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lundi 20 octobre 2025

GIACOMETTI / MARWAN OBSESSIONS à l'Institut Giacometti

Conçue, encore une fois comme une exposition à deux voix, "GIACOMETTI / MARWAN OBSESSIONS" propose un dialogue inédit entre deux artistes qui, ayant choisi de créer dans un autre pays que celui de leur naissance — la France et l’Allemagne —, interrogent les questions de la modernité à partir de deux espaces culturels différents : l’Europe et le Moyen-Orient.

Giacometti (1901-1966) et MARWAN (1934-2016) ont fait de la représentation de la tête le centre d’une recherche obstinée qui fonde leur position d’artiste (dès 1935 pour Giacometti), à partir de 1973 pour MARWAN quand il est invité un an à la Cité internationale des arts de Paris. Cette  résidence marquera une rupture. Il s’engagera alors dans un nouvel ensemble de peintures de grandes dimensions, où des têtes peintes à grandes touches sinueuses jaugent le visiteur.

Cette exposition, première présentation commune de leurs œuvres, propose une conversation croisée dans laquelle surréalisme et premières œuvres de MARWAN (1962-1972), dessins, têtes et portraits sculptés, se répondent, affirmant un lien fort entre recherche plastique et réflexion sur l’humain.

Françoise Cohen, la commissaire de l'exposition, s'est rendue à Berlin chez la femme de MARWAN où elle a choisi elle-même les oeuvres présentées, qui toutes proviennent du fond d’atelier de l’artiste. Elles les a sélectionnées et rassemblées dans un esprit d’écho avec celles de Giacometti. En voici un premier exemple :
Journal I, 1996-2000, Livre relié, aquarelle sur papier
Pour moi, un tableau n’est pas uniquement ce qui est peint et visible au moment même ; chaque peinture a eu plusieurs naissances et mûrit constamment au cours de vécus. L’image est dans un état de transformation constante jusqu’à ce que la dernière couche vienne rassembler et clore, en illuminant et dévoilant les couches précédentes. Comme avec le nid d’oiseau, fait de centaines de brindilles enchevêtrées qui portent les œufs de l’oiseau et le secret de la vie.
Cette page du Journal fait un écho évident à la main du projet inabouti de livre pour Tériade, 1951, Crayon graphite sur papier vélin, Dimensions 39 x 29 cm, Collection Fondation Giacometti, Paris. On peut lire l'annotation au crayon graphite en haut "Voici le livre commencé".

Marwan Kassab-Bachi, dit MARWAN, est né à Damas en 1934 au sein d'une famille bourgeoise. Sa  fascination pour la peinture à l’huile remonte à l’âge de 12 ans chez un ami de son père, lui donnant envie de devenir artiste. Il poursuit des études de littérature arabe à Damas où il n’y a pas encore d’école des beaux-arts mais il y rencontrera "la génération des pionniers" avec qui d’ailleurs il exposera.

Il a le projet de continuer sa formation. L'instabilité politique de son pays conduit la famille, comme tant d'autres, à l'envoyer à l'étranger. Il pense venir à Paris mais en l'absence de visa s’oriente alors en 1957 sur Berlin qui  a ceci de commun avec sa ville natale que, elle aussi, est  chargée d’histoire, et se trouve en pleine mutation politique. Bien qu'épicentre de la Guerre froide, c'est une capitale très "vivante" où il occupera plusieurs ateliers successifs, en premier lieu dans ce qui ne s’appelle pas encore Berlin-Ouest.

