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La publication des articles est conçue selon une alternance entre le culinaire et la culture où prennent place des critiques de spectacles, de films, de concerts, de livres et d’expositions … pour y défendre les valeurs liées au patrimoine et la création, sous toutes ses formes.

dimanche 27 février 2022

D’accord avec César 5 sur 6

J’ai été enthousiasmée par 5 des 6 films les plus récompensés par l’Académie des César. Sans doute l’aurais-je été aussi par Illusions perdues (7 statuettes dont le César du Meilleur film) si je ne lui avais pas préféré Eugénie Grandet, qui sortit la même semaine, m’amenant à faire l’impasse sur le film de Xavier Gianolli au profit d'un long métrage plus discret. Je me rattraperai ultérieurement.

Je me méfie parfois des compliments qui arrivent trop vite et trop tôt. Je ne dis pas que j’ai raison de le faire, mais c’est un constat. J’ai aussi à coeur de ne pas suivre systématiquement les sentiers battus. C’est me semble-t-il important dans la position de bloggeuse. Et sur ce point on ne peut pas dire que c’était gagné d’avance pour Aline, ni pour Annette d’ailleurs car j’en ai entendu abondance de critiques, … par des personnes qui n’étaient même pas allés les voir.

En tout cas Illusions perdues n'a pas été victime de son titre. Il était le grand favori de cette 47e cérémonie, avec un nombre record de quinze nominations.

Annette a récolté 5 récompenses, pour onze nominations : meilleur réalisateur pour Leos Carax, meilleur son pour Erwan Kerzanet, Katia Boutin, Maxence Dussère, Paul Heymans, Thomas Gauder, meilleurs effets visuels pour Guillaume Pondard, meilleur montage de Nelly Quettier et meilleure musique originale de Ron Mael et Russell Mael.

Valérie Lemercier avait raison de ne pas crier trop haut victoire malgré ses dix nominations pour Aline, mais elle peut être fière du César de la meilleure actrice pour sa performance phénoménale. Son petit discours fut autant émouvant qu'humoristique en espérant avoir autant de succès avec son prochain bio pic sur … Martine Aubry.

J'approuve tout autant le César du Meilleur acteur attribué à Benoit Magimel pour De son vivant

Le César de la meilleure actrice dans un second rôle est totalement justifié pour Aissatou Diallo Sagna, dans La fracture de Catherine Corsini.

The Father de Florian Zeller mérite lui aussi sa distinction de Meilleur film étranger.

vendredi 25 février 2022

Musée des Commerces d'Autrefois de Rochefort (17)

J’avais de Rochefort avant tout une image maritime, associée à sa Corderie Royale, son Musée National de la Marine et la frégate l’Hermione (laquelle est en ce moment partie en restauration). Je savais que la ville abritait de nombreux musées. Je viens de découvrir le spectaculaire Musée des Commerces d'Autrefois qui abrite la plus riche collection d’objets publicitaires de France.

Si je le qualifie de spectaculaire c’est parce qu’il permet de vivre une immersion parfaite dans la vie traditionnelle du siècle dernier, présentant dans ses moindres détails, une reconstitution rigoureuse de ces commerces dont beaucoup n’existent plus aujourd’hui ou se sont tellement transformés qu’ils n’ont quasiment plus de points communs avec leurs ancêtres.

On doit cette collection privée à l'initiative d'un couple de collectionneurs de grande envergure, Christine et Jean-Francois Bourbigot, qui ont passé un temps fou à récupérer des objets anciens en y consacrant tous leurs instants de liberté. Ils ont eu l'excellente idée de se mettre en quête d'un lieu adéquat en plein centre de Rochefort pour faire profiter le public de leurs trouvailles -objets par milliers, mobilier, affiches- dans une scénographie adéquate depuis juillet 1990, en évitant l’écueil de l’accumulation.

Cet ancien entrepôt de quincaillerie, d'environ 1000 m² construit sur quatre niveaux, au début du XX° siècle dans une architecture de style Eiffel, est l'endroit idéal pour rendre crédible la reconstitution grandeur nature d'une vingtaine de commerces et d'ateliers artisanaux, terme à entendre au sens large car il y a aussi une salle de classe.

L'ensemble est en constante évolution. De nouveaux commerces ont été ajoutés par leur fils, Sébastien qui gère désormais le musée et il est probable que d'autres suivront car une extension est prévue dans l'immeuble voisin.

Tout est à regarder y compris l’architecture extérieure, et même la guérite où l’on vend les tickets d’entrée, jusqu’à la boutique-librairie que l’on découvrira à la sortie. Et bien entendu la vingtaine d’espaces qu’il ne faut pas contempler avec la nostalgie du "c’était mieux avant" parce que chacun démontre combien la vie était dure.

L’ensemble parlera davantage aux personnes dites d’un certain âge parce qu’ils en ont le souvenir vivant. Mais les plus jeunes aussi seront intéressés, à titre historique et parce qu’ils en ont eu un aperçu dans des films d’époque. Ici ils pourront tout à loisir prendre le temps de scruter ces objets du passé et d’imaginer leur utilité.

Les cartels fournissent les informations essentielles, en français et en anglais. Il n’y a pas trop à lire. C’est bien, car l’important est de regarder. Il est probable que l’audio-guide (que je n’ai pas utilisé) en dit davantage.
Ce qui m’a manqué, outre les arômes des diffuseurs, sans doute arrêtés pour cause de Covid, c’est de voir nos ancêtres en costumes occuper les lieux. Peut-être est-ce envisageable pour certains espaces car tous ne sont pas accessibles, du fait de leur disposition sur le côté d’un couloir de distribution. L’ensemble est d’ailleurs astucieux autant en terme de visibilité que de sécurité car une barrière retient la main qui pourrait avoir envie de toucher les objets.
On commence la visite par le sous-sol mais on pourrait aussi bien démarrer par le troisième étage puis redescendre. Chaque espace est indépendant et il n’y a pas de hiérarchie. En bas donc, se trouve le bouilleur de cru qui sans doute dormait sur place puisqu’on aperçoit une couchette sommaire.
Ensuite c’est l’école où la présence des gamelles sur le poêle indique l’absence de cantine. La date du jour de notre visite est inscrite au tableau, d’une belle écriture, avec pleins et déliés. Ma première salle de classe ressemblait à celle-ci avec ses pupitres, stylo-plumes et encriers qu’un élève remplissait avec précaution d’un liquide violet avec une sorte d’arrosoir à long bec.
Je ne sais plus si les leçons de choses et de morale étaient encore au programme mais je me souviens des cartes de géographie imprimées recto-verso que l’on accrochait aux murs. On constate que certains noms de départements n’existent plus comme la Seine-et-Oise … et que d’autres ne sont pas encore à l’ordre du jour comme les Hauts-de-Seine.
Au rez-de-chaussée se trouve la pièce maîtresse, le Café du Théâtre, où rien ne semble manquer. Un œil averti remarquera combien le tabagisme était admis comme en témoignent les cendriers incrustés aux quatre coins du baby-foot.
L’alcoolisme était lui aussi de pair avec la fontaine à absinthe et la ribambelle de bouteilles d’alcool, à croire que l’injonction "ni alcool ni air confiné" ne s’adressait qu’aux enfants. Le percolateur, bien évidemment ancien, rappelle que le café était un breuvage déjà quotidien.
Les chaises et les tables "bistrot" attendent le retour d'une clientèle qui devait y passer de joyeux moments tandis que l’accordéon posé sur le sol reste muet. Des airs d’autrefois s’échappent de la radio et se propagent jusque dans les étages supérieurs, ce qui participe à créer une atmosphère authentique. On remarque quantité d’objets publicitaires, surtout à la gloire des distilleries.
La modiste présente une infinité de modèles. L’endroit semble appartenir à un passé lointain et pourtant cela ressemble énormément à ce que j’avais découvert à Caussade, capitale de la chapellerie française. Plus loin, nous verrons le salon de coiffure dont les barbiers d’aujourd’hui s’inspirent pour aménager leur local. On retrouve les diverses eaux de Cologne et l’indispensable Pétrole Hahn si réputé pour les chevelures qui étaient livrées à des mains expertes pour obtenir par exemple une ondulation. On imagine combien on se faisait beau et belle avant de passer chez le photographe (pièce 14) où l'imposant matériel est sans nul doute surprenant pour les jeunes qui mitraillent avec leur smartphone.
La santé est un domaine qui a lui aussi bien changé. On ne va plus chez l'apothicaire pour faire peser son bébé dans un couffin en osier ou acheter des ventouses si on a des soucis pulmonaires. Le cabinet médical est terrifiant et personne n'aurait envie de s'asseoir dans le fauteuil du dentiste, installé juste en face.
 
Un peu en contrebas on remarque la teinturerie avec ses marmites en cuivre pour colorer le linge, en particulier en noir car il y a un siècle on portait le deuil très longtemps et il était plus économique d'apporter sa garde-robe à teindre plutôt que d'en acheter une nouvelle. Et puis l'usure se remarquait moins sur les tissus foncés. L'ensemble est admirablement reconstitué, et pour cause puisque c'est un atelier entier qui a pu être récupéré. La crédibilité du musée s'en trouve renforcée une fois de plus.

Au niveau du dessus, dans une vitrine, on remarquera les galoches, sans doute très solide, … alors que désormais on jette car la réparation d'un cordonnier (quand on en trouve un) est souvent hors de prix. A coté, des fers à repasser sont exposés, dans des formats divers, jusqu'au plus fin, pour tuyauter les dentelles des coiffes.
Un autre espace a pu être reconstitué à l'identique. Ce sont les Cafés Freddy, une marque rochefortaise spécialisée dans les cafés torréfiés et les épices exotiques. Les commerces de bouche sont les plus représentés. On peut lire des noms de marques familières à nos parents comme les bouillons Kub, la chicorée Leroux,  à côté d'autres qui sont encore dans les rayons de nos boutiques comme Banania. Mais tout est soit dans des sacs de papier, soit, plus souvent, dans des boites en fer pour garantir une bonne conservation. Certaines, très belles, sont prisées des collectionneurs.
La graineterie voisine est un petit bijou. Par son mobilier jaune et bleu en parfait état et par la profusion de graines, y compris d'espèces anciennes comme le chou coeur de boeuf.
 
Quand le regard plonge vers l'étage inférieur on a vraiment la sensation de se trouver dans un centre commercial. L'authenticité des mobiliers est exceptionnelle, aussi bien pour la boucherie charcuterie (et ses glacières aux portes de bois) que l'épicerie et le bazar, ancêtre des droguerie et quincaillerie qui eux-mêmes n’existent quasiment plus.
La profusion d'articles en émail bleu étonne tandis que la présence sur le mur du troisième étage des panneaux publicitaires pour la pile Leclanché ravive des souvenirs avec la Mazda ou encore la Wonder qui soit disant ne s’usait que si l’on s’en sert.
Un monte-charge a été conservé le long de la façade. Les toilettes sont reconstituées avec humour. On peut lire sur la porte la mise en garde contre une occupation intempestive, passible d'une contravention de 250 francs.

