Sans ma participation au Prix Hors Concours je n’aurais sans doute pas découvert Entre les jambes avec malgré tout avec un an de décalage puisque Hors concours se focalise sur des extraits.
Je viens tout juste de lire dans son intégralité cette formidable autobiographie qui se savoure comme une grande épopée.
J’ai failli intituler le roman Entre les lignes, réalisant par là même un drôle de lapsus, significatif sans doute du fait que l’intimité de l’auteure n’est au fond pas le principal sujet.
Certes l’enfant qui raconte son histoire n’est pas comme les autres. Quand Huriya écrit que sa différence sera son destin (p. 26) on comprend vite que la question de son sexe ne compte pas davantage que l’originalité du couple qui va l’élever. Sa grand-mère est musulmane, d’origine berbère. Son grand-père est un officier français à la retraite et on ne saura jamais si l’amour a réellement existé entre eux. Au moment où démarre le récit ce petit enfant est leur seule préoccupation commune. Chacun n’aura de cesse de lui inculquer ses valeurs, et elles sont diamétralement opposées.
Pour résumer, on peut dire qu’elle aime ce qui fait briller le corps (surtout les bijoux et les tissus brodés d’or) et que lui ne s’attache qu’à ce qui illumine la pensée (p. 136). La grande intelligence de l’enfant sera de tirer le meilleur parti de l’un et de l’autre, qu’il aime autant que possible, sans jamais les monter l’un contre l’autre.
La grand-mère est détestable mais le portrait qui nous en est fait est malgré tout suffisamment tendre pour qu’on oublie un moment ses exactions et qu’on puisse apprécier sa roublardise comme on le ferait d’un personnage de fiction.
On compte les points tout au long de la première partie, en se demandant qui l’emportera car tout les oppose, que ce soit leurs valeurs, leur éducation, leur religion bien sûr et même leur vision de la sexualité.
J’ai beaucoup aimé le personnage du grand-père qui, malgré une ivrognerie regrettable, fait preuve d’une philosophie très touchante : À croire qu’on finit par aimer ce qu’on n’aime pas (p.102). Il a une grande expérience des rapports humains : Il ne faut jamais humilier personne, il ne vous le pardonnera jamais (p. 37), mais il y a des bornes à ne pas franchir tout de même, quitte à en assumer les risques.
L’enfant le regarde comme un Baudelaire proustien, calmant son angoisse d’exister dans les livres et passant le reste de son temps à apprendre à mourir … et à l’enfant à vivre.
Dans une première partie, on se promène dans la Marrakech des années 70, étouffante et colorée, que l’on découvre avec les yeux de cet enfant « différent » qui comprend tout et qui s’attire la bienveillance de tout le monde, peut-être parce qu’il a hérité (aussi) d’un sourire qui rend heureux n’importe qui (p. 26). L’auteure nous fait partager ses souvenirs et ses réflexions sur la condition féminine au Maghreb avec une acuité absolument passionnante. La langue est parfois crue mais respectueuse, voire poétique. C’est remarquable.
Être femme au Maghreb, surtout dans ces années là, est une forme de disgrâce : Une fille, sitôt née, est sitôt mise dans les tiroirs du mépris. Mieux vaut ne pas naître femme dans ce pays (p.36). Et le mariage n’est qu’une fausse illusion : Les filles ne savent pas encore que le mariage n’est qu’une forme ludique de l’échec (p.166).
Dans la seconde, c’est Paris qui devient le cadre de ses débuts dans une vie professionnelle qui lui correspond tout à fait.
On lit Entre les jambes avec le même appétit que celui qui nous pousse à suivre un feuilleton. Le roman a tous les ingrédients qui marquent l’excellence : la violence, la passion, la tendresse, l’originalité, des descriptions fines et offre des rebondissements jusqu’à la fin. Par moments il prend une allure de conte prophétique. C’est un des plus beaux récits initiatiques que j’ai lus. On admire la force (et la souplesse) de caractère d’Huriya qui lui a permis de devenir scénariste de sa propre vie dans la seconde partie.
En ce sens elle nous offre aussi une très belle réflexion sur la fatalité (p. 290) car si tout est écrit d’avance, alors que nous reste-t-il à écrire ?
Le grand-père apporte régulièrement des réponses à cette question : On a toujours raison d’écrire (p. 54). Ecrire c’est oser, en levant toutes les censures (p.248). Il fait allusion au mensonge, aux apparences, au quand-dira-t-on … Je ne vous en dis pas plus car j’ai trop apprécié la manière dont l’héroïne se construit pour vous dévoiler comment elle y parvient.
Huriya est née et a grandi à Marrakech, entre la superstition d'une grand-mère musulmane, et l'athéisme d'un grand-père français. Dès qu'elle sait lire, elle se nourrit de Baudelaire, Beckett et Spinoza. A dix-sept ans, elle quitte le Maroc pour la France, où elle entreprend des études de philosophie. Elle est l'auteure d'une dizaine de romans sur la pauvreté, la banlieue et les migrations, publiés sous pseudonyme.
Elle a aujourd'hui deux passeports, deux identités, et deux pays, puisqu'elle partage son temps entre le Maroc et la France.
Entre les jambes de Huriya, Le Nouvel Attila, en librairie depuis le 2 avril 2021
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