Il entre à la Hochschule für Bildende Kunst de Berlin où l'on enseigne la peinture abstraite. Il va, comme Georg Baselitz et Eugen Schönebeck, élèves au même endroit, se rebeller contre le style imposé et rechercher une expression en optant pour la figuration en rupture avec l'abstraction et l’art informel dominant alors dans les galeries d'Allemagne de l’Ouest. La figuration n'est pour lui un lieu où affronter les traumas de l’histoire européenne récente, mais un théâtre de l’intime et on verra comment il s'est penchée sur la question de l'incisaient et du "çà". Et surtout il a cherché son propre langage.
On constate dans la grande salle combien se dégage un singulier accord avec les plâtres et les bronzes de Giacometti de l’après-guerre, remarquables pour leur matière hérissée. et les oeuvres les plus récentes de MARWAN. Trois immenses toiles sont accrochées sur le mur du fond : "Köpfe" de 1994, Acrylique sur toile, 1986, Huile sur toile et 1986, Acrylique sur toile (ci-dessous en gros plan) :

MARWAN a peu travaillé avec des modèles, ses Têtes monumentales étant de l’ordre de l’apparition. Ces trois têtes sont caractéristiques de ses recherches sur la période 1983-2016. Il est comme Giacometti dans un ressassement infini. Non seulement ce sont des grands formats, d’environ 195 sur 114 cm (il en a fait de plus imposants encore) mais on observera que la toile ne suffit pas pour y représenter la tête dans sa totalité, soit le menton, soit le haut du crâne ont été coupés, à l'instar d'un photographe cadrant son sujet en très gros plan.

On pourrait d'ailleurs rapprocher cette constatation par le fait que son nom d'artiste est centré sur son prénom, mais que celui-ci est écrit en lettres capitales.

Ces tableaux ne sont pas du tout descriptifs. MARWAN récuse l’idée de portrait ou de travail d’après modèle, à l’inverse de Giacometti. Le peintre a beaucoup écrit un cet aspect. Il compare ses tableaux à des arbres, justifiant le choix de la verticalité, avec une oeuvre qui prend racine en bas et qui s’élance vers le haut. Il ne faut pas hésiter à s’approcher et se reculer pour considérer les choses différemment.

Faut-il y voir malgré tout une représentation de lui-même quand on lit qu'à la fin de sa vie il comparait son corps à un vieux tronc ? En tout état de cause son ami le poète Adonis nous donne sans doute la clé avec sa formule : le visage est une nudité voilée.

Devant (de gauche à droite, du fond au premier plan) des sculptures de Giacometti : Buste d'homme (dit de New York I), 1965, Plâtre, Buste de Frankel I, 1960, Plâtre (non photographié), Tête d'Annette sur tige, 1961, Plâtre, Buste d'Annette VIII, 1962, Bronze, Buste d'Annette IV, 1962, Plâtre, Buste d'Annette (dit Venise), 1962, Plâtre, Grande tête mince, 1954, Plâtre peint, Grande tête, 1958, Plâtre peint, Grande tête, 1960, Plâtre peint

Terre, plâtre, dessins, peinture, tous les mediums dont Giacometti se saisit incarnent son attention passionnée et anxieuse au modèle. De l’étude de ses proches, sa femme Annette, son frère Diego, aux grandes têtes en plâtre du début des années 1960, Giacometti retient, même dans le travail de mémoire, le souvenir du face à face avec le modèle. Dans cette observation, nulle visée réaliste, mais la manifestation d’un travail répété, parfois effacé, et absolument nécessaire, qui fonde l’existence de l’artiste comme humain. Là aussi, Giacometti et MARWAN se rejoignent.

La plus grosse sculpture avait été conçue pour la Chase Bank (comme la femme et l’homme qui marche puisque cet organisme en avait commandé 3). C'est un travail singulier du plâtre. Aucun n’est peint. Le sculpteur utilise le plâtre presque comme de la terre. On observe sur les deux premières un travail de peinture, au pinceau très fin, et des incisions  faites au canif dans le plâtre encore humide.
On remonte dans le temps dans la pièce suivante, avec ce tableau sans titre de 1976 qui marque le début d’une série de têtes-paysages. Cette tempura à l’oeuf sur toile est presque un auto-portrait même si l’artiste se défend de s’être pris comme modèle (comme s’il s’en excusait en se justifiant d'un j’étais sur place). C’est un visage représenté en contre-plongée qui nous toise, conçu comme un paysage nous invitant à entrer. Sa lecture étant difficile je l'ai reproduit à côté en en soulignant de quelques traits les sourcils, un oeil, l'arête du nez, la bouche.

