Il a fait sensation à sa projection en ouverture du Festival de Cannes le 6 juillet. Je me demande si les professionnels auront perçu l'ironie de la situation puisque le film pointe la noirceur de l'industrie du spectacle.
Le public saisit-il la totale complexité du propos dont le scénario a été écrit par le groupe des Sparks ? Ce n’est que le sixième long-métrage du réalisateur qui prend son temps entre deux mais il marquera l’histoire du cnéma.
Il y a deux manières de le recevoir. Soit en le considérant comme un conte ou une comédie musicale ou un opéra-rock, voire même une tragédie ou soit en tentant de le décrypter en recherchant les points communs avec les précédents films, ses sources d’inspiration et des éléments biographiques de la vie du réalisateur.
C'est ce que j'ai choisi de faire. Et comme il dure plus de 2 heures 20 ce n'est pas rien. C'est une expérience de cinéma très particulière, emprunte de beaucoup de poésie et de multiples métaphores.
Le résumé a un air de pitch :
Los Angeles, de nos jours. Henry (Adam Driver) est un comédien de stand-up à l’humour féroce. Ann (Marion Cotillard), une cantatrice de renommée internationale. Ensemble, sous le feu des projecteurs, ils forment un couple épanoui et glamour. La naissance de leur premier enfant, pantin ou jouet, Annette, fillette mystérieuse au destin exceptionnel en raison d'un don incroyable, qui va bouleverser leur vie.
Le groupe pop-rock des Sparks a été fondé en 1968 par Ron et Russel Mael, né respectivement en 1945 et 1948 en Californie, et leurs succès sont mondialement connus passant du glam-rock à la new-wave, avant de glisser vers une pop synthétique théâtrale et baroque. Le film sort en même temps que leur nouvel album. Un documentaire d'Edgar Wright retraçant la carrière des frères sera sur les écrans le 28 juillet.
Leur collaboration avec Léos Carax était inscrite. Il les apprécie depuis son adolescence, avec Propaganda, puis Indiscreet qui restent deux de ses albums pop préférés. Inversement les musiciens suivent le travail du réalisateur. Ils ont remarqué la scène de Holy Motors (2012) dans laquelle Denis Lavant écoute dans sa voiture un des morceaux d’Indiscreet, How are you getting home ?
Ils ont alors imaginé un projet totalement (forcément) délirant, une fantaisie où le cinéaste Ingmar Bergman se retrouverait piégé à Hollywood, empêché de quitter la ville. Le cinéaste refusa. Mais les excentriques (et géniaux) compères ne se découragèrent pas, persuadés que l’univers onirique, décalé et passablement extravagant de Carax collait parfaitement au leur. Ils ont réitéré quelques mois plus tard avec une vingtaine de maquettes de chansons et l’idée d’Annette.
Léos Carax avait été séduit par Phantom of the Paradise de Brian De Palma, Il connait les films musicaux américains, russes ou indiens, en particulier le réalisateur Guru Dutt, qui a réalisé deux de ses comédies musicales préférées, dans les années 50 : Fleurs de papier et Assoiffé. Et il adore aussi celles de Jacques Demy. Il avait imaginé son troisième film, Les Amants du Pont-Neuf, comme une comédie musicale et avait renoncé n’ayant pas trouvé le musicien idoine. Le genre musical permet, dit-il, de convoquer toutes sortes d’émotions contradictoires, d’une façon impossible dans un film où les personnages ne chantent et ne dansent pas. On peut être en même temps grotesque et profond. Et puis le silence devient une chose neuve, pas juste un silence par contraste avec les mots et les bruits du monde.