Il y a aussi bien sûr la boulangerie et la pâtisserie, à la clientèle plus élitiste, avec son salon de thé annexe qui ressemblerait presque à ce qu'on peut encore trouver. Par contre la forge du maréchal ferrant, encore active au début du XX° siècle, a totalement disparu, tout comme les chevaux tirant des carrioles.
Le moindre détail est soigné, jusqu'au sol, adapté à chaque lieu. Les pavés suggèrent la rue dans laquelle circulaient les vendeurs de journaux. Et la Semaine de Suzette est en valeur dans le kiosque à journaux.
Les quatre niveaux se parcourent facilement, sans jamais lasser. Quelques commerces sont locaux mais l'ensemble est si universel que chacun y reconnaitra les commerces et les ateliers où leurs ancêtres s'approvisionnaient et venaient faire réparer ce qui pouvait servir encore. Il est logique que chaque espace nous parle. C'est très complet, très réaliste, mais pas surchargé pour autant.

Le voyage dans le temps dure au moins une bonne heure mais on peut y rester trois heures sans connaitre l'ennui. Il se termine par une jolie boutique pratiquant des prix raisonnables pour des objets utiles, plateaux, sacs et cabas ornés d'anciennes publicités, torchons, plaques émaillées, distributeurs de serviette, sets de table. Une petite librairie la complète avec des ouvrages intéressants sur les métiers d’autrefois et le mode de vie de nos grands-parents.
Avant de partir vous pourrez même acheter un bonbon ancien, comme le roudoudou coulé dans un vrai coquillage. N'oubliez pas de jeter un dernier regard à la minuscule station essence ancienne avec sa pompe à bocal de verre avant de quitter ce musée atypique autant que fascinant.

Musée des Commerces d'Autrefois
12 Rue Lesson, 17300 Rochefort - 05 46 83 91 50

Du 1er février au 31 mars & Du 1er novembre au 31 décembre
Du lundi au vendredi : de 10h à 12h et de 14h à 18h
Samedi : de 14h à 18h et Dimanche : de 14h à 18h

Du 1er avril au 30 juin & du 1er septembre au 31 octobre
Du lundi au samedi : de 10h à 12h et de 14h à 19h
Dimanche : de 14h à 19h

Du 1er juillet au 31 août
Tous les jours de 10h à 20h

Fermeture annuelle le 25 décembre et le mois de janvier

jeudi 24 février 2022

Chroniques noires d’un hussard de la république par Lou Garance

Je savais à quoi m’attendre en ouvrant ces Chroniques noires d’un hussard de la république. Le titre annonce la couleur, si on me pardonne ce simpliste jeu de mots, … que j’allais écrire maux, tant elle sera dure, cette année de stage de stage devant conduire à la titularisation, … enfin si tout va bien.

Lou Garance travaille dans le secondaire. Mais un autre professeur, exerçant dans le premier degré, pourrait tout autant faire un tableau aussi sombre.

L’emploi du terme hussard renvoie loin dans le passé. Il avait été inventé par Charles Péguy pour désigner les instituteurs sous la Troisième République, pour signifier la difficulté de leur mission. On les qualifiait alors de hussards noirs. Et ce n’est pas un hasard si l’auteure déplace l’adjectif.

Le propos de ce livre n’est pas très nouveau mais il a plusieurs intérêts. D’abord (hélas) de confirmer que réforme après réforme (comme s’il était inéluctable de pouvoir bien faire tout de suite ?) rien ne va mieux, et il est bon d’alerter régulièrement l’opinion là-dessus, même si je doute d’un effet aussi explosif que le bilan publié récemment sur les Ehpads. Ensuite parce que Lou Garance restitue parfaitement les dialogues. Que ce soit les petites phrases des élèves, à commencer par l’inévitable, Madame c’est pas juste (p. 47), la novlangue des formateurs, leurs dadas, comme la préconisation du ludique, qui souligne le désormais renversement de paradigme (le prof doit user de stratégie pour intéresser un public qui vient contraint et forcé à ses cours alors qu’il y a cinquante ans l’enseignant avait le beau rôle) et enfin les pensées intérieures qui la traversent.

On est immergés, et pourtant il y a une juste distance autorisant l’analyse. C’est du beau travail ! 

Nous sommes parfois en Absurdie, pas toujours heureusement. Il m’a semblé que l’analyse était d’une grande honnêteté, car l’auteure ne fait pas l’impasse sur ses faiblesses et ne se présente pas en sauveur. Elle est trop lucide pour succomber à ce complexe. On sent néanmoins une vraie envie de faire progresser les élèves. Mais on mesure aussi toutes les incohérences du système. Maintenir la continuité pédagogique, en cette année scolaire particulière avec l’arrivée du covid, équivaut souvent à naviguer en pleine tempête ! 

A commencer par l’évaluation, et la délicate question de la notation (p. 40) qui doit être « bonne » (p. 30). Je me souviens avoir enseigné une année en SEGPA. Certains de mes élèves rendaient copie blanche, sans même y écrire leur nom correctement orthographié (oui, c’est possible) et qui riaient ouvertement en lisant un 5/20 sur leur copie. Il était interdit d’attribuer moins.

Elle n’évite pas la sempiternelle querelle philosophique à propos de l’importance de l’écrit sur l’oral ou le contraire (p. 86) puisque l’un ne va pas sans l’autre. Toujours est-il qu’elle a raison de souligner combien faire parler trente élèves de manière égalitaire sur un créneau d’une heure est une gageure. Même en maternelle, où l’on reste toute la journée avec les mêmes enfants le temps de parole individuel possible est fort réduit, une fois décompté les moments de brouhaha, de récréation, de déplacement, de sieste, de passage aux toilettes … C’est effarant.

Il y a malgré tout dans ce livre un humour puissant, sans lequel il ne serait que révolte et colère. Il y aurait d’ailleurs de quoi. Elle a encore raison quand (p. 89) elle souligne avec sagesse que si beaucoup d’enseignants espèrent avoir le charisme de Robin Williams dans Le cercle des poètes disparus, mais omettent un peu vite la fin du film.

Il faut lire ces Chroniques avant de conclure si enseigner est toujours le plus beau métier du monde, comme on l’a tant laissé croire. Il offre des réflexions très précises sur la formation, voire précieuses pour qui voudrait s’y lancer, avant que la crise de la vocation n’ait décimé les rangs, on ne se demande pas pourquoi.