MARWAN relie les Têtes-Paysages aux contours et aux couleurs de la campagne syrienne. Les natures mortes et les marionnettes qui viennent après poursuivent l’expérimentation de la couleur tout en mettant à distance l’humain. 
MARWAN, Marionnette, 1979-2005, Huile sur toile
Il a réalisé une série en représentant une marionnette japonaise de 78 à 83 et c'est un sujet sur lequel il reviendra parfois. On peut y voir un humain qu’on manipule. La toile apparaît, nue, à l’emplacement du visage, ce qui est assez fréquent chez cet artiste. Il a fait des aquarelles somptueuses en 1973 mais la place manquait pour les accrocher ici.

Avant  de faire des Têtes son seul sujet, de 1985 à sa mort en 2016, les premières œuvres de MARWAN après son arrivée à Berlin en 1957, étaient sur la période 1962-1972 des portraits et des scènes intimes, dont les cadrages et la gestuelle exprime une difficulté à être qui n’est pas sans écho avec les œuvres de Giacometti telles que Mère et filleLa Cage ou La Femme qui marche de 1932, qui sont trois oeuvres présentées dans la chambre.
Place donc aux fantasmes dans cet espace avec, sur le mur de gauche, trois tableaux, des huiles sur toile sans titre, de respectivement 1965, 1967 et 1968, dont le premier est un recto verso (avec une femme les bras écartés, en position de crucifiction, comme on peut le voir sur certaines oeuvres d'Eugen Schönebeck) et qui prennent place derrière Mère et fille, le bronze de Giacometti fait en 1933.

MARWAN travaille alors chez un fourreur ou un équarrisseur (en tout cas il est en contact avec les corps et les chairs) et n'a le temps de peindre que le week-end. Sa fréquentation avec Georg Baselitz le pousse à la figuration.
Les personnages ont un côté très androgyne, avec des gestes à la limite de l'obscénité, évoquant Francis Bacon dont on parle beaucoup en Allemagne. Le cadrage est déjà légèrement décentré avec un éclairage venant d'en dessous.
De l'autre côté et de gauche à droite, une vitrine présente quatre plâtres d'Alberto Giacometti, Buste d'homme, 1962, Plâtre peint, Diego (tête sur socle cubique), 1958, Tête d'homme (Lotar I), 1964,  et Tête de Diego, 1965.
Et puis la Femme qui marche I, 1932, plâtre de Giacometti devant l'huile sur toile sans titre de 1968 de MARWAN, que l'on retrouve sur le catalogue de l'exposition, réalisé sous la direction de Françoise Cohen, co-édité par la Fondation Giacometti, Paris / Fage éditions, Lyon rassemblant 75 illustrations, des textes de Françoise Cohen et Rasha Salti et une entrevue inédite de Hans Ulrich Obrist et Marwan avec des extraits inédits du journal de l’artiste.

L'affiche également confronte cette oeuvre de MARWAN avec la première version de La Cage d'Alberto Giacometti, 1949 -1950
De 1964 à 1972, les premières œuvres de MARWAN sont ainsi centrées sur des figures aux corps déformés, des "portraits" d’icônes de la modernité arabe : le poète irakien Badr Shakir al Sayyab (ci-dessus sur cette huile sur toile de 1965), le penseur politique Munif al-Razzaz, exilés de leur pays, persécutés pour leurs idées. Tous semblent teintés d’une étrange mélancolie, qu'on est tenté de qualifier de "légitime".

