Ce fut une chance de visiter l’exposition Étienne-Jules Marey : chronophotographie, sciences et arts au Musée d'histoire de la Médecine en compagnie d’Agathe Sanjuan, directrice du pôle patrimoine, culture et rayonnement scientifiques à la Direction générale déléguée aux bibliothèques et musées de l’Université Paris Cité, commissaire de l'exposition. D’abord parce qu’elle se déploie dans le cadre plutôt étonnant du Musée d’Histoire de la Médecine. Ensuite parce que cette exposition replace l’œuvre de Marey (1830-1904), inventeur de techniques photographiques, dans le contexte scientifique de son époque et démontre son rayonnement dans de nombreuses disciplines.
Mais d'abord il faut se rendre dans le sixième arrondissement de Paris, au 12 rue de l'école de médecine. Le bâtiment a été construit en 1775 pour accueillir l'Académie royale de chirurgie voulue par Louis XV pour y enseigner la chirurgie, alors grande rivale de la médecine. Les praticiens y faisaient leur apprentissage "sur le tas" mais parvenaient à développer des compétences supérieures à celles de leurs "confrères" médecins.
Tout avait commencé à cause d'un des nombreux soucis de son prédécesseur, Louis XIV qui, à seulement 48 ans, ne pouvait plus monter à cheval et devait faire ses promenades en chaise à porteurs en raison d'une fistule anale fort douloureuse. Aucun traitement médical n'étant efficace le roi fait appel au chirurgien Charles-François Félix qui, constatant qu'elle était très difficile à opérer, va d'abord mettre au point un instrument spécifique et s'exercer sur plusieurs dizaines d'indigents (dont beaucoup succomberont ensuite). En novembre 1686 le chirurgien opère le roi, sans anesthésie et l'intervention dure trois heures. Le bistouri "recourbé à la royale" est conservé dans les collections du Musée.
Si jusque là la primauté était donnée aux médecins, qui avaient une définition intellectuelle de leur métier, c'en est fini du mépris pour les chirurgiens, alors considérés comme des manuels. On fournit alors à la chirurgie une académie. Cependant, à la Révolution française elle devra de nouveau s'accorder avec la médecine.
L'Ecole de chirurgie (appelée "Amphithéâtre d'anatomie" jusque dans les années 1970) a été fondée par un arrêté du Conseil général des hospices du 21 décembre 1821 pour mettre fin aux dissections clandestines auxquelles se livraient certains chirurgiens.
Elle est l’héritière de l’Académie royale de Chirurgie fondée par Louis XV en 1748 et supprimée sous la Terreur en 1793, devenue la société des chirurgiens de Paris en 1843, reconnue d’utilité publique en 1859 et convertie en société des chirurgiens français en 1875.
On peut toujours visiter le grand amphithéâtre où on pratiquait des dissections, et un second amphi destiné aux sages-femmes. La cour est restée jusqu'à nos jours, dans son ordonnancement XVIII° néoclassique. La partie où se trouve le musée est davantage XIX°. La bibliothèque fait encore référence pour les médecins, composée d'archives extraordinaires dont certaines remontent au Moyen-Age.
Le musée proprement dit a un caractère historique et a presque l'allure d'un cabinet de curiosités. D'abord purement universitaire il a finalement ouvert ses portes au grand public en 1994. Ses plages d'ouverture ont été étendues depuis 2020 à cinq après-midis par semaine et il présente chaque année deux expositions. Il est relativement petit mais accueille plus de 20 000 visiteurs par an. Les collections sont présentées dans des vitrines tout autour d'une salle rectangulaire, éclairée par des verrières et bordée de coursives en mezzanine, dont une seule est accessible (pour des raisons de sécurité). Son prix d'entrée est très raisonnable mais il sera gratuit tout novembre pour faciliter l'accès à l'exposition.
Les collections, considérées comme les plus anciennes d’Europe, installées suivant un parcours chronologique, sont surtout constituées d'instruments de chirurgie allant de l'Antiquité au XX° siècle, et rassemblés par grands domaines. Plusieurs de ces "outils" sont nés sur les champs de bataille.
Très franchement certains sont effrayants. D'autres sont amusants comme des dentiers en porcelaine et os d’hippopotame du XVIII° siècle. Ou encore émouvants comme le bistouri de Charles-François Félix ou la trousse du médecin ayant autopsié Napoléon.
Après une présentation sur l'histoire de l'anesthésie, la partie centrale accueille une nouvelle exposition sur le travail de Étienne-Jules Marey et que la Direction déléguée aux bibliothèques et musées de l’Université Paris Cité a imaginée en s’associant pour la quatrième année au festival PhotoSaintGermain et en partenariat avec le Collège de France qui a prêté de nombreuses œuvres.
Agathe Sanjuan a opté pour un ordonnancement chronologique. Elle nous en a expliqué chaque vitrine. Quelques pièces m'étaient familières parce que j'avais déjà eu l’occasion de découvrir une partie de son travail au cours d’une visite inaugurale du Musée de la Marine. Egalement au Musée Marmottan Monet qui affichait en avril 2024 plusieurs de ses chronophotographies, tout à fait légitimes dans un accrochage intitulé Les artistes et le sport. Beaucoup d'oeuvres n'avaient jamais été montrées au public et sont tout à fait inédites.