Léos Carax est très relié au monde de la musique. Il a coécrit avec Carla Bruni les paroles de Quelqu'un m'a dit, chanson éponyme du premier album de la chanteuse (2002). On remarquera la blondeur d'Angèle en guest à la fin du film. Il aime immédiatement les chansons que les Sparks lui ont envoyées. Sa fille Nastrya a 9 ans à l’époque et il estime qu'il y a dans le projet de quoi la choquer en raison du suicide de sa mère. Et surtout l'image de mauvais père que dégage le projet ne lui est pas supportable. Mais sa fille aime les chansons. Il se laisse donc tenter. Et au final Annette lui est dédié.
Depuis leur première rencontre, à Cannes en 2013, les Sparks ont régulièrement revus Léos Carax à Paris et à Los Angeles, pour affiner certains éléments de l’histoire et de la musique. Ils ont d'emblée été d'accord avec Leos pour convenir que le film serait un drame mais avec des personnages dont la façon de chanter serait plus conversationnelle.
Même si c’est une comédie musicale sans danses, la musique et le chant poussent les gens à bouger autrement. Le décor aussi peut sembler danser. À mesure que le film avance, on s’habitue au style atypique du chant. Les chansons se substituent aux dialogues parlés et à leur naturalisme. La décision première a été que les acteurs chanteraient live sur le tournage, jamais en playback. Une évidence pour le cinéaste, mais qui implique de ne pas chercher la performance. Chanter doit être naturel ; souffle et respiration deviennent visibles, font partie du jeu, même dans des positions très compliquées, en faisant le dos crawlé ou en mimant un cunnilingus, qui modifiaient les voix. Mais la narration devait passer avant la perfection du chant.
Le désir de tourner un film en anglais, qui est la langue maternelle de Léos Carax, était également très fort. Par contre moins de filmer en Amérique. Il se trouve que les producteurs, bien que se disant excités, ne se décidèrent pas. Le projet fut rapatrié en France. Le scénario avait été conçu pour se dérouler à Los Angeles où sont nés et vivent les Sparks mais Léos Carax a filmé essentiellement en Belgique et en Allemagne — qui ne sont pas des pays très californiens. Seuls ont été tournés à Los Angeles le prologue, les plans en moto, et la forêt au creux des canyons et des collines.
Le choix des acteurs :
Adam Driver a été contacté très tôt et a porté le projet avec conviction. Il fut d’emblée enthousiaste de tourner avec Carax en relevant le défi d’un film musical et singulier. Il dit apprécier sa manière de diriger, jamais avec un mégaphone, s’adressant aux acteurs presque en chuchotant à leur oreille. Il loue son sens du détail, orchestrant des moments de pure spontanéité au cœur de déplacements extrêmement exigeants. Il le trouve très drôle, compliment que ne cesse de lui faire aussi Marion Cotillard.
On retrouve chez Henry des traits d’Alex — joué par Denis Lavant dans ses trois premiers films — et de Pierre, joué par Guillaume Depardieu dans Pola X. Ils rencontrent une femme, qui les attire immédiatement, intensément. Mais comme ils ne se sentent pas à la hauteur de leurs propres attentes, ils s’abandonnent à une pulsion morbide qui les mène à leur propre destruction et à celle de la relation.
Adam et Denis n’ont pas la même taille mais ils ont une étrangeté un peu semblable. Guillaume et Adam sont grands, félins, très séduisants, à la fois féminin et masculin. Guillaume était blond, Adam est très brun. L’un est un peu la version inversée de l’autre.
Marion Cotillard, alors enceinte, refusa d’abord le rôle d’Ann. Il a fallu changer de producteur trois fois, ce qui a pris du temps et permis de resolliciter l'actrice deux ans plus tard.
Marion avait vu tous ses films y compris Holy Motors, qui est selon elle un chef-d’œuvre. Elle dit avoir aimé dans le scénario le côté lumineux de la comédie musicale opératique, et en même temps la noirceur profonde de ce que le film raconte. Elle a par contre eu de grandes réticences à se croire capable de chanter toutes les scènes en live, même s'il était entendu que pour les parties de chant lyrique, sa voix serait mixée à celle d’une chanteuse professionnelle, qui est Catherine Trottmann.
