Cela valait la peine de me lever de bonne heure pour aller voir Les filles aux mains jaunes à 10 heures (du 7 au 31 juillet, attention, les 12, 19, 26 juillet le spectacle est à 16h35) à Théâtre actuel.
Le tocsin sonne le 2 août 1914 presque comme une musique de joie. Les femmes se mettent à la fenêtre pour manifester leur enthousiasme à voir partir les mobilisés en étant persuadées que dans quelques semaines ils seront de retour. Mais la guerre a été lancée dans une logique d’homme qui n’avait pas prévu que ça durerait aussi longtemps. Bientôt l’industrie manque de main d’œuvre. Alors c’est « naturellement » que les usines d’armement vont finir par embaucher les femmes qui restent les seules disponibles.
Elles sont quatre sur la scène, pour représenter toutes ces femmes, même les plus fines et les plus fragiles, qui effectueront, debout, dans un bruit assourdissant, des gestes mécaniques et usants pour produire chacune et chaque année 7 millions de kilos d’obus. La journée de travail est un vrai supplice avant de pouvoir respirer une bouffée d’oxygène à l’air libre.
Les femmes travaillent comme des hommes mais leur salaire est réduit de moitié. Elles sont en usine 12 heures par jour, avec seulement deux jours de repos par mois et restent exclues de la citoyenneté (ce qui est assez logique pour les maintenir en situation de faiblesse). Les premières revendications féministes des suffragettes, comme on les appelaient, ont été éteintes par cette guerre qui a contaminé toute l’Europe comme un mauvais virus, et qu’elles n’auraient pas voté si elles avaient été au pouvoir.
Elles avalent sans broncher le verre de lait qui leur est quotidiennement recommandé mais leur santé se dégrade et elles finissent par soupçonner qu’on leur cache quelque chose. Les toux se font douloureuses. Elles scrutent leurs mains, dont la couleur jaune résiste au lavage. Elles apprendront la vérité trop tard. Le TNT est un poison mortel qu’elles auront absorbé dans l’indifférence générale.
Le résultat aurait pu être plombant. Pas du tout. Parce que l’auteur (Michel Bellier) a habilement distillé de l’humour dans la tragédie. Parce que la mise en scène de Johanna Boyé offre des moments de grâce comme cette balade dans les rues en dégustant des gaufres, ou la si jolie séquence musicale de percussions sur les éléments du décor (de Olivier Prost) qui stylisent l’atelier métallique. Cet autre encore qui implique le public en l’incitant à poursuivre le combat.
Les dialogues sont très habilement ciselés pour des personnages au caractère bien trempé. Chaque femme campe un type particulier. Il y a Louise (Pamela Ravassard), la journaliste féministe en jupe culotte, la jeune et candide Julie (Anna Mihalcea) rêvant au grand amour, Rosette (Elisabeth Ventura) la petite bourgeoise mère de famille conformiste, la vieille Jeanne (Brigitte Faure, tout autant formidable dans Le petit coiffeur) patriote et soumise. Elles ne se seraient jamais rencontrées sans ce concours de circonstances. Elles garderont leur tempérament mais finiront par se rallier à la même cause.
Parce que chacune fera le deuil de ses illusions. La guerre n’est plus cet élan qui les mettait en joie au début. Jeanne se rebellera quand elle saura qu’on a passé par les armes son mari et ses deux fils pour fait de trahison alors que les assassins sont en liberté. Louise rumine que les avancées promises aux féministes soient continuellement reportées. Elle est contrainte à la clandestinité pour publier ses analyses mais ne cesse pas d’écrire. Elle est persuadée que féminiser la pédagogie changerait les rapports humains. En attendant, le conflit va durer avec l’entrée en guerre des Américains.
Les conditions de travail des femmes continuent de se dégrader. Alors elles se mettent en grève. Peine perdue. Clemenceau rappelle des soldats pour débloquer les usines. Le travail reprend mais un jour le gouvernement cède. On ouvre des crèches, des salles d’allaitement, on instaure des pauses et surtout on accepte le principe fondamental d’une rémunération identique pour tous, hommes, femmes … ou enfants.
Le bon sens est le carburant de vie de ces femmes. Ainsi Julie, veuve tragique, ne s’enfermera pas dans la peine et se remariera avec une gueule cassée : J’étais marié un homme, pas à un souvenir. Louise initiera Rosette au militantisme.
Rien ne fut simple. N’oublions pas qu’à peine l’armistice était conclu qu’il a fallu rendre aux hommes leur pantalon. Après avoir été des bras, les femmes étaient maintenant réduites à l’état de ventres pour une patrie qui avait besoin d’enfants. Apparemment toutes les années sacrifiées n’avaient pas servi à grand chose pour faire progresser leur cause.
J’ai pensé à mon arrière grand-mère, veuve de guerre, dont la vie de femme s’arrêta net à 30 ans, à sa fille (ma grand-mère) qui eut en quelque sorte la chance de devoir reprendre le commerce d’alimentation de son père et qui évita ainsi l’usine. Je comprends que sa fureur de vivre lui ait forgé un tempérament de feu. Quand on lui objectait qu’elle n’avait pas le droit de faire ci ou çà elle argumentait qu’alors elle prendrait le gauche.
Même sans le souvenir d’une aïeule, ce spectacle dégage une énorme émotion et on est soulagé, au final de porter un masque qui camoufle nos larmes. Merci à ces femmes d’avoir ouvert la voie et aux comédiennes de cet hommage bien plus puissant qu’un simple devoir de mémoire.
D’autant que rien n’est acquis. La loi instaurant l’égalité des salaires a été votée plus de cinquante ans plus tard, en 1972 mais elle n’est pas appliquée, par un honteux tour de passe-passe qui fait que les salaires des femmes restent inférieurs à ceux des hommes dans une proportion moyenne de 25%, ce qui signifie qu’à rémunération égale elles travaillent 54 jours de plus par an.
N’oublions jamais ces filles aux mains jaunes des usines d’armement. Et leur message : N’attends pas que l’on parle à ta place, et prends la parole !
Les comédiennes reçoivent une ovation debout (il y en a quelques-unes en Avignon mais elles sont loin d’être systématiques) et regrettent sans doute que leur metteuse en scène soit repartie et ne partage pas une telle récompense. Johanna Boyé est un nom à retenir.
Article extrait d’une publication intitulée " Avignon le 16 juillet à Théâtre actuel, l’Artéphile, au Cloître Saint-Louis, au 11, au Roi René et à La Luna ".
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire