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lundi 3 novembre 2025

L'étranger, un film de François Ozon

Je suis sortie bouleversée de la projection de L'étranger, de François Ozon. Comme quasiment tous les spectateurs, je me suis promis de relire le roman d'Albert Camus qui, je le rappelle, est un des trois romans francophones les plus lus au monde.

Je sais que nombreux sont ceux qui font le choix inverse, estimant qu’il est de leur "devoir" de se rafraîchir la mémoire avant de s’asseoir devant l’écran. Mais non ! Il faut juger l’œuvre cinématographique pour ce qu’elle est.

L'usage du noir et blanc, tout à fait habituel chez ce réalisateur, permet d'installer le film à la fois dans une forme de réalité historique et de densifier sa puissance narrative, sans parler de son intérêt économique permettant d’éviter de coûteuses reconstitutions. C’est aussi un parti-pris esthétique permettant des jeux d’ombres et de lumières qui répondent au questionnement philosophique car rien n’est jamais tout blanc ou tout noir.

Il est économe de dialogues, faisant parfois penser dans la première moitié à un film muet. Ce parti pris confèrera aux quelques répliques une puissance inouïe, en particulier l'altercation entre l’aumônier (Swann Arlaud) et Meursault (Benjamin Voisin), enfermé en prison et ignorant si son pourvoi sera accepté ou rejeté.

Benjamin Voisin, que j'avais vu récemment dans la série Carême, endosse un tout autre costume et confirme un grand talent. Vous vous souvenez peut-être davantage de lui comme Lucien de Rubempré dans Les llusions perdues. Ou encore du rôle que François Ozon lui avait donné dans Eté 85.

Toute la distribution est excellente, notamment Rebecca Marder, qui était Une jeune fille qui va bien, dans le premier film de Sandrine Kiberlain. Et Denis Lavant qui campe un vieil homme antipathique, Salamano, dont l’humanité se révèlera plus tard avec d’autant plus de force. On retrouve un autre de ses acteurs récurrents, Pierre Lottin (au générique l’année dernière de Quand vient l’automne) dans le rôle de Raymond Sintès qu’il campe avec la virilité banale des machos des années 30-40. Et puis Christophe Malavoy dans le rôle du juge, Nicolas Vaude dans celui du procureur et Jean-Charles Clichet en avocat.

A l'heure où Robert Badinter est panthéonisé on pourrait penser que L'étranger (qui était, on l’oublie peut-être, un premier roman, publié en 1942) est un pamphlet contre la peine de mort. Ce chef d'oeuvre est en fait la démonstration de l'absurdité de la vie et nous impose de réfléchir aux actes que nous entreprenons, que ce soit en pleine conscience ou par indifférence.
Alger, 1938. Meursault, un jeune homme d'une trentaine d'années, modeste employé, enterre sa mère sans manifester la moindre émotion. Le lendemain, il entame une liaison avec Marie, une collègue de bureau. Puis il reprend sa vie de tous les jours. Mais son voisin, Raymond Sintès vient perturber son quotidien en l'entraînant dans des histoires louches jusqu'à un drame sur une plage, sous un soleil de plomb...
Pour moi, L’étranger est un chef-d'oeuvre (je parle toujours du film). Le noir et blanc nous fait d'emblée remonter le temps, impression renforcée par le ton si caractéristique de la voix donnant les dernières informations … de l'époque dans une manière de parler très particulière. Nous sommes plongés au coeur de la casbah, qu'on nous prévient être un incroyable mélange de la vie arabe et française. 

"Nous sommes français. Vive la France". C’est dit et écrit partout. Mais le "vivre ensemble" que nous tentons aujourd’hui de faire entrer de force dans les cerveaux (dès l’école maternelle) n’est pas encore en germe. On constatera à de multiples reprises que l’égalité ne règne pas entre "tous" les français, même si ce n’est pas le sujet du livre. Par contre François Ozon va subtilement nous amener à y réfléchir. Je ne vais pas dévoiler comment mais je peux dire que la dernière scène apporte une clé, tout comme d’ailleurs le choix dernière la première.

En effet il bouleverse la chronologie originale en commençant avec la prison civile dans laquelle on entraine un homme à contre-jour, clouté un peu comme le serait un mirage dans le désert. Il est vite apostrophé par un homme lui demandant ce qu'il a bien pu faire pour justifier un emprisonnement car il semble bien être le seul blanc parmi tous. "J'ai tué un arabe". On remarquera qu'il ne dit pas qu’il a tué un homme. Nous sommes en 1942, faut-il le souligner ?

Arrive ensuite, sous forme de flash-back le "fameux" télégramme : "Mère décédée. Enterrement demain."

On sait tous qu’Albert Camus met en avant l’absurdité de la vie dont il est vain d'en chercher le sens. S'il ne fallait retenir qu'une réplique ce serait celle-ci : Toute cette vie est absurde ! Sans dénaturer le raisonnement philosophique François Ozon va plus loin, en démontrant comment le mode de pensée de Meursault, apathique et égocentrique, indifférent à ceux qui se soucient de lui, va jusqu'à le conduire à tuer un inconnu sous prétexte qu'il a chaud et qu'il a le soleil dans les yeux … j’ajouterai dans un bref instant d’aveuglement.