Née en Alsace en 1990, Lou Garance a fait des études de littérature jusqu’au doctorat. Elle a soutenu une thèse sur le discours totalitaire dans les romans dystopiques. Cela lui a permis de publier quelques articles sur la littérature et le cinéma, mais, comme il faut bien manger, elle a passé le concours de l’enseignement. Quand elle n’enseigne pas, elle passe son temps dans les salles obscures ou dans les forêts vosgiennes.

Chroniques noires d’un hussard de la république par Lou Garance, aux Editions F Deville, en librairie depuis le 10 février 2022

mercredi 23 février 2022

Drive my car, un film réalisé par par Ryūsuke Hamaguchi

C’est parce que Drive my car était programmé dans le cadre du festival Télérama que j’ai pu voir ce film dont j’avais manqué la sortie. La profusion est telle ces dernières semaines qu’il ne faut pas tergiverser avant de prendre son billet, les films restant moins longtemps à l’affiche.

Je m’attendais à être déroutée. Trois heures, en version originale (japonais) sous-titrée … cela a de quoi effrayer, mais je n'ai pas vu le temps passer, ou plutôt si, mais avec fluidité. De fait, si j’ai été "déroutée" ce fut fort agréablement. Le scénario, qui fut distingué à Cannes 2021, est admirablement échafaudé, avec une vraie dramaturgie comme on le constate dans les "bons" théâtres.

Le film fait d’ailleurs beaucoup référence à cet art. Le personnage principal, Yūsuke Kafuku, est un metteur en scène et un acteur de théâtre. Sa femme, Oto, est scénariste pour la télévision. Ils ont tous les deux des références communes mais leur construction mentale est différente, leur sensibilité aussi. L’esprit de Beckett imprègne l’histoire, dont Yūsuke interprète le rôle principal de En attendant Godot, une pièce qu’il a aussi mise en scène. Tchekov est également très présent, notamment avec Oncle Vania.

Le film a été conçu d’après trois nouvelles de Haruki Murakami, une valeur sûre.Ryūsuke Hamaguchi a précisé qu'il s'est inspiré de Drive My Car, dont il a gardé le titre mais aussi de Shéhérazade et Le Bar de Kino du recueil Des hommes sans femmes.

Il a construit un scénario particulièrement complexe (qui lui valut un Prix à Cannes qu’il est très hasardeux de tenter de résumer. La présentation du film est plutôt réductrice :Alors qu'il n'arrive toujours pas à se remettre d'un drame personnel, Yusuke Kafuku, acteur et metteur en scène de théâtre, accepte de monter Oncle Vania dans un festival, à Hiroshima. Il y fait la connaissance de Misaki, une jeune femme réservée qu'on lui a assignée comme chauffeure. Au fil des trajets, la sincérité croissante de leurs échanges les oblige à faire face à leur passé.

D’abord ce n’est pas du tout le début du film qui commence par un très (très) long prologue … de 45 minutes au cours duquel on partage le mode de vie un peu particulier de Yūsuke avec Oto. C'est pendant qu'ils font l'amour qu'Oto développe des idées de scénarios, et elle les raconte à Yūsuke. La jeune femme le présentera à un jeune acteur avec lequel elle travaille, Kōji Takatsuki, qui semble admiratif de son travail artistique.

On découvre combien Yūsuke aime conduire sa voiture, une Saab 900 rouge vif, et écouter pendant ses trajets un enregistrement d’Oncle Vania, enregistré par Oto en laissant des blancs pour les répliques de Vania que Yūsuke s’applique à dire, en travaillant son futur rôle. Un jour, Yūsuke a un accident de voiture, à l’occasion duquel on lui diagnostique un glaucome encore peu avancé. Il peut encore conduire, mais doit utiliser un collyre pour stopper l'évolution de la maladie.

Le drame le plus important est la mort d’une pneumonie de la fille unique du couple, à l'âge de 4 ans. Est-ce une raison pour accepter qu’Oto aient des aventures ? Et celles-ci sont-elles vraiment sans conséquence ? Je m’arrêterai là dans le déroulé parce que bien des rebondissements s’enclencheront  … justifiant les trois heures de projection, qui racontent à peu près trois ans de la vie de Yūsuke.

Il faut malgré tout dire que lorsque que Yūsuke est invité à Hiroshima pour y monter Oncle Vania il sera contraint, pour des raisons d'assurance, de céder le volant de sa voiture fétiche à une jeune femme de 23 ans, l'âge qu'aurait sa propre fille si elle avait vécu, qui s'appelle Misaki Watari.

A partir de là le film se poursuit en suivant, si je puis dire, plusieurs routes parallèles. D’abord celle des conversations, certes minimalistes, entre Yūsuke et Misaki où il sera beaucoup question de leur sentiment de culpabilité respective à l’égard de sa femme pour lui, de sa mère pour elle, dont chacun porte le poids de la mort.

Ensuite celle du travail de Yūsuke qui doit monter Oncle Vania dans une version multilingue avec des acteurs japonais, coréens, chinois et philippins. On suit les auditions et les premières répétitions. Les critères de choix des comédiens sont vraiment intéressants, avec cette extraordinaire interprétation en langue des signes, et bien sûr le contre-emploi de Kōji Takatsuki dans le rôle de Vania.

La troisième voie est celle de la relation entre les deux hommes, reliés par Oto et par le théâtre. La personnalité trouble du jeune comédien ajoute une autre dimension. Enfin il y a l’évolution du personnage de la conductrice qui roule elle aussi vers son destin.

Le film est fasciant de ce fait à bien des égards, même si plusieurs inférences échappent sans doute à un regard européen. On sait malgré tout que la traversée d’Hiroshima -ville martyre s’il en est- n’est pas un hasard et que les derniers mots de Tchekov « Nous nous reposerons » ne peuvent que longtemps résonner en écho au chemin de vie des personnages. L’essentiel n’est-il pas de "faire confiance", à soi et aux autres comme le titre semble le suggérer ? 