Le casting de Simon Helberg pour le rôle du chef d’orchestre s’est fait en contraste avec celui d’Adam. Il fallait qu’il puisse vraiment jouer du piano et chanter. Le personnage est un écorché vif romantique, avec une pureté adolescente et une intégrité mises à l’épreuve par sa soif de notoriété et son désir de nouer un lien avec Annette, la fille d’Ann, afin de se faire aimer de la mère.
Les personnages :
Le personnage d'Henry devait être proche de Léos Carax et il fallait imaginer une relation père-fille dans un contexte d’« exploitation » précédant une sorte de réconciliation avec la paternité, mais d’une façon totalement fantasmagorique. Dans ses shows, Henry parle beaucoup du rire, je suis là pour vous faire rire et activer vos 15 zygomatiques, dit-il mais ce n’est pas un rire joyeux et il est présenté comme l'infâme Henry. J’ai remarqué une tache de naissance sur sa joue, évoquant l’homme à la tache de vin (que devait jouer Léos Carax dans Holy motors et qu’il donna à Michel Piccoli) qui grandit en même temps qu’il s’enfonce dans les ténèbres.
Henry Mc Henry utilise des éléments très personnels de sa vie comme matière explosive pour déclencher les rires. Je suis devenu comique pour désarmer les gens, seul moyen de dire les choses, explique le personnage. Une des répliques d'un de ses shows est proche d’une parole d’Oscar Wilde : « La comédie, c’est pour moi la seule façon de dire la vérité sans se faire tuer ». Cela va plus tard se retourner comme une arme contre sa femme. Le rire devient une question de vie ou de mort.
Il y a dans le film deux extraits du show d’Henry (qui sont peut-être un peu longs). L’homme est drôle d’une façon qui n’appartient qu’à lui — pas à celle de comiques préexistants, et cela peut dérouter le spectateur. Léos Carax, qui ne fait jamais de répétitions a dérogé à sa règle pour ces scènes là, permettant à Adam Driver de faire des propositions. Les moments de spectacle que nous voyons résultent ainsi d’un travail collectif de Sparks, Adam et Léos.
Les mauvais hommes, mauvais pères, plutôt repoussants peuvent être des créateurs néanmoins très inspirants, comme l’écrivain Céline. Pourtant il existe de grands artistes qui semblent avoir été de belles personnes, comme Beckett ou Bram van Velde. Autant qu’on sache, ils ont souffert mais n’ont pas fait souffrir. Et cette beauté instille leur travail. Mais sont-ils nombreux ? Chaplin était-il quelqu’un de bien ? Ou Patricia Highsmith ? Deux des comiques les plus doués de l’époque, Dieudonné et Louis C.K. sont odieux.
Parfois l’humoriste est sur scène comme sur un ring, irrévérencieux, donnant dans la provocation, avant de basculer peu à peu dans la folie. A d’autres moments, les spectacles deviennent des duos entre lui et le public qui est alors filmé comme un personnage parce qu’il doit chanter les rires dans le morceau Ok, Ready? Laugh! où les seules paroles sont «Ha ha ha ha!».
Si tout devait être chanté il a néanmoins fallu glisser de la parole au chant au mime, à l’instar de cette ancienne pantomime de Paul Margueritte, Pierrot assassin de sa femme (1881), où le personnage de Pierrot cherche la meilleure façon de tuer sa femme. Il décide finalement de la chatouiller à mort qui était une inspiration parfaite pour le thème rire-souffle-et-mort.
L’amour me rend malade
J’ai tué ma femme oui riez riez riez (Souvent les mots sont répétés trois fois).
J’ai tué ma femme oui riez riez riez (Souvent les mots sont répétés trois fois).
