Publications prochaines :

La publication des articles est conçue selon une alternance entre le culinaire et la culture où prennent place des critiques de spectacles, de films, de concerts, de livres et d’expositions … pour y défendre les valeurs liées au patrimoine et la création, sous toutes ses formes.

jeudi 13 mars 2025

Nous construisions un fantastique palais la nuit … à l'Institut Giacometti

L’Institut Giacometti tisse un parallèle entre l’œuvre d’Alberto Giacometti (1901-1966) et celui du plasticien kosovar Petrit Halilaj (né en 1986 au Kosovo). Ce dialogue artistique explore la relation entre le dessin, la sculpture et l’imaginaire, en mettant en lumière des thèmes communs aux deux artistes.

Celui qui visiterait, sans avoir préparé sa venue, Nous construisions un fantastique palais la nuit … et pour peu qu'il soit néophyte, ne repérerait pas forcément du premier coup d’œil les œuvres de chaque artiste.

C’est tout à fait normal et presque intentionnel parce qu’elles se répondent. Je recommande donc très vivement de choisir la visite guidée (en français ou en anglais).

Giacometti disait ne pouvoir parler qu’indirectement de ses sculptures, parce qu’il fonctionnait par associations d’idées. Petrit été frappé par les lignes noires monochromes qui deviennent un dessin dans un espace. Et il se dit très intéressé par une sculpture qui ne prend pas de volume.

De fait, beaucoup de ses sculptures dérivent de petits dessins d’enfants. J’aime la magie qui consiste à trouver des graffitis sur un pupitre et à les développer dans l’espace.

Petrit Halilaj a conçu pour la première grande salle de l’étage, une structure qui épouse le vocabulaire de Giacometti.

Il s’identifie au titre donné à l’exposition comme étant un fil conducteur entre toutes les maisons où il a vécu et que sa famille et lui ont perdues à cause de la guerre dans les Balkans.

A l’instar de Giacometti qui a développé l’idée que le palais était un lieu mental, le but était d’élaborer métaphoriquement un palais de rêve où il serait possible d’être en paix, et cela à tous points de vue et où notre histoire trouverait son sens. Même s’il procure un sentiment de tristesse à la crainte de son écroulement mais aussi de désir et de persévérance à poursuivre sa construction.

Né en 1986 dans le contexte très dur d’un Kosovo en guerre qui déchira les populations et déplaça le petit Halilaj de villages en camps. La culture était censurée. Dans le camp de réfugiés de Kukës, en Albanie, il attira les regards par sa passion pour le dessin et sa capacité à le pratiquer à deux mains (et on observera que lorsqu’il parle il soutient toujours ses propos en utilisant ses deux bras), une passion qu’encouragea le psychologue italien Giacomo "Angelo" Poli.  Il est persuadé aujourd’hui que dessiner l’a sauvé du traumatisme. 

Depuis l’enfance Petrit a entretenu une très forte relation, intuitive et autodidacte, avec le dessin qui est pour lui un mode d’expression plus fort que le langage puisqu’il permet de révéler ses rêves en toute liberté. Il dit d’ailleurs avoir été soutenu dans cette voie par sa mère, comme le fut Giacometti. Et, comme lui, il a beaucoup appris en copiant des oeuvres de grands artistes.

A partir de 2015, il a inventé une nouvelle langue graphique, sorte de grands dessins dans l’espace, qui pourrait évoquer les dessins au fil de fer d'Alexander Calder … ou les constructions filiformes de Giacometti dont Le palais à 4 heures du matin (1932) est la forme la plus élaborée. Leur relative discrétion procure un sentiment de constructions fragiles qu’on pourrait percevoir comme éphémères et qui symbolise la fragilité de notre existence.

Abetare est le nom qu'il donne à la série de traduction de dessins d'enfant étendu qui se déploie dans l'espace des adultes en utilisant un langage caractérisé par la simplicité de l’innocence et teinté d’humour. Le nom vient d’un manuel d'apprentissage de la lecture écrit en langue albanaise qui a été créé pour aider à enseigner la langue de base aux enfants et aux jeunes adultes dans toute l'Albanie et la région environnante où vivent les Albanais. Il fut celui de tous les écoliers kosovars de sa génération. Il a créé spécifiquement une trentaine d’œuvres avec ce langage pour l'exposition.

