Le lundi, à Avignon, ce n‘est pas ravioli mais relâche pour beaucoup de compagnies, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a rien à voir. Surtout dans les théâtres qui ont profité de la circonstance pour louer des créneaux supplémentaires à des artistes qui n’auront que les lundis pour jouer.
Du fait de moins de choix il y a davantage de public dans les salles, question de vases communicants.
Je commence la journée par L’autre fille qui sera un énorme coup de coeur. Je ne connaissais pas ce nouveau lieu, dénommé Avignon Reine Blanche, même si l’adjectif mérite d’être nuancé. Il s’est ouvert en 2019 mais cet été là, et malgré déjà une centaine de spectacles sur mon planning je ne me suis pas trouvée à y aller. Par contre je connais bien la salle parisienne du même nom et dont la programmation est de grande qualité.
Ce spectacle est un énorme coup de coeur. Vous me direz que c’est un de plus mais il est rassurant qu’il y ait plusieurs moments exceptionnels dans un festival qui compte plus de 1000 spectacles différents.
La voix chuchotée de Marianne Basler est à peine audible sous le bruit de la climatisation au tout début. Il faut faire un effort d’attention que l’on ne regrette jamais tant la comédienne excelle à être cette femme contrainte d’écrire à sa soeur disparue deux ans avant sa naissance, morte comme une petite sainte à six ans.
C’est en entendant sa mère en parler devant elle, mais en cachette, qu’elle réalise le poids de ce secret. En faire le récit sera en finir avec le flot du vécu bien que ce n’était pas le premier objectif d’Annie Ernaux qui se livra à l’exercice à la demande de son éditrice d’écrire une lettre sur le modèle de La lettre au père de Kafka dans une idée de transgression.
Elle ne sait rien, on n’a pas voulu l’attrister. La comédienne nous fait oublier qu’on est au théâtre. C’est Annie Ernaux qui est assise en face de nous et qui se livre presque à une confession, les mains jointes. Cette universitaire au langage recherché ne renonce pas à employer de temps en temps un mot du patois normand qui surgit avec l’accent pour qualifier au mieux ce qu’elle ressent.
Soixante ans après je n’en finis pas de buter sur ce mot qui a changé ma place en quelques secondes. Mimant sa mère, elle prononce la phrase assassine : Elle était plus gentille que celle-là. Ce mot de gentille n’est pas une information mais un reproche. On sent la rage agiter le corps de cette femme, guérie contre le tétanos par un flacon d’eau de Lourdes. Ses mains tremblent et ce n’est pas surfait.
T’écrire c’est faire le tour de ton absence. Elle pose prudemment le pied sur une des photos qu’elle a jetées par terre il y a quelques minutes et prend appui sur chacune comme s’il s’agissait d’un pas japonais installé dans un jardin entre des buissons d’épines. Je ne serai pas enterrée près de vous en Normandie.
La mise en scène conjointe entre la comédienne et Jean-Philippe Puymartin accorde au spectateur la juste place qui lui évite de se sentir en position de voyeur. Un mot (celui de place) qui est loin d’être anodin chez l’auteure.
Comme je me déplace à bicyclette d’un théâtre à un autre et que j’avais adoré Anquetil tout seul au Petit Hébertot en 2016 je n’allais pas faire l’impasse sur Louison, écrit et mis en scène par Philippe Hassler, interprété avec finesse par Marine Monteiro, Marc Pastor et Loïc Sanchez. Cette évocation de l’année 1955 se joue uniquement les lundis à 14 h 45 au Théâtre de l’Adresse, juste de l’autre côté des remparts qui ceinturent la ville.
Jeanine et Guy sont arrivés très tôt pour installer leur table pliante et leurs fauteuils au bord de la route et ne pas louper le passage des cyclistes. En attendant, ils piquent-niquent en écoutant la voix nasillarde du commentateur sur leur radio grésillante. Le metteur en scène a eu la bonne idée d’intercaler des petites vidéos entre chaque saynète. On peut ainsi revoir l’accordéoniste André Verchuren ou plus tard une route de montagne et le recours au noir et blanc date les images.
On est dans une autre époque, celle du 42 ème Tour de France qui démarre au Havre en 1955 avec 130 coureurs (ils sont 184 cette année). Leur vélo et leur équipement n’ont rien à voir avec ceux que les sportifs utilisent en ce moment même sur les routes de France mais le dopage est déjà bien ancré dans la pratique et les estivants se prennent sur la tête les goodies qui sont lancés depuis la caravane publicitaire. S’égrènent des noms que nous avons oubliés comme celui de Louison Bobet, le premier coureur français à gagner trois tours d'affilés, 53, 54, 55. Ou ceux des bleus qui comme Paul Bergeot participent pour la première fois à la course. Le spectacle reflète l’époque où le grand rêve était d’acquérir une Peugeot 203. Certains y parviendront. D’autres repartiront clopin clopant sur la musique d’Yves Montand.
Et puis ce lundi c’est célébration, au Théâtre des Carmes sous l’intitulé de Journée nécessaire. Après une lecture le matin et un apéro-sérigraphie (auxquels je n’ai pas participé) la Compagnie Rue des Chimères avait préparé une lecture-spectacle de poèmes d'André Benedetto. Un pique-nique poétique aurait dû se déployer ensuite sur les berges du Rhône de la Barthelasse. Les menaces de pluie en ont entrainé l’annulation, avec report sur la place des Carmes.