L’acte de chatouiller joue un rôle important dans le film. C’est un signe d’affection, mais avec aussi un aspect menaçant, tabou, … enfantin et sauvage. Chatouiller est sexuel aussi. Léos Carax ose filmer des moments plus ou moins tabous, comme des scènes de sexe qu’on ne voit jamais dans les comédies musicales.
Ann Defranoux la soprano star, est inspirée de stars comme Romy Schneider, dont Léos Carax aime le mélange de force et de douceur. Le rôle d'Ann est complexe par sa noirceur intérieure qu'elle ne doit faire surgir que par bribes. Et jouer une cantatrice dans une comédie musicale tient de la course d'obstacles mais elle s'en sort avec une grâce aérienne, y compris lorsqu'elle chante assise sur les toilettes.
Il y a dans le film cette espèce de poésie, qui permet de raconter des choses un peu surnaturelles, et qui touche à des émotions pures, sincères, profondes, autant dans la beauté que dans la noirceur d'un personnage, contrebalancée par un amour constant de la farce, du ridicule. J'ai observé Léos Carax pendant les interviews (il en donne peu), les sourcils froncés mais sa bouche toujours prête à sourire.
Ces deux personnages principaux sont apparemment très éloignés mais ils ont deux points communs, le vulnérabilité et jouer avec la mort. Les sopranos meurent sur scène, de toutes les façons imaginables, mais avec grâce, en chantant leur air le plus déchirant, et les comiques de génie sont ceux qui flirtent avec la mort. Rappelons-nous de Coluche qui, avant son accident, fut menacé de mort. La comédie se nourrit du grotesque — et de la provocation, jusqu’à parfois l’autodestruction, alors que l’opéra sérieux veut l’éviter. Enfin, le chant et le rire sont tous deux liés au souffle.
Quant à Annette, Léos Carax tenait absolument à ce qu’elle soit sur le plateau, et surtout pas ajouté en post-production. Sans connaître l’univers de la marionnette il a estimé possible de trouver quelqu’un capable de créer une marionnette émotionnelle, sans qu’elle soit mentionnée comme telle et que surtout aucun des autres personnages, joués par des gens réels, ne verrait jamais comme une marionnette — à part Henry, peut- être.
Quand le film est devenu une coproduction franco-japonaise il a travaillé avec une marionnettiste à Tokyo. Et puis il a rencontré Gisèle Vienne, metteuse en scène et chorégraphe née à Charleville, qui est aujourd’hui le centre mondial de l’art de la marionnette. Elle lui a présenté des gens avec qui elle avait fait l’école de marionnette, Estelle Charlier, qui travaillera à partir de photos d'une petite fille ukrainienne, qui s’appellait Masha, avec qui le réalisateur a vécu il y a des années avec sa jeune mère en Ukraine. Elle avait deux ans à l’époque, et c’était une enfant merveilleuse, d’une beauté singulière qui le touchait énormément et qui est devenue l’inspiration pour Annette.
Romuald Collinet a fait la même école qu'Estelle. Il créé avec elle des marionnettes pour leurs spectacles. C’est elle qui a conçu le visage d’Annette, à différents âges; et lui s’est occupé du corps du bébé, et de toutes les choses techniques. Estelle et Romuald étaient présents sur le plateau chaque fois qu’Annette l’était. Ils manipulaient sa marionnette, avec parfois un ou deux marionnettistes en plus pour certaines scènes complexes. Marion, Adam et Simon aussi ont manipulé Annette, mais Estelle et Romuald étaient toujours là, cachés quelque part et la post-production a seulement servi à effacer les marionnettistes quand ils n’avaient pas pu se cacher totalement de la caméra.
Il a fallu tout de même imaginer une scène qui n’était pas dans le scénario original où Ann donne naissance à Annette pour présenter la marionnette au public. Dans le monde du film, elle est un bébé réel, mais nous pouvons tout de suite voir qu’elle n’est pas un bébé de chair et de sang. Le cinéma de Léos Carax parvient encore une fois à dégager un certain réalisme tout en utilisant des artifices.
