J’aime beaucoup l’écriture de Gilles Marchand. Je n’allais pas manquer Les Promesses orphelines. Il avait déjà plusieurs fois démontré qu’il savait raconter des histoires et j’étais encore sous le charme de son Soldat désaccordé.Le fil rouge des Promesses orphelines est une utopie, celle de l’Aérotrain, en rendant hommage à son inventeur, l’ingénieur Jean Bertin qui en a déposé le brevet le 17 janvier 1962 et dont la biographie est rappelée pour l’essentiel (chapitre 22). Il nous donne des clés pour comprendre cette histoire "incroyable" de cet engin censé propulser les voyageurs à une vitesse de 400 km/h et qui échoua pour des raisons essentiellement politiques.
Le prétexte est trouvé pour décrypter une époque, à partir des années 55, en se focalisant sur la période 68-75 en rendant hommage à tous ceux qui travaillent pour les rêves des autres. Il célèbre donc Apollon 8, premier engin à être en orbite autour de la terre en décembre 1968, le premier vol d'essai du Concorde en mars 1969 (qui aurait alors prédit une si brève existence ?), les premier pas de l'homme sur la lune le 21 juillet 1969 (les promenades ont été définitivement arrêtées en 1972).
Mais c’est aussi une histoire d’amour désenchantée qui, un peu à l’instar d’Aimer, que j’ai refermé il y quelques jours, va se dérouler sur plusieurs dizaines d’années et se conclure de manière inattendue et très jolie.
Un amour incommensurable pour une jeune Roxane que Gino n'avait vue qu'une seule fois, qui était presque une amie imaginaire (p. 28), et qu'il se prépare à aimer toute sa vie comme Raymond Kopa, qui sera un substitut paternel.
Gino est un petit gamin né en 1946, dont la famille s'installe en 1955 dans la région orléanaise. Il est passionné par les avancées technologiques et scientifiques. mais a surtout un talent particulier, celui de raconter des histoires.
Il compose une galerie de personnages autour d'un orphelin qui rêvasse, d'un frère qui deviendra photographe, spécialisé dans la capture des sourires, d'une vieille tante qui n'était peut-être pas de la famille et de Jacques, le copain "différent" qui se clôturera par une triste affaire suite à "la réflexion de trop qui fait déborder le vase à colère (p. 214).
Les chapitres alternent le "on" et le "il", comme si la focale zoumait entre "petite" et "grande" histoire, avant de prendre un peu de recul. Le style est d'une grande vivacité, titillant les neurones du lecteur placé d'emblée en position d'alerte par une écriture contrastée, faite de répétitions, insérant des inventaires à la Prévert, n'hésitant pas à triturer les expressions et à néologismer à tout va : alors que les Trente Glorieuses gloriaient (…), un automobiliste ingénieur (…), il n'y avait rien à ingénier là où j'habitais.
C'est une excellente idée d'avoir redonné vie aux arguments publicitaires de l'époque, qui disent beaucoup de la conception qu'on avait du progrès. On l'appelle encore la réclame, et on constate combien elle est misogyne. Toutes les citations ont été rigoureusement vérifiées et certaines surprennent. Nous avons droit à un florilège de "raflâmes" (p. 84) ou de "Persil lave plus blanc " (p. 127). Une forme particulière de communication se déploie par le biais des cartes postales qui … elles aussi ont quasiment disparu.
C'est aussi le début de la mesure de l'opinion publique. Une "dame" employée de l'Institut national de l'opinion publique revient régulièrement enquêter pour mesurer la perception qu'à la population à propos du bonheur. On sait maintenant combien avouer être heureux dans les années 70 n'allait pas de soi. C'est à mettre en regard de l'ouverture du roman sur la question de dire ce qu'est une vie réussie.
On remarquera des références à la musique. Ainsi (p. 14) Les musiciens accordaient leurs instruments (et on pensera au soldat désaccordé dont la mémoire resurgira étrangement plus loin -p. 243- avec le Soda désaccordé). Un autre livre du même éditeur, celui d'Alexandra Koszelik, sera indirectement cité p. 55 avec les poèmes à crier dans les ruines (dans le déroulé d'un poème intitulé Promis craché).
La musicalité émane aussi du récit, peut-être accentué par la ponctuation. Il faut dire que Gilles Marchand est musicien, jouant de la batterie comme il aime jouer sur le rythme des phrases. Il s'est déjà engagé à faire des lectures musicales, ce qui sera une façon de donner des suites au livre sans l'abandonner trop vite aux lecteurs.
Ce dernier roman est (une nouvelle fois) remarquable, à ceci près que, ayant été placé comme je le précisai plus haut "en position d'alerte" il y a plusieurs aspects qui m'ont fait grincer. Pour moi qui ai vécu vingt ans dans la région d’Orléans, et un bon moment à La Source, et dont il est question dans le livre, il est manifeste qu’il n’y a jamais mis les pieds. Pas plus qu’à Lamotte-Beuvron dont l’orthographe (la bourgade est mentionnée La Motte Beuvron p. 57) trahit qu’il ne sait pas davantage ce qu’elle doit pourtant aux soeurs Tatin qui en ont fait la capitale mondiale d’un type de tarte.
