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jeudi 22 août 2013

Art nègre de Bruno Tessarech

J'ai rencontré Bruno Tessarech au mois de juin, bien avant de savoir si son denier livre allait déclencher une tempête médiatique. Il est encore trop tôt pour l'affirmer mais il n'est pas impossible que cet Art nègre provoquera des réactions intenses, tant sur le fond que sur la forme.

D'aucuns accuseront l'auteur d'en dire trop. D'autres lui reprocheront l'inverse. Il est pourtant resté entre les cordes de la bienséance et de ses engagements malgré une forte tentation de se lâcher. Car après une trentaine de livres écrits "au nom de ... " il en connait un rayon sur la question.

Une chose est certaine, ce livre n'est pas une autobiographie même si l'éditeur y fait allusion. Il n'allait tout de même pas faire semblant d'être le nègre de lui-même. C'est un roman qui raconte une tranche de vie d'un homme, écrivain, en panne d'écriture, auquel un ami éditeur propose ce qui est beaucoup pratiqué dans cette profession, c'est-à-dire d'écrire pour quelqu'un d'autre. Si en France on emploie le terme de nègre, peu élégant, les anglais préfèrent joliment celui de ghost writter, écrivain fantôme ou de l'ombre.

Le personnage, qui s'appelle Louis, se lance dans l'aventure avec doute, hésitation, scrupule, et sa trajectoire exprime d'une certaine manière la grandeur et la décadence de celui qui écrit pour un autre. La grande réussite de Bruno Tessarech est de parvenir à restituer ce qu'il adore dans ce type d'activité comme également ce qu'il y trouve de totalement exaspérant et insupportable. Il y a donc beaucoup de vérité dans son roman. Toutes les sensations reposent sur du vécu, même si beaucoup de situations sont transposées, ... mais pas toutes.

La quatrième de couverture annonce la couleur :
Hésitant, velléitaire, perdu, Louis ne parvient plus à écrire. Même sa compagne aimante, Olivia, a déserté le champ de ruines qu’est devenue son existence.
Un beau jour, un vieux copain éditeur lui propose de rédiger les mémoires d’une célébrité. Il faut bien gagner sa vie, Louis accepte donc...
Dans la veine de La Femme de l’analyste, Bruno Tessarech signe un nouveau roman, autobiographique et drôle, sur l’écriture - ses vérités et ses mensonges.
Le mot "autobiographique" est clairement mentionné. Il aurait été plus judicieux d'indiquer "en partie autobiographique". Une telle accroche poussera le lecteur à chercher des clés. Je vais vous satisfaire en vous en donnant quelques-unes, mais quelques-unes seulement car, comme le nègre est soumis à un certain secret, la bloggeuse l'est tout autant quand on lui offre des confidences "off".

Je dois cette chance au fait d'avoir déjà rencontré Bruno Tessarech. C'était à l'occasion de la sortie des Sentinelles (chez Grasset). S'appuyer sur la fiction pour faire réfléchir sur la réalité est un exercice dans lequel il excelle, ce dont il n'a d'ailleurs pas complètement conscience, persuadé qu'il était d'avoir écrit un roman sans aucun lien avec le précédent.

Tous les deux creusent pourtant le même thème qui concerne la recherche de la vérité et le surgissement du vrai par omission.

Ce que chacun peut vite comprendre c'est le vertige qui a dû saisir l'auteur quand il a compris qu'il a écrit il y a dix-sept ans une fiction qui préfigurait sa propre trajectoire. Le Dilettante a en effet publié en 1996 son premier roman, la Machine à écrire où le héros, un certain Louis, y exerce (déjà) le métier de nègre.

Ce qui est fort amusant c'est qu'alors Bruno Tessarech brodait pour parler d'un métier qu'il ne connaissait que par ouie-dire, et qu'il n'avait pas l'intention de pratiquer. Le comble était par ailleurs qu'il n'avait pas davantage publié sous son nom puisqu'il n'était alors pas encore écrivain. La machine à écrire était son premier roman. A croire que tout ce qu'on écrit finit par devenir vrai.

Il était loin de se douter qu'il venait de faire une déclaration au monde de l'édition et qu'il allait devenir au sens littéral une "machine à écrire". Je ne suis pas sûre qu'il laisserait passer aujourd'hui une petite phrase qui le rendit vite célèbre à l'époque : "Faisons court : le métier de nègre consiste à donner des idées aux cons et à fournir un style aux impuissants." (page 12)

C'est extrêmement drôle d'apprendre qu'après cela on n'a pas cessé de le solliciter. Rien ne lui résiste. Il parvient à prendre la plume au nom de personnes diamétralement éloignées de son tempérament. Un criminel, un écologiste engagé, un trader ... dont je pourrais vous livrer quelques noms. Je me bornerai à un seul, parce qu'il est de notoriété publique, avec Nicolas Hulot qui a fait ajouter cette mention dans Le Syndrome du Titanic (chez Calmann-Lévy) : Merci à Bruno Tessarech qui m'a aidé à mettre de l'ordre dans mes idées.