La présentation d'Annette a ses parents, minuscule dans une main d'homme m'a fait penser à l'esthétisme des photos incroyables d'Anne Geddes rendue célèbre par son premier livre Down in the garden (2003) censé être un conte pour enfants, montrant de minuscules bébés déguisés en bourdons ou en fées. Plus tard elle fera sensation avec le cliché d'un bébé blanc endormi au creux d'une main noire qui semble immense. Avec Internet et le développement du numérique elle ne parvint plus à monétiser sa créativité, les gens pouvant faire eux-mêmes des clichés inspirés de son travail, certes moins artistiquement mais là n’est pas la question.
Les motifs récurrents, entre autres la moto, la couleur verte, la pomme et le singe :
La moto est toujours présente dans la filmographie de Carax, surtout dans des scènes de nuit.
Le peignoir et le blouson en cuir d’Henry sont du même vert que le costume de M. Merde dans Tokyo (un court-métrage de Carrax) que l’on retrouve dans Holy Motors. Les tenues des choristes qui interviennent au début et plus tard sont elles aussi d'un vert intense. Le rideau de scène des shows de baby Annette n’est pas rouge mais également vert. Le réalisateur adore cette couleur surtout filmée la nuit ou dans l’obscurité d’un théâtre. Il est dans une phase verte et jaune. Alors Henry est vert, et Ann porte une jupe jaune.
Ann croque régulièrement une pomme rouge, évoquant le risque de mourir étouffée comme Blanche-Neige. A l’inverse Henry se goinfre de bananes, un fruit que l’on associe souvent au singe.
Il faut savoir que lorsqu’il était enfant, le réalisateur a vécu avec une femelle chimpanzé, appartenant à son père.. Elle était très jalouse, et bien qu’attachée par une longue chaîne, elle sautait sur le lit et attaquait sa mère la nuit. Quelques années plus tard, il a eu deux petits singes qui sont tombés malades et qu’il fallut euthanasier. Les singes représentent à la fois un danger, la sauvagerie — et le martyre.
Les marionnettistes ont proposé qu’Annette ait un jouet à elle, une peluche, et c’est un singe qui a été choisi. L’image d’une marionnette qui manipule une autre créature, plus petite est intéressante. Et quand le réalisateur a vu qu’une des marionnettistes avait fabriqué un grand King Kong, pour un de ses propres spectacles, il a voulu lui trouver une place dans le film. Petit à petit, les singes ont envahi l’histoire, et sont devenus comme un lien entre père et fille, sauvagerie et enfance.
De plus en cherchant un titre pour le spectacle de Henry, il s’est souvenu que Satan est parfois appelé «le singe de Dieu». Le show est devenu «The Ape of God» , «Le Gorille de Dieu».
Il faut aussi remarquer que dans Mauvais sang la femme s'appelait Anna et que là encore il s'agissait d'un amour provoquant la mort. Et dans Holy Motors un personnage portait déjà une tâche de vin, comme précisé plus haut.
Le déroulé du film :
Russel est chanteur. Ron est claviériste et compositeur. Paul Mac Cartney l'imita au clavier dans sa chanson Coming up en 1980. Sa silhouette est si célèbre que dans les premières images d'Annette la caméra se dispense de montrer son visage. Les cinq premières minutes sont filmées en un long plan séquence qui donne quelque peu le ton de ce qui va suivre. On pense à Claude Lelouch qui a l'art des déplacement choraux. On pensera souvent à ce réalisateur en raison de la multitude de plans où la caméra tourne autour des acteurs.
La scène se déroule dans un studio d’enregistrement, Leos Carax est aux manettes derrière la console et commence par une annonce : Ladies and gentlemen. We now ask for your complete attention. If you want to sing, laugh, clap, cry, yawn, boo or fart, please, do it in your head, only in your head. You are now kindly requested to keep silent and to hold your breath until the very end of the show. Breathing will not be tolerated during the show. So, please take a deep, last breath right now.