Je n’avais sans doute pas suffisamment été attentive mais je ne m’attendais absolument pas à voir et à entendre ce que Christine Gandois et Bruno Bernard avaient généreusement préparé. Je ne parlerai pas ici de leur création, sous le nom de Marseille et Méditerranée puisque la représentation fut unique et que vous ne pourrez pas la voir dans cette édition du festival.
Je préfère vous dire ce que j’avais supposé. Que le fils rendrait hommage au père, avec un petit (tout petit mais émouvant) discours qui aurait lancé un moment en forme d’happening joyeux mais sérieux et respectueux, teinté d’espoir aussi. Car enfin, André Benedetto (1934-2009) n’est pas n’importe qui. Il est au Off ce que Jean Vilar fut au In.
Ce marseillais, très attaché à sa ville d’origine, fut un homme de théâtre très prolifique (près de soixante-dix pièces), dévoué à la culture – on pourrait même dire à la cause – occitane ainsi qu'à la question de l'identité méditerranéenne, toujours liées, chez lui, à une option progressiste. En ce sens, le titre du spectacle est totalement adéquat.
Il installa sa troupe en 1963 dans une ancienne salle paroissiale avignonnaise, la Salle Saint-Benoît, qui deviendra le Théâtre des Carmes, et y jouera pour la première fois à l'hiver 1963, une de ses créations, Le Pilote d'Hiroshima.
J’aurais aimé qu’on salue combien il avait réussi, alors qu’il avait été élu président du Festival Off d'Avignon en 2006 à rétablir la paix dans ce Off bouillonnant qui ne parvient plus à rétablir son équilibre depuis 2019. Et je ne pense pas que ce soit par « la faute au Covid ».
Auteur-acteur-metteur en scène, associant étroitement poésie et politique, André Benedetto est l'un des artistes les plus représentatifs du théâtre engagé de la fin des années 1960. Il osa, en 1966, présenter Statues en marge du festival d'Avignon, déboulonnant symboliquement le cadre officiel en lançant dit-on sans le vouloir, ce Off (comme officieux) qui ne cessera de gonfler jusqu’à devenir pléthorique et proche de l’éclatement.
Sébastien Benedetto lui succèdera après sa mort à la tête du Théâtre des Carmes, rebaptisé en 2009 « Théâtre des Carmes André Benedetto » et cette année Sébastien est aussi président de l’association qui coordonne le « off » d’Avignon. J’étais persuadée qu’on oublierait un instant que le nom de cette ville est devenu synonyme de marché du spectacle vivant, que bien des artistes vivent comme une foire aux bestiaux dépourvue d’humanité. J’avais cru qu’en ce lundi de relâche il y aurait eu meilleur hommage.
Pour finir, Sosies de Rémi de Vos à 19 heures au Théâtre des Halles, dans la mise en scène ultra précise d’Alain Timar qui assume une scénographie toute minimaliste (totalement à propos).
Sosies appartient à cette catégorie des inclassables, inqualifiable avec un seul adjectif. Décapant serait peut-être le mot idoine. C’est une comédie mais le sujet (la quête identitaire) est traité en dehors de la question du genre (si fréquemment posée qu’elle en est devenu lassante).
La langue est brute de décoffrage sans jamais chavirer dans la vulgarité. Les personnages sont à fleur de peau sans se laisser happer par l’hystérie. Le public rit sans l’arrière-pensée de vouloir faire entrer le monde dans des cases dites normales.
Ils habitent le même quartier. Bernie (John Arnold), sosie fatigué de Johnny Hallyday , qui vit seul après avoir perdu sa femme. Momo, dit le Gainz (David Sighicelli), réplique plutôt médiocre de Serge Gainsbourg tire la corde par les deux bouts… Biche (Christine Pignet), son épouse, est femme de ménage. Jean-Jean, leur fils (Xavier Guelfi), n’a qu’une envie : partir, mais sans travail c’est impossible. Kate (Victoire Goupil) traîne dans la rue quand elle rencontre Bernie lors d’un karaoké. Tous sont à la recherche d’eux-mêmes et rêvent d’une vie meilleure pour échapper à leur quotidien misérable. C’est cela qui touche, qui fait rêver et qui donne, de toute évidence matière à rire (beaucoup) et à pleurer (peut-être).
Ils enchaînent catastrophe sur catastrophe en vertu de l’adage claudéllien : le pire n’est jamais sûr. Et pourtant ils se relèvent de chaque coup du sort, fut-il un coup de poignard dans le dos. Quand ils se prennent pour une célébrité, leur jeu se situe dans l’évocation plutôt que dans l’imitation, entraînant par là-même le spectateur dans une forme d’hommage évitant la caricature.
Rémi de Vos a écrit des dialogues en transcendant ce à quoi peuvent conduire la jalousie et l’humiliation chez quelqu’un qui se sent poussé à bout… de lui-même. Il connaît par cœur la « France profonde pas toujours reluisante » qu’il nous rend subitement attachante. Il nous donne à voir quelle porte de sortie on peut pousser pour se libérer de ses drames familiaux. Comment on peut devenir soi-même en vivant à travers un autre, par procuration.
C’est la troisième pièce de cet auteur qu’Alain Timar met en scène dans ce Théâtre des Halles. Il nous dispense d’installer sur le plateau une machinerie compliquée. Une table, deux chaises, un banc et un miroir suffisent pour camper le décor. Voilà un spectacle qui trouvera (et touchera) le public aussi bien sur une grande scène parisienne qu’en région dans un théâtre municipal.
Ce qui est grand, et qui n’est jamais artificiel, c’est le jeu des acteurs. Ce soir, on aurait bien retenu la nuit encore un peu en leur compagnie.
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