Drive My Carcoécrit et réalisé par Ryūsuke Hamaguchi
Avec Hidetoshi Nishijima (Yūsuke Kafuku), Tōko Miura (Misaki Watari), Masaki Okada (Kōji Takatsuki), Reika Kirishima (Oto Kafuku), Dae-Young Jin (Kon Yoon-su), Yoo-rim Park (Lee Yoon-a), Sonia Yuan (Janice Chan), Satoko Abe (Yuhara) …
Prix du scénario au festival de Cannes 2021
Sorti le 18 août 2021, Il est dans les salles françaises depuis le 19 janvier 2022

mardi 22 février 2022

Allons danser de Brice Homs

La Fayette, Louisiane. Frange dans les yeux, tatouages sur l’épaule, Loretta chante, courbée sur sa guitare. Devant la scène, une foule joyeuse danse en rythme. Dans cette foule il y a Martin, un photographe français en rupture avec sa vie parisienne, à peine débarqué de l’avion. C’est le début d’une histoire d’amour qui va les emporter, de la poussière des routes qui sillonnent les bayous aux allées de Nashville. Loretta va gravir, une à une, toutes les marches du succès jusqu’à la vraie question : Et maintenant ? Est-elle prête à abandonner cette vie au milieu des siens, dans la nature grandiose de l’Atchafalaya, pour aller là où son talent peut la mener, très haut, trop loin ? Parce que, quoi que l’on gagne, choisir, c’est accepter de perdre. Perdre ce qu’on n’a pas choisi.

Tels sont le mots qui, en quatrième de couverture, présentent Allons danser, le troisième roman de Brice Homs. Et je ne saurais exprimer plus précisément ce qu’en virtuose de l’écriture, ce musicien nous fait partager. Il est difficile de dire mieux. Je vais malgré tout tenter l’exercice, parce que c’est mon job de donner un avis, et pas d’être la caisse de résonance d’un communiqué de presse.

Je n’avais jusque là qu’une image un peu stéréotypée de la Louisiane, le plus bel endroit du monde … où les miracles existent (p. 39) et que j’ai trop brièvement traversée il y a des années. J’ai eu le sentiment d’y vivre comme une vraie cajun tout le temps qu’a duré la lecture. On y est, plongé dans la vie locale dont on découvre des us et coutume si particuliers que ça ne s’invente pas. Comme j’ai apprécié de sillonner toutes ses routes en compagnie d’une communauté si attachante qu’on a le sentiment d’en faire partie ! Rien que pour cela je pourrais qualifier ce livre de formidable.

Il est rare que, malgré l’absence de sons et d’odeurs, on puisse être ainsi immergé dans une terre lointaine, soudainement familière. Cela tient sans doute à la capacité de l’auteur de faire partager le mode de vie de cette contrée qu’il connait par coeur, et de tout son coeur.

Je n’oserais pas dire que ce livre est pimenté comme un jambalaya de ragondin (je n’en connais pas le goût et pourtant le pâté de ragondin est une des spécialités d’Oléron où je suis en ce moment). Disons, pour être plus consensuelle, qu’il est savoureux comme un plat d’écrevisses car Brice n’est pas seulement écrivain et musicien, il est aussi un excellent cuisinier, et cela se sent. D’aucuns auraient ajouté des recettes typiques en annexe mais on sait bien, vous et moi, que ce serait ici inutile. Les plats ne sont pas cités pour qu’on tente de les reproduire en terre française. Une atmosphère ne s’exporte pas. On peut juste en saisir l’esprit.

Bien sûr, j’aurais loué la présence d’une play-list en annexe mais là encore, rien ne remplace d’aller écouter la musique sur place. Et surtout de la voir jouer. Néanmoins cette playlist est sur le site de l’auteur  de même que sur Deezer et Spotify.

La photo de la couverture illustre à la perfection la particularité de cette histoire d’amour, et peu importe où elle a été prise, et par qui. La langue est facile à lire, émaillée d’expressions cajunes, toujours traduites au fil des lignes. Chaque chapitre a toutes les qualités d’un conte, avec une portée philosophique qui n’est jamais loin.

Vous apprendrez par exemple, si vous ne connaissez pas le concept, ce qu’est l’aoriste (p. 22) et toutes ces actions entreprises pour « ne rien faire » (p. 118), autrement dit faire autre chose que ce qu’on a à faire.

Ce roman est formidable pour tout un tas d’autres raisons. On y trouvera les règles à suivre pour espérer atteindre le succès sur scène. A force de nous répéter que Si tu veux réussir dans la musique, passe à la télé. Si tu veux réussir ta musique, joue dans les clubs. Pour les deux va à Nashville (p.137), on va finir par connaître le show-biz sur le bout de nos Nike (prononcer naïki) nous aussi (p. 83).

On se laisse porter, emporter par la superbe histoire d’amour qui infuse le récit avec passion et tendresse aussi et que l’on vit de l’intérieur. On n’avait pas vraiment besoin d’explication pour comprendre le titre mais elle arrive malgré tout (p. 144) alors que nous ne sommes pas encore rendus à la moitié de l’ouvrage. On aurait pu se satisfaire de l’invitation placée en exergue en hommage à Canray Fontenot qui chantait, en français et sur un rythme endiablé, Viens dans mes bras, allons danser que Brice transforme quasiment en déclaration d’amour à la terre entière, du moins à cette terre de Louisiane.