Que le réalisateur demande au public de se concentrer et de retenir son souffle prend un sens particulier, puisque le film sort en ces temps de Covid, alors qu’on n’est pas censé respirer trop fort en compagnie des autres. Tout le film peut être vu comme une métaphore de la respiration. Le souffle est lié à la vie et à la mort, mais aussi au rire et au chant, qui est essentiel pour un film musical, surtout lorsqu'il comporte une quarantaine de chansons. L’enjeu aura été de trouver la respiration naturelle du film et de ne surtout pas l'alourdir.
Oui, on peut commencer rétorquent dans la cabine Ron et Russell. Dans ce studio de Santa Monica, il y a aussi des choristes, et voici que tous – le réalisateur y compris – se lèvent pour sortir dans la rue sans cesser de chanter So may we start ?
La chanson doit beaucoup à Sondheim (un compositeur et parolier américain de comédies musicales, né en 1930), pour son Invocation And Instructions To The Audience. Et aussi à la tradition du prologue d’opéra, surtout celui magnifique du Château de Barbe-Bleue de Bartok. Les paroles sont très signifiantes, évoquant le trac qui prend les artistes aux tripes avant l'entrée en scène et qu'ils ne peuvent montrer. On y annonce qu'on montrera un conte sans tabou où il sera question de mort.
Elle est chantée par les Sparks et Léos Carax lui-même, accompagné de sa fille. Soudain surgissent dans le cadre Marion Cotillard et Adam Driver, puis à chaque coin de rue arrivent d’autres personnes et la déambulation se poursuit jusqu’à ce que les deux artistes partent chacun de leur coté, elle dans une limousine tandis qu’il enfourche une moto et deviennent les protagonistes du film (on le remarque aux cheveux courts de Marion Cotillard que l’on voit croquer sa première pomme rouge et boire de l’eau).
Ensuite, la première image annonce la fin : une petite étoile, seule et perdue dans un noir infini — Annette, minuscule face au monde.
On retrouve Ann et Henry s'aimant d’un amour inconditionnel et chantant We love each other so much, la grande déclaration d'amour du film, qu'ils chantent à l’unisson dans une magnifique séquence démarrant dans une vallée dominant L.A. pour se poursuivre nuitamment à moto et s’achever dans le lit conjugal.
On remarquera néanmoins le gros plan sur les mains d'Henry, dans la posture de danseurs de krump, comme s'apprêtant à étrangler Ann avant de se poser tendrement sur ses épaules.
Le scénario ne suit pas nécessairement un déroulé logique. Disons qu'il est à peu près chronologique et marqué par une totale liberté en matière de montage et de narration, comme lorsque Ann va quitter la scène d’opéra pour pénétrer dans un décor qui est une véritable forêt.
Régulièrement surgissent, un peu comme des intermèdes, des séquences Showbiz News qui installent l'aspect roman-photo de la première partie du film et où explose le mélange de fantaisie pop et d’ironie propre aux Sparks. Ils arrivent comme des ruptures très ironiques à l'univers des contes et au fantastique qui caractérisent les autres scènes, faisant penser à Une Étoile est née, Pinocchio, ou La Belle et la Bête... d’ailleurs à un moment il y a une allusion sous forme de Belle et le Batard.
La célébrité d’Ann est clairement source de malaise pour Henry, comme dans Une Étoile est née. Henry a souvent des jugements dépréciatifs sur lui-même, en rapport avec son succès à elle, et cela nourrit ce qu’on pourrait appeler sa «masculinité toxique», consécutive à une enfance qu’on devine pauvre et brutale, alors que celle d’Ann avait été insipide mais protégée.