Le visiteur est mis en garde à propos de l'emploi de certains termes à connotation raciale, tout à fait acceptables pour l'époque, choquants pour la nôtre. La rigueur historique impose de les reprendre, ce qui ne doit pas être interprété comme une caution.
Étienne-Jules Marey, né le 5 mars 1830 à Beaune et mort le 15 mai 1904 à Paris, était avant tout un scientifique, mais aussi un médecin (selon le désir de son père, petit commerçant bourguignon) et un physiologiste, sous la houlette de Claude Bernard, étudiant sans relâche les propriétés et les fonctions des organismes vivants. Il fera sa thèse de médecine, présentée dans une vitrine, sur la circulation sanguine. Mais ses recherches se focalisent surtout sur la compréhension du mouvement que nos sens ne peuvent pas saisir, et qu’il analyse à partir des traces qu’il a enregistrées.
Ne disposant pas d'instruments de mesure il en invente. Le plus célèbre est ce Fusil chronophotographique et sa cartouchière, en acier, bois, cuir, ivoire, laiton, verre, fer (Musée des Arts et Métiers. Dépôt du Collège de France, Collection muséale), inspiré du revolver photographique de l'astronome Jules Janssen pour imprimer une plaque sensible circulaire en verre, à raison de 12 images par seconde.
Le procédé, inventé en 1882, dénommé chronophotographie est encore utilisé de nos jours. La technique consiste à prendre en rafale des instantanés sur une même plaque fixe de verre enduite de gélatinobromure, avec un appareil de prise de vues muni d'un seul objectif, placé dans une chambre photographique mobile, qui opère sur des sujets clairs disposés devant un fond noir afin de pouvoir analyser avec précision les différentes positions des corps au cours d'un mouvement. Il utilisera le film dès 1890, donc cinq ans avant la soit-disant "invention" du cinéma ce qui vaut à Marey d'en être considéré aujourd'hui comme le précurseur.
Il faut comprendre que la science est à son époque en constante ébullition. Passionné par ce qu'on appelle aujourd'hui la recherche fondamentale, Marey laissera à d'autres le soin de faire fructifier ses découvertes … dans l'enseignement de l'anatomie (car ses travaux sont une alternative à la vivisection), dans l'aviation, les programmes d'entraînement des soldats et des athlètes, l'usage de la bicyclette (alors en pleine expansion), l'utilisation de la force physique humaine et animale, la lecture labiale, l'anthropologie, et même en art moderne puisqu'il inspirera de nombreux artistes, de Giacomo Balla jusqu'à Marcel Duchamp.
Il ne travaille pas isolément, s'entourant d'un réseau d'élèves et de collaborateurs. Il est parfaitement intégré à la société parisienne influente, est nommé professeur au Collège de France puis à l'Académie des Sciences. C'est un proche de plusieurs ministres, Victor Duruy comme Jules Ferry, ce qui lui vaut le financement de la Station physiologique du Parc des Princes où il mènera ses investigations en intérieur comme en extérieur. Il partage son temps avec un laboratoire privé, situé à Naples et financé par un mécène … qui n'est autre que le mari de sa maitresse.
Il restera atypique jusqu'au bout, demeurant en marge de la communauté scientifique académique en dépit de sa renommée internationale. Le menu du banquet de la conférence "Scienta", présenté dans la première vitrine, n'est pas intéressant pour les plats servis le 17 janvier 1901 mais pour les illustrations conçues par Louis Poyet et qui résument la carrière du scientifique.
Marey a beaucoup pratiqué l'expérimentation animale. Une épreuve sur papier albumine le montre en compagnie de Demany en train d'observer le 5 mai 1887 la marche d'un chevreau présentant une déformation calcanéenne.
Il chronophotographiera toutes sortes d'animaux terrestres, de volatiles, de poissons (ce qui permettra d'améliorer les coques des bateaux) et de crustacés. Sa démonstration que le chat retombe toujours sur ses pattes amusera ses contemporains. Préoccupé du bien-être animal il disposait un matelas sur le sol, pour amortir la chute, au cas où. On sera également très intéressé d'apprendre que pendant le galop le cheval reste un petit moment suspendu dans l'air et il étudiera l'incidence de son alimentation sur ses performances.
Le statut du scientifique est multiple dans les expériences de Marey. Il conçoit le dispositif, il en est parfois l'opérateur (celui qui met en œuvre l'expérience) ou le sujet (l'individu étudié). Il analyse ensuite les données, les retranscrit en graphes et les synthétise éventuellement sous la forme d'un schéma. Enfin, il peut aussi être mis en scène par la photographie : l'expérience et l'expérimentateur en action sont alors immortalisés.