L’humour est là, également, par touches plutôt discrètes mais bien présentes, comme avec cette façon de célébrer la victoire de Puebla 1862 sur les Français (p. 68). J’ai dégusté chacune des références au Mexique avec bonheur puisque je connais bien ce pays où je vais souvent depuis que ma fille s’y est installée.  C’est peu dire que Mierda a la muerte  ! me parle …

On pense parfois avoir entre les mains la version louisianaise de « ils furent heureux, se marièrent et eurent beaucoup d’enfants … » jusqu’au surgissement du poème de Robert Frost, illustre aux Etats-Unis depuis 1915, The Road Not taken, (et que je ne connaissais pas) qui laisse planer le doute qui se concrétisera avec La route d’après (p. 337).

Il est si vrai que Choisir, c’est choisir ce qu’on accepte de perdre (p. 331) !

Il y a une théorie sur les gens qui jalousent le succès. Il faut des mauvaises critiques pour valoriser les bonnes. L’unanimité est toujours suspecte (p. 339). Je serai bien incapable d’écrire autre chose qu’un éloge mais je souhaite à Brice Homs la plus dure critique pour faire ressortir les autres.

Brice Homs est musicien, scénariste et script-doctor en France, aux États-Unis et au Canada. Il travaille principalement à l’adaptation de romans pour le cinéma et la télévision. Il a publié deux romans, Blue (Flammarion, 1993) et Sans compter la neige (Les Escales, 2019).

Allons danser de Brice Homs, chez Anne Carrière, en librairie depuis le 11 février 2022

lundi 21 février 2022

Je fais du kéfir

J’ai profité d’un séjour au grand air pour adopter une nouvelle routine qui devrait être excellente pour la santé. L’avenir dira si j’ai eu raison.

Je me suis mise à fabriquer mon kéfir, pas la boisson à base de lait qui ressemble à un fromage battu et que j’aurais du mal à consommer quotidiennement, mais le kéfir de fruit et j’en bois un verre chaque jour. Par plaisir d’abord, car j’aime sa saveur acidulée et son piquant, mais aussi pour mon bien-être.

Toute petite, j’avais apprécié cette boisson que ma mère préparait l’été comme une alternative à la limonade. Elle suivait les principes du développement durable en devançant rudement la tendance actuelle. A l’époque ce mode de vie était davantage imposé par des restrictions économiques que par un souci environnemental, encore que je pense que ma mère était écolo dans l’âme, et sans le savoir. La moindre épluchure était jetée « au fumier » (on ne disait pas compost) et enrichissait la terre du jardin potager où maman était souveraine. Je ne me rendais alors pas compte de la chance que j’avais de me régaler de ses petits pois et de ses fraises … quand était venue la belle saison.

Les grains de kéfir sont plus ou moins ronds, blancs et translucides. Ils sont formés de caséine et de colonies gélatineuses grandissant en symbiose. On les fait fermenter dans le lait ou dans le jus de fruits (en employant des grains différents pour l’un et l’autre). C’est une boisson en provenance du Caucase, réputée pour ses vertus probiotiques sur le système digestif, en favorisant le bien-être du désormais « fameux » microbiote intestinal et le transit. Il soulagerait les ulcères et les maladies de la vésicule biliaire. C’est aussi un apport de vitamines du groupe B. Il est censé renforcer le système immunitaire et calmer les éruptions cutanées. Il agit en quelque sorte comme un antibiotique naturel. Il paraîtrait aussi qu’il soit bon pour le moral. L’essentiel n’est-il pas d’y croire ?

D'une manière générale, il est conseillé de boire un grand verre le matin à jeun ou bien avant un repas. Il est aussi possible de le consommer en cure à raison d'un litre par jour. En tout cas il ne présente aucune contre-indication et j’aime cette boisson qui évoque la limonade, et pas seulement parce que je la stocke dans une bouteille adéquate. Je pense même l’été l’agrémenter de quelques tiges de menthe pour un effet encore plus rafraîchissant.

Le kéfir tout prêt est actuellement plus facile à trouver que les grains seuls qui ne sont disponibles que dans quelques magasins spécialisés ou en ligne sur internet (et il faut alors se méfier de leur qualité). J’ai eu la chance que Caroline P. m’en donne pour démarrer et je la remercie pour ses conseils. Parce qu’ensuite c’est une chaîne sans fin.

Une fois fermenté et/ou ouvert, le kéfir doit être consommé assez rapidement afin de profiter au maximum de ses bienfaits. Il se conserve quelques jours au réfrigérateur dans une bouteille en verre fermée hermétiquement (idéalement une bouteille à limonade avec bouchon mécanique). A raison d’un verre par jour par personne il se boit assez vite.

Je vais maintenant expliquer comment procéder mais, pour ne pas alourdir la lecture, je relèguerai les trucs et astuces à la fin de l’article, hormis les conseils essentiels que je laisse dans le texte.
Les ingrédients :
J’utilise comme on le verra sur les photos un bocal Le Parfait parce que j’ai hérité cet ustensile de ma mère. J’employais un récipient d’un litre mais je suis passée depuis à 1, 5 litre, plus pratique pour obtenir un volume de boisson supérieur. Il suffit d’adapter les quantités en respectant la règle d’un poids égal de graines et de sucre en poudre.

Il faudra une (ou deux) figues sèches. Par chance elles se conservent très bien et on peut donc en acheter un paquet d’avance. On utilise traditionnellement un citron mais on peut aussi prendre une orange pour varier le résultat en terme de saveur. Un jour j’essaierai un pamplemousse. Pourvu de trouver des agrumes bio.

Comme sucre on peut préférer le sucre blanc, ou le sucre roux, la cassonade, la vergeoise, le sucre muscovado, etc… Surtout pas d’édulcorants comme la stévia ou l’aspartame. Là encore le choix aura une incidence sur le goût.

Il n’est pas indispensable de prendre de l’eau de source mais on fera reposer au moins deux heures l’eau du robinet à l’air libre pour qu’elle perde son chlore.
La marche à suivre :
On pèse une même quantité de graines (égouttées) et de sucre que l’on place dans le bocal avec une figue et une tranche de citron (pour 30 grammes de graines) puis on recouvre avec un litre d’eau. Une partie de ce sucre sera consommée pendant la fermentation.

