Deuxième spectacle de la journée et nouveau coup de coeur avec une sacrée histoire de vengeance, La visite de la vieille dame, de Friedrich Dürrenmat, montée par la Compagnie Les têtes de bois dans la mise en scène de Mehdi Benabdelouhab. J’avais remarqué leurs affiches l’été 2019 mais je n’avais alors pas eu le temps d’y aller.
Le retour d’une milliardaire dans son village natal, « Güllen » (trad. « purin ») autrefois prospère et désormais ruiné et délabré est attendu de pied ferme par des habitants qui végètent dans la misère alors que leur ville a connu des heures de gloire. Brahms y a composé un quatuor. Ils comptent bien profiter de l’aubaine pour soutirer de l’argent à la vieille dame qui est leur seul espoir sauf dieu… qui ne paye pas.
Ce qu’ils ignorent c’est qu’elle ne revient pas par hasard mais avec la volonté de se faire justice. Le monde a fait de moi une putain je ferai du monde un bordel dira-t-elle plus tard.
La langue de Dürrenmatt est d’une grande férocité. Ecrite en 1956, cette pièce attaque au vitriol les vacillements de la conscience et de l’hypocrisie que provoque l’appât du gain particulièrement quand on n’a plus que l’honneur à perdre. Les frontières entre justice et injustice, culpabilité et innocence se brouillent. Les discours versatiles se succèdent, la collectivité corrompue par l’argent perd toute notion du bien et s’engage inexorablement sur des chemins aussi tortueux que malsains. Le rêve tourne au cauchemar.
Le thème se prête admirablement à la caricature et donc au travail du masque en miroir des intentions. Je l’avais d’ailleurs vu il y a cinq ans dans la très belle mise en scène d’Omar Porras où tous les personnages étaient masqués. Ici deux n’en portent pas, la vieille dame et Alfred l‘épicier qui fut son amour de jeunesse. Ils n’ont pas besoin de se cacher derrière de faux-semblants. Leurs intentions sont claires. Par contre tous les autres se cachent.
Sur le plan de la dramaturgie cette « astuce » permet aussi à un même comédien de jouer plusieurs rôles. Également de démultiplier sa présence sur scène avec des sortes de pantins observateurs muets. Enfin un travail sur le corps situe le spectacle à mi-chemin entre théâtre et masque et marionnette puisqu’il est possible de réduire ou de surdimensionner la taille d’un personnage.
Il en résulte des tableaux très oniriques où l’esthétisme s’accorde à la profondeur du texte. Les émotions sont incarnées sans négliger un certain humour car la pièce reste avant tout une tragi-comédie. Les changements de costumes et de masques s'effectuent à vue, en fond de scène. Les bruitages sont exécutés sans se cacher. La mécanique du théâtre n’est pas cachée. Elle est au coeur du propos.
Il ne sont que 5 pour interpréter une dizaine de personnages, ce qui est une prouesse à saluer car on ne se rend pas immédiatement compte qu’ils sont si peu nombreux. Valeria Emanuele, Laurence Landra, Mehdi Benabdelouhab, Facundo Melillo et Jean Bard sont tous excellents. Ils se métamorphosent et travestissent parfois leur voix. L’un d’entre eux se fait aussi musicien. On entendra notamment la superbe chanson Historia de un amor.
Les dialogues claquent. Tu étais ma panthère noire, susurre Alfred. Tu es devenu absurde, gras, gris et ivrogne répond l’ex-vraie petite sorcière. Le public comprend que le désir de vengeance de la vieille dame sera sans limite. Rien ne pourra la faire changer d’avis.
Après avoir résisté un court moment ils seront prêts à être corrompus, ce qui se matérialisera par le port de souliers neufs, jaune, couleur de la trahison (que l’on remarque sur l’affiche du spectacle). La fin sera terrible, sans appel.
Fondée en 2004, à l’initiative de Mehdi Benabdelouhab et de Valeria Emanuele, la compagnie les Têtes de Bois a réussi à développer un art théâtral contemporain que l’on a bien raison de définir comme « Poesia dell’arte ».
Article extrait d’une publication intitulée "Avignon le 21 juillet au Transversal, au Théâtre de l’Adresse, au Girasole et aux Brunes".
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