La curiosité à l’égard de l’humanité, et surtout des enfants, est un point commun entre les deux artistes. Un dessin en particulier, tiré des réserves, celui d'une maison réalisé par un enfant et copié par Giacometti, la même année que le Palais, est devenu le point de départ de la présente exposition. Mais aussi cet autre que l’on peut voir à l’étage, sur le mur du salon séparant la pièce du patio.
Copie d'après des dessins d'enfants faits à la craie sur le trottoir du boulevard Villemain, 1932
(encre noire et crayon graphite sur page de carnet détachée)

Si on le regarde avec attention, on comprendra avec joie que Petrit se soit emparé de la femme dessinée sur la partie gauche et lui ait donné une taille "humaine" qui se dresse dans le patio :
A gauche : Petrit Halilaj - Abetare - Maison du trottoir de Giacometti, 2025, bronze, 280 x 100 x 10 cm

Quant à celle qui figure sur la droite, on la voit prendre vie dans la salle principale. On peut la deviner dans la photo prise de la structure dite Le palais (plus bas). Cette oeuvre immense, qui se déploie jusqu’à la bibliothèque, inspirée du Palais à 4 heures du matin (1932) de Giacometti et du texte que le sculpteur avait écrit à son sujet, est la plus impressionnante de l’exposition et qui prend vit comme un théâtre. L’artiste nous en fera la démonstration dans quelques minutes, justifiant qu’on puisse qualifier l’exposition "d’immersive".
Au centre, Alberto Giacometti : le couple, 1926, bronze, 59,3 x 37,4 x 17,5 cm
Juste à côté on devine la femme de droite du dessin d'enfants (photographié plus haut)
Et au fond, La cage de Giacometti, 1950-51, bronze de 17,5 x 37 x 39,6 cm
Alberto Giacometti : Mère et fille, 1933, bronze, 19,5 x 10,6 x 3,1 cm

Tel un rêve, le Palais, monumental dessin dans l’espace, se déploie en reliant des moments et des idées séparés, permettant ainsi l’association de plusieurs œuvres de Giacometti entre elles : Couple (1926), Mère et fille (1933), l’Apollon (1929)  … Le chat (1951) auquel Petrit Halilaj donne un compagnon.
Alberto Giacometti : le chat, 1951, bronze, 32,8 x 81,3 x 13,5 cm
Abetare (le chat de Giacometti), 2025, bronze de Petrit Halilaj, 235 x 80 x 10 cm
Nous quittons la salle principale pour la seconde, qui traite de la relation entre dessin et sculpture en s’appuyant sur la perte du père, artiste très reconnu et guide de Giacometti, que le sculpteur a représenté presque sous la forme d’une carte à jouer. 
Deux têtes du père et nombreuses sculptures géométriques de Giacometti, 1930,
encre brune sur papier à lettres 27,7 x 19 cm

A côté, est accrochée une peinture en écho à Miro auquel Giacometti s’intéressait beaucoup et qui renvoie à l’art rupestre. 
Personnage stylisé, 1931-32, huile sur toile de Giacometti, 47,5 x 37 cm

Il ne fait pas de doute que la figure du père est importante pour l’un comme pour l’autre, mais de manière différente, entre révérence et défiance.

Abetare (Le coq de Giacometti) (2025) prend la forme d’un personnage narquois qui toise un portrait de Giovanni Giacometti, le père de l’artiste. Il est directement reconnaissable sur un carnet de croquis qui est présenté dans l'exposition. Le dialogue est permanent, alimentant cette impression d'immersion renforcée par la transparence des oeuvres de Petrit. Abetare (La causeuse de Giacometti) (2025) est tiré d’une feuille dessinée sur laquelle Giacometti recouvre le portrait de son père de sculptures imaginaires. Les deux artistes entretiennent dans leur œuvre un dialogue entre dessin et sculpture.
A gauche, Pétrit Halilaj - Abetare - Le coq de Giacometti, 2025, bronze, 110 x 55 x 10 cm
A droite, Pétrit Halilaj - Abetare - La causeuse de Giacometti, 2025, bronze, 120 x 52 x 10 cm

Nous avons la chance d'assister à la performance soudaine de l’artiste dans un costume d’oiseau qu’il a lui-même dessiné (et que sa nièce a reproduit comme nous le verrons plus loin). 
Photo de droite, à l'arrière plan Abetare (oeil et larme), 2025, bronze de Petrit Halilaj, 65 x 42 x 2 cm 
qui a été réalisé d’après un dessin gravé sur la surface d’un bureau d’écolier de Runik, au Kosovo, en 2022.
La salle aux oiseaux fait office de transition. Je comprends la signification de la plume de paon que j'avais remarquée en guise de pochette sur sa veste. Avec Petrit Halilaj, ce sont plus les hommes, mais les oiseaux, qui marchent. 
Petrit Halilaj - Pour te rappeler 2024, cuivre et plume
Petrit Halilaj - Pour te rappeler (Struthio Camelus) 2024, cuivre et plumes, 210 x 60 x 36
Au fond, avec la plume rouge : Pour te rappeler (Ara Macao), 2025, cuivre et plume, 130,8 x 28,9 x 28,4 cm

Halilaj parle des armatures de Giacometti en ces termes : Il y est question de l’essence de la sculpture et de ses limites. J’ai été frappé en voyant le choix des tiges qui composent l’armature ; ça dit quelque chose sur le moment où une sculpture devient une sculpture. Je vois un lien fort entre son langage et le mien dans ces deux lignes qui constituent l’essence de tant de sujets : des lignes noires monochromes qui deviennent un dessin dans un espace. Je suis très intéressé par l’idée d’une sculpture qui ne prend pas de volume. C’est exactement ce qu’on peut dire de ses sculptures filiformes de la série Pour te rappeler (2024). 