Il suffit de fermer (non hermétiquement) le bocal avec le couvercle en le posant simplement dessus. On laisse alors fermenter une première fois 24 à 48 heures, à température ambiante. On considère que la fermentation est suffisante quand la figue est remontée tout en haut. Si nécessaire, on aura retiré la mousse qui se sera formée à la surface.

On filtre de manière à séparer la boisson, les grains (dont le volume aura prospéré) et les fruits (qu’on peut ajouter dans une salade de fruits).

On laisse ensuite la bouteille fermée à température ambiante encore 24 heures pour une seconde fermentation, laquelle assurera plus de pétillance, puis on conserve au réfrigérateur. Il ne faudrait pas le garder trop longtemps car il deviendrait acide.

dimanche 20 février 2022

Les contreforts de Guillaume Sire

Les Testasecca habitent, au seuil des Corbières, un château-fort fabuleux, fait d’une multitude anarchique de tourelles, de coursives, de chemins de ronde et de passages dérobés dans lesquels je me suis faufilée avec délice.

J’ai été invitée à partager la vie palpitante de Clémence, dix-sept ans, bricoleuse de génie, qui fait plus que rafistoler le domaine au volant de son fidèle tracteur, baptisé Hyperélectreyon, de son frère Pierre, quinze ans, hypersensible, qui braconne dans les hauts plateaux, de Léon, le père, vigneron lyrique et bagarreur, rageant de se voir vieillir et de perdre ses pouvoirs et de Diane, la mère protectrice de chacun et aussi de la propriété dont elle est la gestionnaire inlassable en tenant bien serrés les cordons de la bourse.

Ils sont ruinés, à l’instar du château, classé au patrimoine national depuis 1840, subitement sous le coup d’un arrêté de péril (p. 105) et dont par voie de conséquence ils risquaient d’être expropriés et expulsés s’ils ne trouvaient pas au plus vite de quoi financer les travaux nécessaires à sa préservation (…) un million deux cent mille euros.

Le verdict de l’ingénieur est extrêmement intéressant (p.111) : Les noues des charpentes son rongées par les capricornes, la toiture corrompue, le bois éponge, les plafonds, les gypseris et autre décor en stuc s’émietter. Les poutres ont la maladie de l’encre. En tombant, elles risquent de casser les meubles et de crever les planchers. Les tableaux sont couvert de chancis ; des champignons se développent par capillarité. Il faudrait évacuer le mobilier, le déparasiter et le placer sous anoxie, dans une bulle,  forcer les fondations aux micropieux, et pour les fresques fixer, sous facing (en italiques dans le texte), des bandes imprégnées de résine acrylique, ou bien déposer les parois a strappo (en italiques dans le texte)… 

Tout se met alors à dérailler, la météo, la faune et la flore avec. Rien ne va plus au royaume des Testasecca qui malgré tout s’acharnent à défendre leurs terres. Il y a quelque chose de Sysiphe au royaume de Montrafet. On bascule dans le fantastique, le surréalisme, et pourtant on y croit, en se disant que si le vraisemblable peut ne pas être vrai, alors l’inverse est tout autant acceptable.

Guillaume Sire nous entraîne avec fougue sur la terre de son enfance. Les contreforts est un roman picaresque, ponctué de combats qui ne sont pas qu’intellectuels, notamment avec les gendarmes. Il peut devenir poignant, et il est toujours incroyablement précis et documenté sur l’architecture avec un lexique soutenu dont l’auteur a bien eu raison de ne pas s’encombrer de notes de bas de page pour définir tous ces éléments dont j’ignorais qu’il y avait un mot pour les caractériser. On a compris qu’on a affaire à un spécialiste. On fait confiance. On est pris par le récit et on le suit.

Le fait d’avoir découpé le texte, comme au théâtre, avec un épilogue et un prologue encadrant cinq actes, situe le récit dans la lignée des tragédies grecques dont Clémence serait l’héroïne.

Je ne vais pas jouer à vous dire à quels héros chacun des personnage a emprunté des éléments de psychologie. L’important est que l’exercice soit réussi. Il l’est brillamment. Je l’ai lu d’une traite. C’est le genre de livre qu’on ne repose pas et que l’on poursuit en se déplaçant d’une pièce à une autre, comme un chien fidèle, alors que le tâches ménagères voudraient nous en distraire.

La plume de Guillaume Sire se fait caméra et nous suivons les pérégrinations des enfants Testasecca comme une sonde de chirurgien nous ferait découvrir l’intérieur d’un corps dont jusque là nous n’avons eu que la vision extérieure. C’est parfois surréaliste, souvent excessif mais aussi « vrai » qu’un film de science-fiction.

J’avais traversé il y a quelques années ces paysages des Corbières où j’avais remarqué nombre de châteaux en ruine. Je me demandais comment on y avait vécu. Du coup mon imagination n’a eu aucune difficulté à adhérer aux aventures de cette famille à laquelle on s’attache immédiatement.

Aucune des légendes ne m’a semblé excessive qu’il s’agisse de l’assaut du Panthéon par la baronne Mahault, du capitaine Clodomir, de la mine secrète d’Izambar le Magnifique, du baron Piotr opposé au changement d’heure et de l’incendie au cours duquel le jeune Baron aurait vendu son âme à une sinagrie. J’ai aussi été emportée par des moments d’une originalité et d’un romantisme décoiffant comme cette déclaration d’amour (p. 278).

Il y a peu de dialogues et ils sont vifs, à l’image du tempérament des personnages : C’est pas parce que dans un village rempli de connards tu as rencontré un demi-connard qu’il s’y trouve un saint homme (p. 211 ). Vu sous cet angle on admettra que ce roman recèle une vraie dimension philosophique.