Il est commode de convenir qu'il ne cherche pas à décrire, mais certains paysages auraient mérité quelques mots de contextualisation. S’il avait un peu enquêté sur La Source il aurait appris que cette ville nouvelle, baptisée Orléans 02, s’était construite sans bistrot et sans bibliothèque, à une époque où, c’est lui-même qui l’a dit en interview, les bistrots qui ont remplacé le forum romain, sont encore essentiels. La vie était alors là-bas d’une pauvreté intellectuelle et d’une misère sociétale que je n’ai jamais retrouvées nulle part ailleurs.
Je ne pense pas qu’un café ait ouvert dans le quartier avant 1975, peut-être fallait-il même attendre 1977, profitant de la création (enfin !) d’un petit centre commercial au lieu-dit La Bolière. La population venait tout de même de dépasser les 17 000 habitants contre seulement 25 en 1963, vivant dans des maisonnettes et des fermes isolées. Une succursale provisoire de la bibliothèque municipale a alors été ouverte au dernier étage de l’emblématique T 17, se dressant au centre d’une immense dalle où des ensembles de barres de logements étaient disposés en carré et qui, par sa taille (17 étages), a fait partie intégrante du paysage sourcien … jusqu’à sa démolition en octobre 2023, soixante ans après sa construction, preuve de la défaite d’un urbanisme défaillant. Autant dire qu’alors il ne fallait pas avoir la phobie des ascenseurs pour oser s’abonner à cet ersatz de médiathèque. Je ne suis pas sûre d’ailleurs que les enfants avaient le droit de monter si haut sans être accompagnés d’un adulte. Je ne me souviens pas des lieux. J’avais déjà fui cette ville inhumaine pour m’installer à Orléans.
A part un campus universitaire décrit par la presse de l'époque comme un futur "Oxford-sur-Loire", dans la ville sortie de terre en 1962 (selon des plans de l'architecte Louis Arretche) sur des terrains vagues achetés en 1959 à la commune de Saint-Cyr-en-Val, le Parc floral d'Orléans inauguré en juillet 1964 (mais où les habitants n’allaient pas se promener au motif qu’il n’était pas gratuit), deux laboratoires du CNRS implantés en 1967 (dans une prairie que je traverserai bientôt à pied quatre fois par jour pour aller au lycée), les Chèques postaux quatre ans plus tard (qui disposaient d’une piscine, privée, réservée à leurs employés), et le BRGM implanté lui aussi en 1968 (auquel Gilles Marchand fait une allusion fugace) il n’y avait … rien. Imaginez : nous n’étions que deux externes dans la classe de Terminale de la Cité scolaire polyvalente Voltaire de La Source, construite également en 68 (par les architectes Andrault et Parat). Quelle solitude ! Je dois dire qu’à l’époque je n’avais pas pleinement conscience du progrès qui est le thème principal des Promesses orphelines.
Ces deux lacunes me font rétroactivement douter de tout. Et j'ajoute l'erreur qui pourrait sembler minime à propos de la dénomination de la RN 20 que Gino doit emprunter pour tenter d'aller se faire embaucher sur le chantier à Chevilly. Cette voie, définie en 1978 comme la route de Paris, porte d'Orléans, à la frontière espagnole, à Bourg-Madame, voilà que l'auteur l'appelle la D 2020 qui est le nom qui lui a été dévolu seulement à partir de 1996. Tout orléanais bondira en constatant que sa mythique route nationale a été déchue prématurément en départementale (p. 241). J'espère que tout ce qui concerne l'Aérotrain aura été rigoureusement vérifié.
La triste issue est prévisible même par un néophyte. Elle est programmée avec cette sentence qui arrive au tout début du roman : le progrès s'est pris un choc pétrolier dans la gueule (p. 11). Je veux néanmoins bien croire que sans deux incendies et la mort du Président Pompidou l'Aérotrain n'aurait pas été condamné par Valéry Giscard d'Estaing au nom de l'austérité au profit du TGV … comme bien plus tard le projet de cube de la Grande Arche sera "raboté" par les ministres de la cohabitation, encore une fois au nom de nécessaires économies.
Et pourtant, Gilles Marchand a raison sur le reste. Il y a globalement de quoi être nostalgique, non pas de cette période, mais de la croyance, alors communément répandue, que le progrès allait résoudre tous les problèmes. Il n’a rien réglé, bien au contraire, et je crois que je l’avais compris du fin fond de mon isolement. La Source en est un parfait et triste exemple puisque la ville modèle est devenue une cité sensible, avant d’être qualifiée de difficile, avec un taux de chômage très élevé. Sans parler de la dégradation de son patrimoine immobilier de béton.
Je m'accorde aussi sur une certaine forme de mélancolie qui pointe par exemple dans l'hommage rendu à Ménie Grégoire, tellement en avance sur son temps (p. 243) … dont les émissions étaient des fenêtres ouvertes sur le monde pour tous ceux qui vivaient loin de toute occasion de débat …
Les Promesses orphelines de Gilles Marchand, Aux forges de Vulcain, en librairie depuis le 22 août 2025
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