Le sujet est encore tabou. Rares sont les personnalités qui reconnaissent ne pas avoir commis leur biographie toutes seules. Il n'y a pourtant rien de déshonorant. Les éditeurs devraient comprendre que ce qui intéresse le lecteur c'est l'histoire. Un bon article sur une célébrité fera vendre Paris Match alors qu'on sait parfaitement que c'est un journaliste qui l'a rédigé. La mention "écrit avec le concours de ..." devrait pouvoir devenir systématique. A l'instar du nom du photographe sous chaque portrait.

Au siècle où on prône la transparence ... voilà une mesure à mettre en oeuvre. Pourquoi pas une loi qui rendrait célèbre un ministre en mal d'inspiration.

Au coeur de l'Art nègre

On retrouve donc Louis en plein désarroi. Le meilleur remède à la dépression reste tout de même de recevoir une bonne nouvelle. Elle arrive par la proposition d'un ami éditeur d'être coauteur d'un livre qui devrait faire un tabac (p. 12). Il n'y aura pas de tabac mais le pied est dans l'étrier et ne le quittera plus.

Quant au terme de coauteur, il est valorisant pour les deux protagonistes et permet d'accepter la situation. Le dilemme est vif résolu : entre continuer à ne pas écrire pour moi ou me mettre à écrire pour un autre. (p. 17)

L'exercice a néanmoins ses aberrations. Le pompon est d'écrire (bien) un livre qui ne parait pas et pour lequel on est payé (correctement) pour cela.

L'analogie avec le ménage

Louis a probablement un problème identitaire. Il se pense écrivain, voudrait prouver sa compétence mais n'y parvient pas, pour des raisons confuses. Il subit le syndrome "demain je m'y mets". Comme souvent en pareille situation le personnage en impute la cause à son cadre de vie. Son appartement est, comme lui, à la dérive, et il estime que le plus urgent serait d'obtenir les faveurs d'une femme de ménage.

Sauf qu'il n'en a pas les moyens, ni financiers, ni psychiques. Les grains de poussière deviennent des scrupules (même étymologie) et nous suivrons avec délices sa manière de gérer son employée. Dans le domaine Nathalie Kuperman excellait avec J'ai renvoyé Marta (Collection Blanche, Gallimard, 2005). 

Peu de gens le comprennent mais la qualité essentielle d'une femme de ménage serait de nettoyer sans rien déplacer. A ce propos Tracy Chevalier a décrit admirablement les choses dans la Jeune fille à la perle (collection Quai Voltaire, Gallimard, 2000) où il est essentiel pour Vermeer que son travail soit en quelque sorte invisible alors que c'est tout l'inverse qui est visé par une femme de ménage "normalement" constituée. Faut que çà brille !

Après le drame du grand rangement (p. 150) Louis ne se sentira définitivement plus chez lui et ira écrire ailleurs. Au Regina, chez son voisin ... Cela m'a fait penser à Marguerite Duras qui confiait dans Ecrire (Gallimard, 1993) qu'elle a acheté sa maison de Neauphle-le-chateau spécialement pour la disposition d'une pièce où elle s'est spontanément sentie à l'aise, avec la certitude qu'elle pourrait y produire quelque chose de fort.

Se mettre dans la peau d'un autre

S'il vous prenait l'envie de devenir nègre sachez qu'il vous faudra faire preuve de qualités humaines indéniables pour ambitionner de commettre un livre qui "fonctionne". Les sujets ne manquent pas. Je vous conseille de pointer qui, parmi les 100 personnalités préférées des français, n'a pas encore publié de récit de vie.

Bruno Tessarech nous dresse la fiche de poste (p. 130) en listant les qualités requises : rigueur, sérieux des entretiens, respect des délais, fluidité stylistique.

La méthode est rodée : 15 heures d'enregistrement suffisent à contenir le misérable petit tas de secrets d'une vie entière qu'il faudra ensuite s'atteler à retranscrire soi-même pour entendre le non-dit.

La recette est simple : agencer des séquences, construire un destin (p. 61) en dévoilant la face privée d'un homme (ou d'une femme) public en respectant un code d'honneur qui veut qu'on ne déballe pas la totalité de la pêche miraculeuse. Tout compte fait le nègre invente moins que le romancier. Il enjolive. Il retouche. Il a le stylo esthétique.

