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vendredi 31 octobre 2025

Un été chez Jida de Lolita Sene

J'ai connu Lolita Sene par son dernier roman, Seules les vignes, qui m'a "naturellement" donné envie de lire le premier, d'autant qu'il avait été retenu dans la sélection 2025 des 68 Premières fois. Un été chez Jida, est un libre bouleversant, un de plus pour dire le calvaire d'une petite fille victime d'inceste.

C'est un roman un peu hybride, donnant la parole à plusieurs personnages qui tous s'adressent au double fictionnel de l'auteure et qui prennent la parole sans nécessairement respecter la chronologie. On se perd un peu, ne sachant plus qui parle et à qui (par exemple p. 102-103) mais il ne fait aucun doute que le contexte est grave.

On a aussi du mal à discerner le sujet du roman qui oscille entre la description d'une famille, un plaidoyer envers la condition des harkis mis à l'index de part et d'autre : les Arabes jugent les harkis en traitre, les Français nous prennent pour des envahisseurs (p. 35) et la révélation de plusieurs drames, jusqu'à la répétition d'une scène entre un oncle et sa nièce en Californie, sous les yeux de la narratrice, et qui s'ajoutent à celui dont elle fut la victime.

Les faits la concernant sont évoqués à plusieurs reprises, à chaque fois à demi-mots, au début du roman puis de nouveau au milieu (p. 117) en faisant intervenir Leila, la mère, dont la fille excuse l'absence, et à qui on fait raconter ce qu'elle n'a pas pu voir puisqu'elle était absente, loin en vacances en Italie. Mais très vite le récit passe à la première personne, révélant qu'Esther a pris la parole.

Lolita Sene nous fait entrer dans un monde vivant en vase clos, parfois joyeux, où les préparatifs prennent plus de temps que ne dure la fête. Où le plat de fête des déjeuners estivaux est un couscous kabyle aux fèves arrosé d'huile d'olive.

Elle décrit un monde qui est aussi marqué par la noirceur. Où les adultes ne prennent pas le temps d'éduquer les enfants. Où les violences qu'on inflige aux filles sont accablantes (p. 35). Où les garçons sont largement préférés et ont tous les droits, surtout le petit dernier, le préféré. Où Jida ordonne tout depuis son silence (p. 18).

Le lecteur est plutôt désarçonné parce que si le personnage principal finit par dénoncer l'inceste à la police le livre est jonché de propos atténuant la responsabilité du criminel, à commencer par l'avertissement qui précède le récit : Ici, on ferme les yeux et on murmure Maktoub en levant les mains au ciel.

Il est important de rappeler qu'il s'agit d'un crime, au regard de la loi, et constitue une circonstance aggravante d'autres infractions. La réclusion criminelle est ainsi portée de de 7 à 10 ans pour les agressions sexuelles sur mineur de moins de 15 ans (Art.222-29-3 du Code pénal) et de 15 à 20 ans en cas de viol (Art.222-24 du Code pénal).

Toujours est-il que, sous couvert d'expliquer le déroulement des faits et leur engrenage, Lolita Sene semble avancer des "justifications" davantage que des preuves de culpabilité. En premier lieu à l'égard de cette grand-mère pointée dans le titre, Jida, qui avec "son indifférence et ses gestes autoritairespunit Esther (qui n'est encore qu'une enfant) de la liberté prise par sa mère en fuyant à 16 ans pour éviter un mariage forcé (p. 14).

Le comportement de cette femme est ambigüe. Est-elle une mère dépassée ou aimante ? Décrite comme un petit oiseau aux pattes cassées (p. 29) continue à bientôt 60 ans, d'idolâtrer son père mort depuis 30 ans. 

Lolita, pardon Esther, avait été un bébé capable de dormir n'importe où, même dans le brouhaha d'un concert, et à qui on s'adressait comme à une adulte, habituée depuis toujours à faire moins de bruit qu'une mouche sur le carreau d'une fenêtre (p. 42).

C'est en toute logique que lorsqu'elle sera abusée, son moyen de défense sera d'apprendre à dormir en surface (p. 22). Elle deviendra le singe qui n'entend pas (…) le singe qui ne parle pas, (…) puis le singe qui ne voit pas.

Jusqu'à ce qu'une cousine brise l'omerta en portant plainte. La bombe est jetée. Esther parle alors mais la famille ne l'écoute pas. La grand-mère soutient son fils chéri. C'est comme çà, avance l'auteure comme si c'était une excuse. Pourtant, si on lui intimait l'ordre de monter à l'étage et d'attendre dans la première chambre (p. 20) c'était bien la preuve qu'on savait. 

Elle fait alors un double constat : elle n'est pas la seule victime, et il est de son devoir de soutenir sa cousine. Elle porte plainte à son tour. Dans une scène surréaliste (p. 126) un commissaire fera pression pour qu'elle revienne sur ses déclarations et obtiendra une lettre de renonciation. Lettre inutile puisque -elle l'apprendra beaucoup plus tard- le procureur décidera de poursuivre l'enquête.

Avec un titre plaçant Jida au centre de l'action on peut aussi penser que l'auteure a souhaité malgré tout rendre une forme d'hommage à cette grand-mère qui a tout de même des circonstances atténuantes, ayant eu 9 enfants … en seulement 12 ans. La fin du roman revient sur son parcours qui nous est raconté avec sensibilité.

Si j'hésite encore à qualifier quel est le thème central je remarque avec joie que les derniers mots sont porteurs d'espoir. La narratrice a réussi à se détacher du passé : je vivrai ailleurs et je m'en tiendrai à ce qui est beau.

Elle a précédemment fait une allusion fugace à sa condition de vigneronne. Ayant lu Seules les vignes avant Un été chez Jida je sais comment la vie a tourné pour elle et je m'en réjouis. Je ne renie pas mes réserves sur l'écriture de ce premier roman, tout de même finaliste du prix Françoise Sagan 2024, et qui appartient à la sélection des 68 premières fois pour 2025, mais je sais qu'une auteure est née et je suis impatiente de découvrir son prochain roman.

En parallèle de son écriture, elle contribue à la revue littéraire George en tant que rédactrice en chef, et elle produit du vin naturel dans le sud de la France, près d’Avignon.

Un été chez Jida de Lolita Sene, au Cherche Midi, janvier 2024

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