D’autre part, l’opéra est vu comme un art noble, raffiné, tandis que le comique de scène est considéré comme un art populaire, mineur, voire vulgaire. C’est donc presque une lutte des classes qui se joue entre elle et lui, à l'inverse des Amants du Pont Neuf, tous deux dans la précarité. Ann et Henry sont «riches et célèbres» ce qui rappelle Pola X, mais le problème est le même. Désire-t-on le succès et si on l’obtient va-t-il nous servir en nous faisant grandir ou en nous détruisant ?
Bien sûr, comme toujours dans les histoires d’amour, c’est ce grand écart qui les a d’abord attirés l’un vers l’autre et la presse surnomme ce couple glamour et improbable «The Beauty and the Bastard». Mais ensuite, Henry devient comme un ces types qui remarque une strip-teaseuse dans un club, tombe amoureux d’elle, l’épouse, puis la bat parce qu’elle est une strip-teaseuse.
En voyant le film, on peut penser à La Foule et au personnage de James Murray, proche de celui d’Henry McHenry. Il est très épris d’Eleanor Boardman, et puis tout tombe en disgrâce. À la fin, il y a ce moment plein de malaise où on les voit rire à un spectacle de vaudeville. Mais bien sûr il n’y a aucune joie dans ce rire, à cause de tout ce qu’on vient de voir. Quelques plans plus tôt, Murray a fait une tentative de suicide, devant son jeune fils et le couple a perdu un enfant.
Léos Carax a confié s’être toujours senti très proche de ce film. Un autre film de Vidor a été important pour Annette : Mirages. Ça parle de cinéma et d’amour, avec aussi une sorte de lutte des classes. Les deux personnages sont acteurs dans des films burlesques à petit budget. Ils se rencontrent à une cantine d’Hollywood, tombent amoureux. On commence à proposer des rôles «sérieux» à la femme, des drames et tragédies qui la rendent célèbre, adulée — tandis que lui continue sa carrière de comique. Alors ils se déchirent. Dans ces deux films, Vidor fait le portait d’hommes qui sont comme des enfants, des hommes bons mais très immatures et autocentrés. Ce sont des gosses, à qui il arrive parfois d’avoir des gosses.
L’égo peut être un puissant moteur d’accomplissement personnel, et en même temps nous amener à nous éloigner totalement de soi, nous transformant en monstre, capable de manipuler ceux qui nous sont les plus proches. Ann et Henry sont tous les deux très exposés, et quand deux personnes éprouvent ce besoin de reconnaissance et atteignent cette célébrité, il y a forcément une sorte de concurrence diffuse qui s’installe et qui ronge le couple.
Pour annoncer la chute brutale en disgrâce d’Henry on aurait pu imaginer un dérapage verbal au cours d’un show comme cela arriva à Michael Richards après un coup de gueule furieusement raciste ou à Dieudonné dont les provocations antisémites ont fini par ruiner la carrière. Bill Cosby a terminé en prison pour avoir violé des femmes.
Ces motifs auraient été beaucoup trop réels. Ils auraient fait de Henry un méchant trop évident, trop tôt dans le récit. Alors Léos Carax a pensé qu’il allait «seulement» fantasmer une chose terrible, que le public ne le lui pardonnera pas — parce que la vérité, même pour un comique, a apparemment ses limites.
Il a donc imaginé une scène invoquant involontairement #Metoo. Il fallait que Ann, elle aussi, fantasme une chose terrible, en rapport avec Henry. Lui a des visions d’elle agonisant encore et encore sur scène, et il joue avec l’idée de la tuer. Elle rêve qu’il est accusé par six femmes des les avoir abusées. Voilà pourquoi cette séquence semble onirique, déconnectée de la réalité du film. Ann est sur la banquette arrière de la voiture, s’endort, et on dirait qu’elle rêve la scène.
La transformation finale d’Annette :
Annette peut être vue comme un jouet, un pantin… ce qui va donner au récit une dimension résolument tragique. Mais Annette a un don: elle a hérité de sa mère une voix d’ange, que son père ne va pas hésiter à exploiter. et Baby Annette deviendra star des réseaux sociaux où elle totalise des dizaines de millions de vues.