Meursault, qui porte le nom d'un si beau terroir. bourguignon, est-il un monstre ou est-ce la société de l’époque qui l’était ?  Car enfin il ne sera pas condamné pour avoir tué mais pour avoir manqué d’amour filial, plus précisément pour n’avoir pas manifesté d’amour filial alors que tout le monde attend cela de l’orphelin. Il porte une cravate noire et un brassard qui attirent l’œil sur sa condition d’orphelin.

C’étaient d’autres temps. Les femmes étaient voilées ou enchapeautées, avec à minima un foulard noué sous le menton. La veillée funèbre était de rigueur (nous en sommes dispensés aujourd'hui sans être jugé insensibles). Le corbillard était tiré par un cheval. Le contraste est criant entre l'émotion du "fiancé de sa maman" (très en avance pour l'époque) et l'impassibilité du fils.

On découvre avec un regard nostalgique les bains d'Alger. Fernandel avec le Spoutz, nous ramène à Pagnol. La célèbre réplique dite sur tous les tons fait rire la jeune fille :  Tout condamné à mort aura la tête tranchée, sans imaginer un seul instant (évidemment) sa dimension d’oracle.

La première partie du film étant très économe de dialogues, chacun prend une forte ampleur, y compris quand c'est Fernandel qui parle ou le "fameux" voisin, Pierrot (Pierre Lottin) : maintenant t'es un vrai copain.

Plusieurs phrases vont résonner longtemps :
- "Je ne m'attendais à rien".
- "Changer de vie, je ne crois pas que ce soit possible".
- "Se marier, ça m'est égal si tu veux".
- "La maladie dont on ne guérit pas c'est la vieillesse".

François Ozon nuance à plusieurs endroits en instillant des considérations qui correspondent aux prises de conscience contemporaines. Ainsi la scène hallucinante de bagarre entre Sintès et sa maitresse est interrompue par un agent de police qui prend quasiment le parti de la femme et qui n’est pas dupe des violences qu’elle subit.

Le thème principal demeure l'absurdité de la vie, en ce sens que la fin est prévisible, implacable, et inévitable : Nous sommes tous condamnés à mort et tous à l'épreuve de la dernière heure. En ce sens Meursault (comme tout le monde) vit sans aucun espoir.

Pour preuve, les morts sont nombreuses avec, par ordre d’apparition à l’écran : la mère, le chien de Salamano, l’arabe et Meursault. Sans compter les heures puisqu'à la question de sa fiancée pendant un parloir (encore une scène hallucinante) Tu fais quoi de tes journées ?  Il répond je tue le temps.

Le tour de forces est de ne pas rendre le personnage de Meursault antipathique ni de susciter la moindre empathie, plaçant ainsi le spectateur dans la même posture que le héros, à savoir une sorte de placidité froide. J'ai perdu l'habitude de m'interroger sera la seule réponse de l'homme à propos de son insensibilité. Nous entendrons néanmoins brièvement l'évocation d'un souvenir agréable : le silence exceptionnel d'une plage où j'ai été heureux (sur lequel Camus terminera son ouvrage).

A l'inverse, Camus justifie longuement la position de Meursault en faisant entrer le lecteur dans son cerveau (chapitre 3) : C'est à peine si on a écouté Masson qui a dit que j'étais un honnête homme (…) Salamano que j'avais été bon pour son chien. Il faut comprendre (c'est répété) mais personne ne paraissait comprendre.

Refusant de jouer ou pire encore de mentir, Meursault, dans le film, et d'aucune manière, ne plaide non coupable. Il est prêt à payer mais refuse qu'on lui en demande plus (sous-entendu des regrets) et dénonce l'hypocrisie de la religion.

Camus le fait se préparer à l'issue fatale (sans la raconter). Ozon montre la guillotine en plein désert, au bout d'un chemin semblable à celui emprunté auparavant par le corbillard, annonçant la "promesse" du président énoncée dans le roman : le président m'a dit que j'aurai la tête tranchée.

La musicienne koweïtienne Fatima Al Qadiri a composé la bande originale. La dernière chanson, sur le générique, est le premier single du groupe The Cure, paru initialement en 45 tours en décembre 1978, Killing an Arab. Impossible de trouver mieux, à tous points de vue : 
I'm alive, I'm dead
I'm the stranger
Killing an Arab

Outre le parti-pris d'une première partie très peu dialogues et d'une seconde qui l'est davantage, le réalisateur a renforcé la présence féminine, donnant plus de poids à Marie Cardona, surprise de l'attitude de son amant mais l'acceptant, et à la soeur de l'arabe à qui il donne le prénom de Djemila et qu'il fait revenir dans la dernière scène, qui est presque de l'ordre du devoir de mémoire autant, à juste raison, nous tenons tant au XXI° siècle.

Avec ce film magistral, offrant une relecture fidèle mais contemporaine, on oublie l'adaptation de Visconti (1967) avec Marcello Mastroianni et Anna Karina il y a quelque soixante ans.

L'étranger, un film de François Ozon
Adapté du livre éponyme d'Albert Camus, réalisé par François Ozon
Avec Benjamin Voisin, Rebecca Marder, Pierre Lottin, Denis Lavant, Swann Arlaud, Christophe Malavoy, Nicolas Vaude, Michèle Perrier, …
En salles depuis le 29 octobre 2025

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