La journée commence à 11 heures, à La Luna, avec Fin de service, écrit par Yves Garnier, interprété par Delry Guyon (dans le rôle de Gork) et Sylvia Bruyant (Madame) qui signe aussi la mise en scène. La pièce avait été présentée en 2019 et j’avais regretté de ne pas l’avoir vue.
On comprend tout de suite pourquoi elle remporta un vif succès l’année de sa création. Nous sommes au XIXème siècle dans un manoir perdu sur un bord de mer hostile. Madame et son domestique y entretiennent une relation ambiguëe et répètent chaque soir le même rituel depuis une vingtaine d’années.
Leurs dialogues sont réglés comme sur du papier à musique. Ils jouent chacun un rôle dont l’autre n’est jamais dupe … ou presque. La villa où se déroule ce huis-clos est comme hantée par le souvenir d’un ancien amant de Madame qui ne peut se résoudre à en faire le deuil.
Sachant Gork amoureux d’elle, cette femme le manipule afin de reproduire, chaque soir, le même cérémonial. Ils se sont mis d’accord il y a très longtemps sur le contenu de leurs dialogues qui sont devenus à la longue, plutôt lassants pour Gork qui les récite de façon mécanique. C’est du moins l’opinion de Madame à propos de ce petit jeu qui ne l’amuse plus. Elle apprécie pourtant la présence de cet homme qui est devenu bien plus qu’un employé.
Hélas, on finit par détester ceux à qui on est trop redevable. Les joutes verbales montent d’un cran et s’écartent du registre de la connivence pour devenir de plus en plus cinglantes et perfides. L’humour ne parvient plus à désamorcer les désillusions qui rongent les deux personnages.
Delry Guyon et Sylvia Bruyant sont saisissants de réalisme et manipulent un public qui est sous le charme. On ne cesse d’échafauder une fin plausible en se demandant lequel abandonnera la partie le premier et qui aura le dernier mot. C’est du grand théâtre.
Une courte halte s’impose ensuite au Cloître Saint Louis, pour suivre la conférence de presse de Théo Mercier à qui on doit l’affiche du festival et que j’avais rencontré à l’occasion de l’exposition qu’il avait faite à Paris au Musée de la chasse, juste avant que celui-ci ne ferme pour travaux. J’y avais remarqué un aquarium imaginaire démesuré.
Je n’ai donc eu aucune difficulté à voir dans ce trompe-l’œil minéral, posé sur un fond turquoise, l’évocation d’un scaphandre sous-marin dont la vision empêchée, presque mortuaire, impose la nécessité d’un nouveau regard sur ce festival symbolisé par les trois clefs.
C’est un casque où le visage est masqué par une tranche d’obsidienne aztèque, provenant du Mexique, donc lourde de sens pour moi puisque c’est le pays où vit ma fille et où je suis allée plusieurs fois. Je partage le point de vue du plasticien à propos de cette mégalopole qui réussit à conserver intact le sens du détail, de l’humain, et où les rencontres sont toujours singulières. L’imaginaire y demeure extrêmement vivant.
Dans les sous-sols de la Collection Lambert, Theo Mercier présente une exposition qu’il dit avoir conçue en faisant l’expérience du white cube de la matière mentale pour représenter le paysage de sable de Outremonde qu’il a conçu comme un monde qui s’effondre. Il faut la voir, et assister à un des spectacles, à 19 ou 21 h où la présence du public a été pensée pour répondre à la chorégraphie imposée aux performeurs (compte-rendu à suivre dans les jours prochains).
Direction le Pixel qui est une des salles les plus confortables d’Avignon, c’est à souligner. On y « sert » Raclette à 16 heures. La pièce, écrite par Santiago Cortegoso connait un énorme succès en Espagne et a été couronnée de nombreux prix. Elle avait été programmée à 12 h 45 au Vieux Balancier au Off 2019.
Elle fut un supplice en milieu d’après midi parce que le traitement réaliste de la situation n’épargne pas notre appétit, ce qui est tout de même cruel pour moi qui n’aurais pas le temps de déjeuner pendant le festival et qui fais carrément l’impasse sur cette pause. Les comédiens se régalent littéralement sous nos yeux. Mais ce qui est très fort dans la mise en scène de Marie Moriette (ci-contre, et qui signe aussi la bande son) c’est de donner à voir toutes les nuances d’un contexte dramatique en l’exposant comme une apparente simple invitation à dîner. Car si en France la raclette est synonyme de repas entre copains elle est loin d’être banale en Espagne, le pays d’origine de l'auteur. Y être invité à une raclette serait même plutôt raffiné.