Il faut aussi avoir le goût du défi, accepter de se laisser surprendre, se piquer au désir du livre impossible.

Nègre et romancier, quelles différences ?

Il n'y a pas un si grand écart entre les deux démarches. L'une comme l'autre mettent en jeu le réel et l'imaginaire. Elles en inversent simplement les polarités (p. 72) Une des tâches du romancier consiste à rendre un personnage aussi crédible qu'un être de chair, tandis que le nègre élève son client aux dimensions d'un personnage.

Curieusement il est plus facile d'écrire sur commande que pour soi. Un nègre pourra travailler 8 à 10 heures d'affilée et produire 30 ou 40 pages tandis que le même homme ne pourra pas, comme écrivain, dépasser 4 heures de travail qui ne donneront que quelques pages utilisables.

Ecrire reste écrire (p. 81) ce qui fait qu'il serait ridicule d'établir une hiérarchie. Par contre ce qui semble certain c'est que Bruno Tessarech s'enrichit d'alterner les deux professions. D'une certaine manière il est plus valorisant de se sentir pleinement écrivain et il en vient à affirmer qu'il est sorti de la négritude.

Il jure que la bio qui va sortir est son dernier coup, énorme mais ultime. Malgré une sincérité évidente il me semble qu'il n'est pas guéri de son addiction. C'est trop jouissif de vivre par procuration, d'avoir l'impression d'accéder aux coulisses du vaste théâtre du monde (p. 169) et qui plus est d'être payé pour cela. C'est très fascinant.

Jusqu'à un certain point parce que la négritude semble être une médaille sans avers. Le manque de reconnaissance peut être cruel. D'où l'impérieuse nécessité d'écrire aussi ses propres romans. Quitte à se trouver dans une situation ubuesque dans un Salon du livre : condamné à attendre le lecteur potentiel devant une pile de romans à quelques mètres de son "coauteur" qui paraphe un best-seller à tour de bras. On peux rire (jaune) de l'anecdote : tu signes à deux tables !

A l'instar du guide-athlète qui conduit le sprinteur non-voyant à la victoire et qui ne reçoit pas de distinction olympique (cf la Ligne droite de Régis Wargnier) le coauteur, qui reste anonyme, ne recevra pas le Nobel de littérature. Il n'entrera pas davantage à l'Académie française ... sauf exception puisque Toussaint Rose, qui fut la plume de Louis XIV y siégea aux cotés de Racine et Boileau (p. 110). Si quelques nègres y siègent aujourd'hui ce n'est pas pour ce motif. De même que dans l'Académie Goncourt, ce qui au demeurant permet sans doute à l'illustre assemblée de repérer le vrai écrivain du sosie.

Vous voulez des noms ? En voilà de notoriété publique : Auguste Maquet, Erik Orsenna, Patrick Rambaud, Christine Albanel, Henri Guaino, Max Gallo, Lionel Duroy, Jean François Kervéan, Dan Franck, Catherine Siguret ... 

On se rassurera : la probabilité de lire un roman qui n'a pas été écrit par son signataire est faible. Admettons les coups de main pour terminer un livre qui n'en finit pas. Pour le reste l'essentiel de la profession officie dans le domaine de la biographie où là il est rare que l'on écrive soit-même la sienne. Cette révélation va d'ailleurs me rendre très méfiante quand les attachés de presse vont me proposer d'en chroniquer.

Quand la réalité s'infiltre dans le roman

Bruno Tessarech aurait des milliards de détails à raconter. Il est frustré de pas pouvoir dire tu sais machin il est comme çà dans la vie. Le roman lui permet de laisser échapper un peu du trop plein d'énergie que ses années de négritude ont condensé. Il le fait avec mesure, secret oblige.

Les fausses pistes sont nombreuses. La dédicace à Jean-Marc Roberts témoigne de l'amitié qui liait cet immense éditeur à l'auteur sans qu'il faille conclure que c'est lui qui l'alimenta en contrats. Louis habite un étroit deux pièces à Paris. Bruno est bordelais et son vaste appartement lui permet d'accumuler ses meubles, ses livres, sa documentation et d'avoir encore de l'espace pour écrire car s'il peut plancher sur n'importe quel sujet il a besoin d'un certain cadre ... ... mais il a vécu enfant dans ce haut du IX°, à proximité du square Vintimille et de la place Clichy qui sont décrits dans le roman.

On ne cherchera pas qui pourrait être ce mandarin nobelisable, jamais primé, qui concurrence l'abbé Pierre dans la défense des sans-abris.

Inversement on pourra croire que Bruno Tessarech pousse le bouchon un peu loin en faisant croire que Danielle Mitterand avait une liaison avec son professeur de gym. Ce n'était peut-être pas "son" professeur mais le jeune homme (il avait quinze ans de moins qu'elle) exerçait bel et bien ce métier. L'idylle ne fut pas un caprice. Elle dura plus d'une décennie.

