l'artiste Nush. La pièce commence par une très jolie scène d’épousailles enveloppée par la puissante voix de Zara chantant D’le Yaman qui est un air traditionnel arménien.

Le texte de Molière est respecté mais il est enrichi de tournures modernes, d’allusions et de menaces, comme celle de faire appel aux gitans de Montreuil … mais rien n’y fera, le séducteur d’aujourd’hui est aussi impénitent que celui du XVII°siècle.

Cette liberté pourrait choquer mais le talent est là. Donc ça marche. Disons même que ça court, face à un public qui en aurait bien redemandé. L’intrigue reste tout à fait actuelle et la question de l’absence de culpabilité demeure intéressante. Peut-on impunément faire ce que bon nous semble ? J’ignore si les artistes y ont songé mais certains pourraient penser que la pandémie est une sorte de justice divine aux agissements inconsidérés de l’homme en matière d’alimentation. Sans parler des dérèglements climatiques suite à la sur-exploitation de notre planète.

Dom Juan (Tigran Mekhitarian) ne croit que ce qu’il voit. C’est un pragmatique refusant de se plier aux règles sociales et morales universelles. Il est infidèle à sa jeune épouse dès le lendemain de ses noces. Il ment et trompe son monde comme il respire. Sganarelle (Théo Askolovitch), son valet, tente sans succès de mobiliser sa conscience. Mais l’homme n’entend aucun argument. Il clame haut et fort que la constance n’est bonne que pour les ridicules. Tout le plaisir de l’amour est dans le changement.

Tigran et Théo seront Dom Juan et Sganarelle jusqu’à la fin et n’interprétèrent pas d’autres personnages contrairement à Éric Nantchouang qui en endosse un grand nombre. C’est la même femme (Marie Mahé) qui sera toutes les femmes, ce qui est astucieux pour démontrer que Dom Juan se fourvoie et s’illusionne. Il croit multiplier les conquêtes mais c’est toujours la même qu’il tient entre ses bras.

On ne sait, à la réflexion, quel crime est le plus répréhensible, est-ce son libertinage ou son refus de croire ? L’homme se moque en effet autant de Dieu, du diable ou des loup-garous. Il lui sera proposé à au moins trois reprises de se repentir mais il campera sur ses positions. Pire encore, il usera de stratagèmes en se livrant à un échange de vêtement avec un spectateur qui n’abusera pas grand monde.

Dom Juan est un beau parleur. Il peut bien railler : C’est quoi le plan ? C’est quoi le concept ? Il débite son texte à toute vitesse mais ne trompe pas le spectateur qui sait qu’à la fin il subira la justice, divine ou diabolique, selon que nous croyons à l’une ou à l’autre. 

On ignore si c’est le personnage ou l’homme qui parle lorsqu’il souligne au cours de la soirée qu’il connait son Dom Juan par coeur, comme s’il s’agissait d’un langage. Il est vrai que le comédien avait joué Sganarelle en 2016 sous la direction d’Anne Coutureau à la Tempête  où je l’avais remarqué pour la première fois.

Mon regret est de n’avoir pas remarqué que Tigran (et Marie Mahé) interprétaient trois rôles différents dans une même journée. J’aurais été curieuse de les voir car c’est aussi cela Avignon, célébrer des performances lorsqu’elle révèle des talents.

Ainsi donc sachez que Théo Askolovitch, Marie Mahé et  Tigran Mekhitarian interprètent Deux Frères à 13 heures aux Brunes. Que vous pouvez les retrouver dans ce même théâtre à 18 h 50 (avec Eric Nantchouang) pour le Dom Juan. Et que Tigran Mekhitarian et Marie Mahé partent ensuite pour la Factory où ils jouent dans ADN à 21 h 45, dans une mise en scène de la jeune femme.
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Pour ma part ainsi s’achève ce périple avignonnais riche de plus de 80 spectacles que j’aurai tous chroniqués, en partageant mon enthousiasme pour au moins les deux tiers. Mais bien entendu ils ne sont qu’une goutte d’eau parmi le millier de propositions faites au public dans une édition moins abondante que celles de 2018 et 2019 mais qui demeure pléthorique, et qui dans sa conception actuelle, ne permet pas de saisir l’essentiel de la création.

Certes j’ai repéré plusieurs futurs succès, et je pourrais parier sur quelques Molières. Beaucoup de spectacles ont affiché complet et j’ai vu des ovations debout. Mais j’ai noté aussi d’énormes déceptions dans des compagnies qui ne sont pas soutenues par de solides productions. 

Espérons que des changements de fond interviendront faute de quoi l’insatisfaction des artistes, particulièrement palpable cette année, ne fera qu’enfler et finira par les décourager d’engager autant d’argent (et de temps) pour n’être pas vu par beaucoup de spectateurs et ne pas réussir à capter des journalistes (qui raccourcissent leur temps de présence au festival) et des programmateurs qui se font désirer.

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