Les comédiens sont excellents parce qu’ils ne jouent pas la pièce comme un vaudeville. Le drame est contenu mais palpable, instaurant une tension qui se perçoit dans chacun des couples. On comprend que la table où Paula (Silvia Rodriguez Abal) tente de négocier un accord professionnel avec Véronique (Camille Moigeon) est alternativement celle d’un autre duo que celui qu’elle forme avec son conjoint Leo (Louis de Pas ou Hugo Plassard). On pressent que les trajectoires des premiers et des seconds sont liées par un événement particulier sans en deviner la nature..
Simultanément, Jérôme (Hervé Terrisse) et Julie (Adeline Messiaen) se retrouvent eux aussi autour d'une raclette. Il est journaliste au chômage, elle est soigneuse dans un parc animalier. Tous deux affrontent, chacun à sa façon, le drame survenu dans leur vie deux semaines plus tôt.
Les deux histoires s'entrecroisent dans un subtil mélange de drame et d'humour corrosif. La proximité du public avec la scène est propice à entretenir la tension dramatique sans négliger tout le comique de situation qui est pleinement assumé.
Je connais Isabelle Georges depuis très longtemps et il était hors de question de ne pas caser En attendant l’ornithorynque sur mon planning à 19 heures. C’est une artiste complète que j’ai eu la chance de recevoir en interview et je vous encourage à l’écouter parler de son métier et des contraintes artistiques qu’elle se fixe en repoussant toujours les limites. Elle suscite une admiration sans bornes. plusieurs podcasts que j’ai enregistrés avec d’autres artistes sont également disponibles en suivant le lien.
Elle avait il y a deux ans fait revivre la chorégraphe Isadora Duncan dans un spectacle, présenté lui aussi aux 3 Soleils, 4, rue Buffon, où elle jouait, chantait et dansait. Cette fois elle a voulu démontrer qu’elle était capable de faire rire le public et c’est totalement réussi, même si je l’aime tant comme chanteuse qu’il m’est difficile d’accepter qu’elle mette cette immense compétence en veilleuse le temps d’une représentation (même si elle donne de la voix par moment).
Je salue son courage à prendre un tel risque. Elle a sans doute énormément travaillé pour devenir cette exploratrice perdue en Indonésie, au cœur de la forêt primaire. après le crash d’un avion. Daniel Colas, Son partenaire de jeu, également auteur du texte, ne l’a absolument ménagée. Les descriptions anatomiques de l’ornithorynque seraient difficiles à dire sans bafouiller pour vous et moi. C'est de la roupie de sansonnet pour Isabelle qui s’en sort à merveille. Le lexique zoologique est un bonheur à entendre. Elle est incroyablement crédible dans ce personnage fantaisiste et attachant qui pourrait devenir l’héroïne d’une bande dessinée. Ceux qui cherchent un spectacle accessible en famille trouveront de quoi se distraire intelligemment qui plus est, car on y apprend beaucoup de choses sur la bio-diversité.
C’est aussi une réflexion sur les risques de la course au pouvoir et au profit, qui risque de perdre l’humanité. En dépit de toutes philosophies et religions, l’homme n’est toujours pas prêt au partage. C’est pourtant, là, la seule espérance. Dans un monde essentiellement basé sur la spécialisation professionnelle ou intellectuelle des individus, l’homme ne peut vivre sans l’homme ; et l’humanité est profondément dépendante de la nature, de la source de vie qu’est la planète nourricière. Ce devrait être là, la grande leçon de la modernité.
Je finis la soirée à 21 h 10 à l’Espace Roseau Teinturiers avec Amour Amère, dans laquelle joue Jean-Pierre Bouvier, précédemment applaudi dans La Folie Maupassant (au Buffon).
Le résumé donné au public est tout à fait fidèle :
Homme d'affaires, fumeur invétéré, passionné de vieilles voitures, amoureux fou de sa femme et désormais veuf, Edouard Carr se raconte… et l’histoire ordinaire d’un fou d’amour. Tantôt avec rudesse, tantôt avec cynisme, souvent avec humour. Carr dissèque ses propres sentiments d'enfant abandonné, trimballé de famille d'accueil en famille d'accueil, cette volonté qui l'a poussé dès l'adolescence à rechercher sa mère et surtout, il détaille avec force les liens fusionnels qui les ont unis Marie-Jo et lui, dès la première rencontre. Mot après mot, le discours se précise. Parfois, plein de rage devant sa propre impuissance face aux injustices de la vie et de la mort, parfois vulnérable et fragile comme l'orphelin qu'il demeure, fasciné d'avoir, un jour, rencontré un amour si grand. Jusqu'à la révélation qui met en lumière la dimension unique du personnage de Carr en démontrant magistralement qu’aimer et être aimé échappe à toute morale humaine.
La pièce de Neil Labute est formidablement bien structurée. La version française de Dominique Piat est parfaite. Et l’interprétation de Jean-Pierre Bouvier est de mon point de vue très vraisemblablement moliérisable.
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