Le fusil ne pouvant saisir qu'imparfaitement les oiseaux trop rapides il passera à l'étude de la locomotion humaine dont les mouvements sont plus maitrisables. Cela ne signifie pas que ses chronophotographies soient aisément décodables par ses contemporains. Il faut parfois lever l'ambiguïté pour le lecteur qui pourrait avoir l'impression de voir quatre hommes différents au même instant, courant l'un derrière l'autre. Voilà pourquoi l'article de journal vu légendé : "Quatre attitudes successives d'un homme qui court" pour lever toute ambiguïté. C'est que les travaux de Marey constituaient une révolution du visible à bien des égards.
Il inventera un système pour éviter les superpositions d'image qui gênent encore plus l'interprétation. Il ne se limitera pas non plus à la représentation en deux dimensions, allant jusqu'à la 3D avec le zootrope.
Son étude du mouvement est devenue obsessionnelle et il s'attachera à choisir des modèles idéaux et d'élite (jamais de personnes porteuses de handicap) mais sa position de précurseur ne permet pas qu'on lui en fasse le moindre reproche. Il faisait extrêmement attention à ce que rien ne vienne fausser les résultats. Il étudie les sportifs qui présentent les meilleures performances, comme ici (à droite) le coureur ouolof Candy exécutant un saut avec élan en 1895.
Il confia des recherches à un excellent gymnaste, Georges Demenÿ (1850-1917), qui fut son assistant puis le chef du laboratoire à la station physiologique du Parc des Princes (de 1880 à 1894). Il pratiquait lui-même la course, le saut en longueur et à la perche, le travail aux agrès, et connaissait bien l'ensemble des dimensions de l'activité physique, du mouvement et de la force musculaire. D'abord associé avec Etienne-Jules il poursuivit ensuite ses propres recherches avec des physiologistes et des biomécaniciens.
Egalement technicien de la photographie, il savait adapter ou inventer des appareils et de dispositifs chronophotographies ou dynamographiques lui permettant d'acquérir une connaissance cinétique du mouvement dans la marche, la course, le saut à la perche, le lancer de disque, l'escrime ou la boxe française. Il développa de la sorte une iconographie visant à améliorer la physiologie de l'effort à laquelle il donna une portée morale et patriotique en démontrant par exemple que la course en flexion est plus efficace que la marche au pas. Mais l'armée ne suivra pas ses préconisations. L'apprentissage du geste sportif sera très apprécié par contre dès la création de l'Institut du sport en 1928. Demenÿ a présenté ses méthodes et ses résultats dans deux ouvrages, Les bases scientifiques de l'éducation physique (1902) et Mécanismes et éducation des mouvements (1903).
Dans le domaine de la médecine, Marey miniaturise un sismographe pour mesurer le pouls, ce qui rendra grandement service aux médecins qui consultent à domicile. On peut en voir un exemplaire dans une vitrine du musée. Il invente de multiples choses, s'associera à Breguet, ayant sans doute un cerveau réfléchissant aussi vite que celui de Léonard de Vinci. Mais nous n'avons aucune preuve qu'il ait été pour lui une source d'inspiration.
Ce sont surtout dans des revues grand public que paraitront ses publications, dans un souci pédagogique. De tous les sujets ce sera l'étude du vol des oiseaux qui l'occupera sa vie durant et ses travaux seront utilisés dans l'aviation.
On a ci-dessus un exemple de la Décomposition du vol du goéland, en bronze et bois, que Marey a fait réaliser en 1887 à Naples, d'après ses indications, afin de visualiser en volume un cycle de battements d'ailes. La sculpture offre une vue à 360° et à l'échelle 1 du vol d'un oiseau. Cette schématisation figée est complémentaire à la synthèse animée du vol procurée par le zootrope.
Ses découvertes à propos de la force physique humaine, en particulier du forgeron, marquent le début de la science du travail qui plus tard donnera naissance au taylorisme, ce qui sera une sorte de perversion du travail de Marey puisque son excès déforme le corps de l'ouvrier.
La femme n'est visible que sur une seule série de planches montées pour l'illustration de la Danse grecque antique d'après les monuments figurés (1896). Cette série témoigne de l'intérêt de Marey pour l'art qui, après lui, poussera les peintres à abandonner l'invraisemblance de certaines poses.
La dernière oeuvre présentée dans l'exposition ne manque pas de saveur, montrant au grand jour la manière dont s'y prend un prestidigitateur pour détourner l'attention. Aucun doute que les travaux de Marey auront permis de rendre perceptible ce qui était jusque là invisible.
Je signale la publication d’un livre, Étienne-Jules Marey : chronophotographie, sciences et arts, en quelque sorte le catalogue de l'exposition, rédigé par Agathe Sanjuan, Université Paris Cité Éditions, collection "Longue vue", 2025.
Étienne-Jules Marey : chronophotographie, sciences et arts
Au Musée d’Histoire de la Médecine
12 rue de l'école de médecine - 75006 Paris
En partenariat avec le Festival PhotoSaintGermain et le Collège de France
Du 6 novembre 2025 au 18 février 2026
Ouvert du lundi au samedi, de 14h à 17h30 (excepté le mardi 11 novembre)
Ouverture exceptionnelle de 14h à 21h le jeudi 6 novembre
Entrée gratuite du 6 au 29 novembre avec le festival PhotoSaintGermain ; entrée payante à compter du lundi 1er décembre






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