Figurines debout (platre) de Giacometti, 7,5 x 1 x 1,2 cm

Chez Halilaj, beaucoup d’œuvres agrandissent des dessins d’enfant en des dimensions presque monumentales. Chez Giacometti, l’échelle des œuvres est une donnée essentielle. Il traduit la grandeur de l’homme dans une forme d’humilité et dans des tailles modestes, voire très modestes. Il manifeste dans son travail une prédilection pour la petite taille, si bien qu’entre 1958 et 1961, il se confronte à une difficulté lorsqu’il doit réaliser pour la Chase Manhattan Plaza, à New York, des sculptures de très grandes dimensions. Une photo montre l’artiste perdu au milieu d’elles. Giacometti a ressenti comme un échec la confrontation aux sculptures de grande taille (comme celles de L’homme qui marche) alors que nous les voyons comme ses chefs d’œuvre.

La comparaison entre légèreté et fragilité de l’existence revient régulièrement au cours de la visite. Même si Petrit présente un Palais de dimension considérable il affirme sa préférence aux petits formats qui permettent de situer la grandeur de l’humanité dans une sculpture minimale. Et c’est sous cet angle qu’il convient de lire l’exposition. Elle se prolonge dans le cabinet d’arts graphiques en compagnie de monstres de Petrit Halilaj tirés des planches originales de Giacometti des années 30. 
Petrit Halilaj, Sans titre, 1999, feutre marqueur sur papier
Les dessins réalisés à cette époque, alors que Petrit est jeune adolescent, montrent la maison détruite.
Giacometti : Dessins de personnages et animaux sur un projet de lettre à André Breton,
29 août 1933 (crayon graphite, encre noire sur lettre) 18 x 28,7 cm

Réalisés par un adulte, ces dessins sont tracés "à la manière des enfants" dans un intérêt pour le fonctionnement du dessin d'enfant plutôt que pour sa forme. Giacometti s'adonnera plus tard à un exercice inédit : il invitera son neveu Silvio, fils unique de sa sœur Otilia morte en couches en 1937 à dessiner sur les mêmes feuilles que celles sur lesquelles il a esquissé sa silhouette, établissant une forme de  dialogue. Si la sculpture a déjà été déjà montrée, les dessins n'étaient jamais sortis des réserves.
Giacometti et Silvio Berthoud : Dessins et portrait de Silvio, 1943 (crayon graphite sur page de carnet)
A droite Silvio debout, les mains dans les poches, 1943, plâtre de Giacometti 11,2 x 4,6 x 4, 4 cm
Dessin d'un poisson sur la couverture d'un carnet de Giacometti, 24,5 x 33,2 cm

Ces dessins réalisés pendant la guerre rappellent à Petrit la relation qu'il a avec sa nièce Luna Halilaj (âgée aujourd'hui de six ans) avec qui il dessine beaucoup. Il a eu envie d' associer celui de Luna avec le poisson de Silvio qui semble prêt à s'envoler comme une fusée.
Petrit Halilaj - Abetare - Silvio et Luna, 2025, bronze, 44 x 63 x 3 cm
Et voici deux dessins sans titre 2024, stylo feutre, marqueur et collage sur papier, de Luna. On reconnait le costume d'oiseau dans le second. Plus loin il a positionné deux monstres joyeux inspirés de Giacometti.
Petrit Halilaj - Abetare - Monster, 2024, acier patiné
Comme le souligne la citation en exergue reproduite sur le mur du couloir de l'institut : l’enfance n’est pas l’innocence mais l’assurance :

Les enfants ont une telle assurance... On se croit là pour toujours. Qui d’ailleurs n’a pas l’air de se croire là pour toujours ?
Tout est devenu fragile pour moi à vingt ans.
Alberto Giacometti, 1963

Enfin, Petrit Halilaj a glissé cinq de ses oeuvres dans l’atelier que nous sommes invités à redécouvrir au rez-de-chaussée avant de quitter l’Institut. Notamment les trois bronzes de 2025 Abetare (deux maisons), Abetare (deux coeurs), et Abetare (maison).
Nous construisions un fantastique palais la nuit…
Institut Giacometti
Petrit Halilaj dans une mise en espace conçue par Éric Morin.
5, rue Victor Schoelcher - 75014 Paris
Du mardi au dimanche de 10 à 18 h
Fermé le lundi

Aucun commentaire:

Articles les plus consultés (au cours des 7 derniers jours)