Le portrait du poète irakien dénote beaucoup d'ambiguïtés. Doit-on y voir un billot noir, une masse de chairs, et comment interpréter la présence des draps, notamment sur les grandes toiles de la salle suivante ? Bien que présentées "sans titre" on reconnait le penseur politique Munif al-Razzaz sur celle de gauche (1966) et MARWAN lui-même sur la seconde (1972). Il était alors devenu enseignant et académicien (en Jordanie) donc vivait alors de son art.
MARWAN est revenu fréquemment en Syrie, et il a entretenu des contacts avec des poètes et des personnes engagées politiquement. Il a d’ailleurs failli faire carrière dans la politique mais abandonna son engagement en 1962. Il restera à Berlin jusque sa mort, épousera deux allemandes, qui chacune lui donnera un fils mais aucun ne parlera arabe. Si on trouve une notion d'exil également chez Giacometti elle s'exprime différemment.
En tournant au bout de ce couloir, descendons les quelques marches en direction de l'ancienne alcôve-bureau de Paul Follot, dernier habitant des lieux. Rita, la servante de la mère de Giacometti se profile sur cette huile sur toile de 1965. Elle est positionnée à gauche d'une nouvelle immense Kopf, 1991-1992, prouvant une nouvelle fois que de 1985 à sa mort en 2016, MARWAN aura fait des Têtes son seul sujet. 
La table basse de l'alcôve rassemble quelques photos dont celle de l'atelier de MARWAN prise en 2009. On y mesure bien l'échelle de ses grandes têtes.
Au rez-de-chaussée, dans le cabinet des estampes on peut confronter des dessins des deux artistes. Giacometti capte très vite l'essentiel en quelques traits. Il dessinait sans arrêt. Mon crayon c'est mon arme a-t-il confié à Jean Clay en 1963 (dans un texte cité dans le catalogue).

Il a aussi beaucoup utilisé le bic, outil permettant tout autant de noter des idées. On voit un autoportrait dessiné en 1962 sur un bout de nappe en papier, déchiré à la fin d'un repas. Mais je préfère celui-ci, de 1955, exécuté lui aussi au stylo-bille bleu, mais sur la couverture d'un carnet, avec sans doute une intention plus forte.
MARWAN aussi dessinait abondamment mais plutôt pour affiner des pensées par le biais de dessins préparatoires parmi lesquels on croit reconnaitre par exemple la silhouette de Munif al-Razzaz … dans ce dessin (sans titre) au crayon sur papier, de 1966.
Et, bien entendu la marionnette, crayon et aquarelle sur papier au coeur d'un livre que l'artiste faisait relier, Carnet III.
Leurs dessins sont donc très différents. Ses carnets de croquis ne cessent d'évoquer son pays natal, y compris dans les visages représentés aquarelle sur papier, comme celle-ci dans le livre relié du Journal II, 2000-2002. 
Avant de m'endormir à Tanger, je regardais le catalogue, les enfants palestiniens. Je tournais lentement les pages, depuis les figures de la période précédente jusqu'aux visages et aux têtes de la période suivante. Il me semblait voir un récit personnel cohérent qui racontait, à travers ses lignes et ses rebondissements, l'histoire de ma vie avec la peinture, à travers les événements du temps, depuis le début jusqu'à ce moment, comme dans un film.

Les deux artistes ne s'étaient jamais rencontrés … jusqu'à aujourd'hui et leur dialogue est passionant.
GIACOMETTI / MARWAN OBSESSIONS à l'Institut Giacometti
5, rue Victor Schœlcher - 75014 Paris
Du 21 octobre 2025 au 25 janvier 2026
Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h (dernière entrée à 17h20).
L'Institut Giacometti est fermé au public le 1er mai, 25 décembre et 1er janvier, également entre chaque exposition.
Je signale que le premier jour de l’exposition, l’entrée est gratuite pour toutes et tous, sans réservation.
Billetterie sur réservation à l'adresse institut@fondation-giacometti.fr et sur place 

Une programmation culturelle est proposée au public pendant la durée de l’exposition, ainsi que des visites guidées en français et en anglais et des ateliers destinés aux familles et enfants.

L’Institut Giacometti est installé dans l’ancien atelier de l’artiste-décorateur Paul Follot, un hôtel particulier classé Art Nouveau et Art Déco, construit par Paul Follot en 1912 et qui a été aménagé par Pascal Grasso.

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