J'ai découvert Mes pieds nus frappent le sol par le biais d'un extrait figurant dans la bibliothèque d'Hors concours. Le coup de coeur a été immédiat. Et je ne suis pas unique puisque le roman est déjà en réimpression.Le livre est porté par le public et par de grands noms. Camille Kouchner, l'auteure de La Familia grande l’a remarqué sur les réseaux sociaux. Anouk Grinberg, l'auteure de Respect, signe quelques mots sur le bandeau.
Mon intérêt s'est confirmé lorsque j'ai lu le livre dans sa continuité. A commencer par la couverture sur laquelle une grue (ou une aigrette) s'apprête à prendre son envol, dont les pattes justement frappent le sol. Comment ne pas y voir la représentation de l'auteure ?
La grue a une image positive dans beaucoup de cultures, excepté en Inde où elle représente la trahison. En Chine, elle incarne l'immortalité, en Allemagne elle est l'emblème du messager de dieu et en Grèce, la grue représente la pureté. Chaque année, des milliers de gens sur la terre plient des grues en papier en souhaitant la paix dans un monde où les gens pourraient vivre sans peur.
Son éditeur, Etienne Galland de Double Ponctuation n'aurait pas pu faire une meilleure suggestion même si on aurait apprécié une oeuvre d'art, faite par un ami, par exemple Emmanuel qui est un des personnages de l'histoire.
Grandir dans un milieu aisé ne préserve pas du malheur. Laure Martin le démontre hélas en ayant été placée à l’adolescence en foyer par l’Aide sociale à l’enfance. Elle explore mille façons d’habiter son existence pour trouver son chemin. Artistiquement, elle pratique tout d’abord le slam, d’où elle tire le rythme et le sens de la formule qui caractérisent encore aujourd’hui son écriture. Mes pieds nus frappent le sol est un récit largement inspiré de son vécu.
C'est son premier roman publié, sans être le premier qu'elle ait écrit. Sans surprise quand on apprend qu'elle écrit depuis "toujours". Sa publication doit au fait qu'à 41 ans, à l'occasion de la fin d'un travail Laure Martin se soit posé la question fondamentale de poursuivre sa route à l'identique ou de réaliser son rêve. Elle a décidé de s’accorder un an pour le faire aboutir et la première étape du pari a été remportée puisque Double ponctuation a répondu très vite. Le succès est très probablement assuré avec la réimpression. Recevoir le Prix Hors concours serait un couronnement, mais figurer parmi les 5 finalistes est déjà un beau résultat.
Un des thèmes, parce que c’est loin d’être le seul, est l’inceste. Il a longtemps été traité par des confidences très élaborées, arrivant à demi-mots (comme le fit Christine Angot) ou avec brutalité. Les lecteurs ont depuis appris à lire ce type de texte et cherchent maintenant un travail littéraire. Le roman de Laure Martin apporte sa pierre au cairn des violences intrafamiliales.
Dieu sait qu'il n'est pas anecdotique quand on sait que la réalité scientifique documentée récemment atteste de 20% d'incestes en France, touchant ainsi 1 enfant sur 5. Et il ne s'agit là que d'actes commis, auxquels il faut ajouter les ambiances de climat incestuel. les statistiques sont terribles. Elles méritent d'être lues attentivement (p. 211).
Mes pieds nus frappent le sol résonne comme un cri et son écriture (du moins dans la période rose) faite à hauteur d’enfant est assez rare dans ce thème de l’inceste, pourtant de plus en plus traité, en littérature comme au cinéma. Malgré un sujet lourd, j’ai apprécié la dérision et la distance que l’autrice est parvenue à partager avec le lecteur qui a envie de la suivre jusqu’au bout en pariant sur sa capacité de résilience.
Celle-ci s'exprime à diverses reprises en donnant son titre au roman dès la première partie : Mes pieds nus frappent le sol, je quitte ce que je suis devenue et deviens celle qui est dans ce furieux présent (p. 79).
Malheureusement Laure entre dans la Zone grise. C'est l'enfer de la psychiatrie, des traitements lourds … alors qu'elle résume d'une phrase la situation : Je ne suis pas malade, je suis malheureuse, à en crever (p. 103).
De fait, les violences succèdent aux violences parce que l'inceste prédispose à leur répétition. Elles se manifestent dans le monde du travail parce que la fascination pour le fonctionnement masculin (fort bien expliquée p. 126) et l’identification au sexe dit "fort" pour sauver sa peau ne pouvait pas être une solution à long terme. Après une promotion (amplement méritée) elle mesure combien être une femme est un handicap dans la vie professionnelle, surtout quand la majorité des employés sont des hommes peu compétents. Mais elle s'est prise au jeu se sentant devenir l'égale des hommes, de ceux que la société honore (p. 138), fatale erreur : La libération de la femme par l'émancipation économique que l'on m'a promise n'est qu'une nouvelle oppression (p. 147).
On retrouve encore les violences dans sa vie personnelle et les traumatismes gynécologiques sont un cauchemar supplémentaire. Et pourtant la jeune femme se réappropriera son corps, se libèrera des dominations, et trouvera son chemin vers la liberté.
On voit ainsi se constituer une sorte de #Metoo d’un autre ordre un #MoiAussi (j’ai été abusée) qui n’est pas tant que ça dans la dénonciation du coupable (criminel) mais dans la manifestation de sa propre force, qui pourrait s’appeler #JeSuisResté(e)Debout ou #JeSuisVivant(e).
Une grande force émane de la discussion que nous avons eues toutes les deux et est de nature à être rassurante. Cet aspect d'éducation du lectorat et de dynamique de la sororité est un peu nouveau mais ô combien fondamental. Il apparait nettement dans la troisième partie du roman, Purple wave, succédant à Zone grise et Chambre rose.
Laure Martin interroge sur ce que c'est finalement d'être une femme libre. Et surtout quel est le prix à payer puisque tout se vend, tout s'achète (p. 190). A propos de #MeToo elle a raison de pointer que ce ne sont pas les mecs le problème, c'est nous (…) il faudrait qu'on apprenne à se défendre dès la maternelle (…). Moi quand j'ai crié ma rage on m'a mise sous médocs (une réponse récurrente d'un livre à un autre, comme le souligne aussi Anouk Grinberg dans Respect).
Cette question de la liberté est essentielle parce qu'avoir été façonné(e) dans l'enfance comme un objet est lourd de conséquences, prédisposant à l’augmentation des risques d’exposition à d’autres violences, de toutes sortes. Les traumas provoquent une dérégulation des circuits de la dopamine, façonnent le cerveau et poussent à l'hypervigilance. Il n'est pas aisé d'être féministe sans basculer dans le masculin.
Dans la dernière partie Laure Martin, qui se dit avoir été façonnée par King Kong théorie de Virginie Despentes, évoque les mouvements féministes qui se propagent au Mexique en autorisant l’accès à la violence.
Elle a beaucoup de projets, parmi lesquels la publication d'un autre roman, qui ne sera pas écrit à la première personne. Il y sera notamment question du lien mère-fille et de la transmission traumatique. Mais laissons d'abord Mes pieds nus frappent le sol poursuivre sa route.
Pour ceux qui ne connaissent pas encore le prix Hors Concours, je vous invite à lire le compte-rendu de la dernière cérémonie (en 2024).
Mes pieds nus frappent le sol de Laure Martin, en librairie depuis le 9 janvier 2025
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