Chacun se battra avec ses moyens. Jusqu’au bout … je vous laisse découvrir où cela va les mener mais je terminerai ce billet sur une citation de Léon : C’est beau, quand même, la vie ! Ça vous rattrape toujours par le coté fantasque ! Ça vous prend au museau, et ça vous relance au ventre et aux zygomatiques au moment où vous n’en attendiez plus rien !

Les contreforts de Guillaume Sire chez Calmann-Lévy, en librairie depuis le 18 aout 2021
Sélection du Prix des lecteurs d’Antony 2022

samedi 19 février 2022

Les Mots d’Electre, texte et mise en scène de Sébastien Bizeau

Il faut retenir le nom de cette compagnie, composée de comédiens qui sont aussi des amis, et qui se proclame Hors du temps.

Leur adaptation du mythe d’Electre a brillamment résonné au Théâtre de l’Atelier le 5 février dernier après la représentation d’un Huis clos de Camus qui ne pouvait être mieux choisi pour donner encore plus d’écho à la pièce. La salle était comble mais vous n’y étiez peut-être pas. 

Qu’à cela ne tienne : ils reviennent dans ce même théâtre le mercredi 16 mars, toujours à 21 heures, pour une seconde interprétation des Mots d’Electre.

Sébastien Bizeau s’est appuyé sur le mythe d’Electre pour démontrer un paradoxe que l’on sait déjà, mais qu’il est bon de nous rappeler : les mots ne sont pas toujours les voies les plus parlantes pour atteindre la vérité. A l’instar des statistiques, ils peuvent servir les intérêts de ceux qui les proclament. 
Pour résumer, on dira que l’action démarre quinze ans après le suicide de son père, le chef du restaurant étoilé Argos, quand Electre est confrontée à la maladie de sa mère plongée dans un coma artificiel.
La jeune femme, animée par une haine dévorante à l’égard de sa mère, veut obtenir du corps médical l’interruption des soins, mais ses mots se heurtent aux paroles vides de sens de ses interlocuteurs.
Son frère Oreste, absorbé par l’écriture d’éléments de langage pour le ministre dont il est le conseiller, tente de la convaincre de renoncer à son entreprise.
Résolue à condamner leur mère au silence et à faire la lumière sur la mort de leur père, Electre enjoint à Oreste de l’aider à faire triompher la vérité – avec les armes d’aujourd’hui : les mots, ceux qui disent, qui révèlent, et parfois tuent.
Sébastien Bizeau a voulu montrer comment, selon les mots d’Albert Camus, mal nommer les choses revient à ajouter au malheur du monde. Il a adapté librement (comment en aurait-il pu être autrement avec son postulat de départ ?) la pièce de Jean Giraudoux en retenant certains passages, en particulier la mort du père, le conflit entre Electre et sa mère, notamment à propos d’une chute de son frère Oreste. On retrouve la succession de vérités/mensonges/haines/manipulations mais aussi des effets comiques qui sont déjà présents chez Giraudoux. Et bien sûr l’aurore finale.

La trame générale est transposée dans une actualité encore récente (le suicide du chef Bernard Loiseau, et on pourrait avoir envie de souligner combien ce thème résonne encore aujourd’hui ne serait-ce qu’au travers du film The Chef).

Il tricote le propos avec des répliques empruntées à des discours politiques dont on reconnaît le ton. Il ajoute aussi des expressions toutes faites appartenant au marketing, aux ressources humaines et plus largement à la communication qui ont toutes pour dénominateur commun d’être ce qu’on appelait langue de bois avant que ne s’impose le terme de novlangue.

La construction est très habile car aucun des lexiques ne l’emporte sur les autres. Si bien que le spectateur doute parfois de l’intention. Souvent, par effet de ritournelle, le texte est repris sur un autre ton par un autre comédien, poussant ainsi notre interrogation. Doit-on entendre les répliques au premier ou au second degré ?

Le doute n’est pas permis avec la chanson autrefois interprétée par Dalila et Alain Delon, Paroles, qui arrive à point nommé ainsi que quelques autres petites trouvailles qui seront elles aussi fort applaudies.

Le duel entre mère et fille est équilibré. On a envie de mépriser cette femme pratiquante non croyante désireuse de sauver les apparences. Mais elle nous attendrit quand elle se plaint de l’absence du mari, de la méfiance du fils, de la haine de la fille, en nous interrogeant que me reste-t-il ?

Alors que nous reste-t-il ? Reprend un comédien, devançant notre propre pensée en écho.

Le jeu des comédiens oscille avec sagesse entre tragédie et comédie. Jusqu’à la scène finale, de toute beauté, admirablement composée à partir du poème de Louis Aragon célébrant Les mains d’Elsa et s’achevant dans un éclat de rire d’enfant.

La lumière, signée par Tristan Ligen vient à propos diriger notre regard. Le décor est minimaliste, car ce n’est pas l’aspect déterminant du spectacle. Quelques éléments de mobilier suffisent amplement à installer un cadre. Le choix des costumes n’est pas davantage extrêmement élaboré, mais sur ce point il me semble qu’on pourrait faire mieux, surtout pour Electre, parce qu’un vêtement dit lui aussi beaucoup. D’ailleurs c’est bien pourquoi le médecin porte la blouse caractéristique de sa fonction.

L’ensemble est fort réussi même si un œil critique aurait savouré que certaines scènes soient poussées plus loin, par exemple la chrorégraphie de la première scène.

Il faut donc saluer ce travail, et entendre la leçon qui nous est donnée, car vivre ce n’est pas attendre que l’orage passe. C’est apprendre à danser sous la pluie.

Les mots d’Electre
Texte et mise en scène de Sébastien Bizeau
Avec Matthieu Le Goaster, Paul Martin, Maou Tulissi, Juliette Urvoy et Grégory Verdier
Lumière de Tristan Ligen

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