Aussi étonnant que cela puisse paraitre aujourd'hui, Churchill (p. 62) a bien reçu le prix Nobel de littérature "pour sa maîtrise de la description historique et biographique, ainsi que pour sa brillante éloquence dans la défense des valeurs humaines exaltées".

Quand il évoque (p. 87) une des voix et des rires les plus connus de France, je parie illico sur le patronyme du comédien tout en doutant un peu. Philippe Noiret ou Guy Bedos pourraient se cacher derrière ce Jean superbement décrit comme le Dandy suprême. L'ébauche de son nom, qui surgit plus loin comme un lapsus et puis surtout la référence à Don Quichotte ne me laisse aucun doute. Le seul clairement nommé est le seul avec qui l'auteur n'a pas travaillé.

Bruno Tessarech a hésité à laisser filtrer ce portrait qu'il n'a d'ailleurs jamais eu l'occasion d'écrire "pour de vrai" ... enfin disons dans l'ombre, pour choisir de le faire en pleine lumière en lui rendant un très bel hommage dans une vingtaine de pages admirables. Espérons que l'ami appréciera.

Nègre et comédien ?

La présence d'un comédien n'est pas qu'un clin d'oeil pour suggérer qu'il regrette de n'avoir pas écrit sa biographie. Personne ne pourra plus être "dupe" si elle parait un jour. L'un comme l'autre seraient condamnés à devoir la cosigner. Ce qui est intéressant c'est le parallèle qu'on peut établir avec les deux positions. Tous deux sont des interprètes.

C'est passionnant de vivre par procuration et sans risque des existences exaltantes (on raconte rarement des vies médiocres ou ennuyeuses), de recueillir des confidences de première main, de nouer parfois de réelles amitiés.

Un autre point commun entre les deux professions réside dans l'importance de la résistance. Il faut de la santé pour passer d'un personnage à l'autre avec autant de crédibilité à chaque fois. Etre muni d'une cotte de maille assez solide (p. 45) pour supporter toutes les croisades. Le comédien demeure celui qui se met le plus en danger parce qu'il est toujours à découvert. On en mesure la cruauté dans la scène où le "fan" exige d'entendre la réplique de la publicité pour les assurances Amaguiz.

Il n'empêche qu'à force de broder sur la biographie de son sujet on comprend que le "coauteur" ait le tournis. M'avait-on raconté de telles anecdotes, ou les ai-je imaginées ? (...) L'énormité de certains propos du coauteur me stupéfiait, surtout son degré d'inconscience. (p. 27 - 32) La suffisance d'un autre sera tout autant remarquable.

Jusqu'où aller trop loin ?

Est-ce par esprit de revanche, par inconscience, par lapsus, par envie inavouable de "se faire prendre", le nègre, du moins Louis, estime que l'abnégation a des limites et, pour pimenter l'exercice, s'emploie à glisser un propos scandaleux, une révélation aberrante ou au contraire si vraie qu'elle pourrait déclencher un mini scandale de Panama (p. 186), ce qui serait impossible, faut-il le souligner, s'il cosignait l'ouvrage.

L'anonymat lui donne des ailes. Il balance (p. 190) et nous invite à scruter le second paragraphe d'une certaine page 207 ... Peu importe le vrai du faux du moment que le texte reste vraisemblable. Walt Disney en faisait la brillante démonstration en dessinant une cloche au cou d'une vache qu'il faisait sonner en lui tirant la queue. Impossible mais paralogique.

Vous aurez compris que j'ai beaucoup aimé ce livre dont je vous conseille la lecture sans en perdre une miette. Vous n'aurez pas à le regretter. Il est bien construit, distrayant, instructif, traversé de jolies références à Proust, Hemingway, Verlaine (p. 147), Talleyrand, Malraux, John Le Carré, Lacan, Mallarmé, Gide ... et Dumas (celle-ci s'imposait, Alexandre Dumas ayant abusé des services d'un aide littéraire).

Outre l'histoire qui se lit, et pour cause, comme un roman, il y a de très belles pages sur les freins et motivations à écrire.

L'été se termine. Le premier janvier est encore loin mais la rentrée littéraire offre la possibilité de faire des voeux comme en début d'année. Alors souhaitons à Jean Rochefort de jouer Beckett et à Bruno Tessarech d'écrire la biographie d'un homme qui travaille lui aussi sur commandes, par exemple un grand architecte comme Jean Nouvel.

Art nègre de Bruno Tessarech, chez Buchet-Chastel, ISBN 978 2283 0263 04, sortie le 22 août

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