Annette ne se transforme en vraie petite fille qu’à la fin, quand elle est complètement seule. C’est le côté Pinocchio du film — et la justification du terrible face-à-face de la dernière scène : En prison tu es à l’abri de boire, fumer et tuer. Ce à quoi il répond : Oui je ne tue que le temps. C’est à partir du moment où l’enfant commence à se débarrasser des adultes que sa vérité débute. C’est ce que le réalisateur dit avoir vécu, et qui est à l’origine de son changement de nom à 13 ans (Alexandre Oscar Dupont).
Il redoute sans doute que sa fille le rejette un jour, quand l’enfance aura passé. Annette l'affirme : «Oui, j’ai changé, et c’est fini. J’étais un jouet. Je veux sortir de votre crâne. Le pardon est la seule issue pour extraire le poison de mon âme, vous pardonner ou vous oublier tous les deux. Je dois être forte. C’est triste mais c’est vrai, maintenant tu n’as personne à aimer.» dans un dialogue choquant parce qu’on ne s’attend pas à ce qu’elle ait analysé ce qui s’est passé. On la découvre déterminée à briser le dernier lien familial qui l’unissait à son père. Annette devient de ce fait littéralement orpheline. Espérons que vivre seule après ce chaos lui sera salutaire.
Annette se termine par un ultime clin d'oeil : C’est la fin alors nous vous souhaitons bonne nuit, méfiez-vous des inconnus. Si vous avez aimez parlez-en.
C'est un film qui mériterait une seconde vision, pour mieux en apprécier toutes les subtilités.
Annette (2020) de Leos Carax, d'après un scénario des Sparks
Avec : Adam Driver, Marion Cotillard, Simon Helberg, Devyn McDowell
Distributeur : UGC Distribution
Sortie en salles : 6 juillet 2021
La bande originale d’Annette, co-écrite par Sparks et Leos Carax, composée, arrangée et orchestrée par Sparks, existe sur les plateformes de streaming et de téléchargement, ainsi qu’en CD et en vinyle, en deux éditions, l’une de couleur noire et l’autre, exclusive la FNAC, de couleur verte. Elle comporte les titres suivants :
Piste 01 : Sparks, Adam Driver, Marion Cotillard, Simon Helberg - So May We Start
Piste 02 : Sparks, Marion Cotillard - True Love Always Finds a Way
Piste 03 : Adam Driver, Marion Cotillard - We Love Each Other So Much
Piste 04 : Simon Helberg - I’m an Accompanist
Piste 05 : Marion Cotillard, Catherine Trottmann - Aria (The Forest)
Piste 06 : parks, Adam Driver, Marion Cotillard - She’s Out of this World!
Piste 07 : Sparks, Six Women - Six Women Have Come Forward
Piste 08 : Sparks, Adam Driver - You Used to Laugh
Piste 09 : Marion Cotillard - Girl From the Middle of Nowhere
Piste 10 : Adam Driver, Marion Cotillard - Let’s Waltz in the Storm!
Piste 11 : A. Driver, Hebe Griffith, M. Cotillard, C. Trottmann - We’ve Washed Ashore - Baby Aria (The Moon) - I Will Haunt You, Henry
Piste 12 : Adam Driver, Wim Opbrouck - Premiere Performance of Baby Annette
Piste 13 : Adam Driver - All the Girls
Piste 14 : Adam Driver, Marion Cotillard, Catherine Trottmann - Stepping Back in Time
Piste 15 : Adam Driver, Devyn McDowell - Sympathy for the Abyss
Longs métrages de Léos Carax :
1984 : Boy Meets Girl
1986 : Mauvais Sang
1991 : Les Amants du Pont-Neuf
1999 : Pola X
2012 : Holy Motors
2021 : Annette
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