Avignon est autant une ville de la démesure avec son Palais gigantesque, son Festival légendaire, cette année en concurrence avec celui de Cannes, son Off pléthorique, même si le nombre des spectacles annoncés pour le cru 2021 dépasse à peine le millier … qu’une cité tranquille, depuis laquelle on peut se rendre à pieds dans une ferme pour acheter ses fruits et légumes bio, déjeuner dans un jardin privé ouvert spécialement pour l’été, dîner dans un lieu presque secret.
Je parlerai de tout cela, dans le blog ou sur Facebook, ou les deux. Et bien entendu de ma visite de ce Palais (ce sera pour demain) qui est le plus grand palais gothique au monde classé au patrimoine mondial par l’Unesco et dont, jusqu’à présent je ne connaissais « que » la Cour d’honneur où j’assiste à la création qui lance le Festival.
Pour commencer j’ai envie de rendre compte d’un choc qui est à la fois intime et spectaculaire, avec l’exposition de l'artiste Yan Pei-Ming dans la Grande Chapelle du Palais des Papes. L’artiste y a réalisé trois œuvres monumentales qui éprouvent toute la dramaturgie de l’histoire complexe de la présence des papes en Avignon au Moyen-Âge et résonnent avec le monde tel que nous le vivons aujourd’hui.
C’est l’Autoportrait en trois personnes que l’on découvre en premier quand on pénètre dans la Grande Chapelle. Il saisit le visiteur après un parcours de près d’une heure en déambulation libre dans le Palais, la tablette HistoPad à bout de bras pour capter un maximum d’éléments descriptifs sur ce que les lieux avaient représenté. On a oublié qu’une exposition s’y déploie. L’art contemporain surgit et s’impose brutalement, créant un contraste saisissant.
On ne peut qu’être intimidé. La puissance de l’œuvre pourrait être ressentie comme un écrasement. Et la multiplication des cripto-portraits suggère la mégalomanie même s’ils sont proportionnés aux dimensions de l’espace. Cette Chapelle mesure 52 mètres de long, sur 15 de largeur et 20 de hauteur. S’y déployèrent au temps de la papauté avignonnaise 58 fêtes, messes, canonisations et autres cérémonies d’un faste grandiose. Mais écoutons le célèbre artiste-peintre parler. Il incarne alors une humanité touchante :
L’Autoportrait en trois personnes occupe donc la majeure partie du mur Ouest, et il évoque les triptyques moyenâgeux. Cette huile sur toile, peinte en 2020, composée de 6 panneaux, occupe un rectangle de 12 mètres sur 9 mètres.
Elle représente trois états d’un même individu plongé dans les variations d’une atmosphère nocturne. Un pape au centre ; à gauche un homme foulant à ses pieds deux jeux d’échecs, l’un chinois l’autre international ; à droite un « autre » homme, lui aussi en vêtements contemporains, assis sur un banc représentant l’espace public. Ils ont l’air dubitatif, ou farouche, ou mauvais – on s’interroge.
On reconnaît clairement Yan Pei-Ming dans chaque visage, qui sont des sosies de lui-même, y compris dans la tête baissée du pape, courbé et pensif dans une soutane blanche, comme s’il se jouait de l’adage « l’habit ne fait pas le moine ». Il est assis sur une cathèdre (on a appris ce terme en début de visite pour désigner le siège pontifical) qui pourrait être celle d’Innocent X. Ce triptyque est une fantaisie autant qu’une réflexion sur le pouvoir et son caractère transitoire. On peut aussi y voir une allusion au rituel de la confession quand l’homme d’église écoute, mains croisées, la litanie des pêchés qui lui sont murmurés à l’oreille.
Dominique Vingtain, la Conservatrice du Palais des Papes, a remarqué une circulation du regard qui est inverse à celle qu’on a spontanément. Je me rendrai compte trop tard que ce sens de visite idéal est à rebours de celui que j’ai suivi spontanément. Je poursuis donc avec l’immense paysage de l’Exode peint en 2020 à l’huile sur une toile, composant un quadriptyque de 10 mètres de long sur 6 de haut. Il est peuplé de pipistrelles (des chauves-souris) et rappelle de manière saisissante ces bestiaires du Moyen-Âge en même temps qu’il convoque avec fracas l’histoire des grandes migrations par la présence d’une barque peuplée de migrants au milieu de l’océan … et aussi, pour moi, un souvenir particulier.
Celui d’avoir assisté à l’envol de millions de chauves-souris depuis une grotte située dans les environs de la cité maya de Calakmul, au Mexique. Le phénomène est hallucinant et se répète tous les soirs, aux environ de 17 heures. Seuls quelques initiés viennent pour le voir après avoir grimpé un chemin escarpé, bien entendu non balisé et un peu dangereux. Je n’oserais plus aujourd’hui m’y aventurer sachant que ces petits animaux peuvent être vecteurs de virus (même si pour le Covid on suppose que c’est un pangolin).
L’ouverture de la grotte a la forme exacte de celle de la cavité de Marcel Duchamp dans Etant donnés. La grotte est ici métaphore de la pandémie de Covid 19. Yan Pei-Ming fait de la chauve-souris le sujet central de l’œuvre, en qui nous voyons soit la cause de la pandémie, soit le vecteur involontaire d’un virus né d’un ordre du monde devenu insoutenable.
Enfin, installée au-dessus de l’autel, sur le mur Sud, une Crucifixion incorpore son portrait à la figure du Christ souffrant, dont le regard tombant est censé entraîner fatalement le spectateur vers le bas et le guidant vers l’Exode puis vers l’Autoportrait.
C’est une huile sur toile de 5 mètres de haut sur 2, 60 de large peinte en 2021 qui, du fait de la présence des vitraux, n’est pas aisée à regarder en détail car nous sommes à contre-jour. C’est sans doute aussi pour cela que mes yeux ont effectué un autre parcours. Dans un style très différent de l’Autoportrait en trois personnes, cette Crucifixion dit l’exacerbation de la tension du corps et les souffrances endurées. Comme dans les images de dévotion médiévale, Yan Pei-Ming n’a conservé que l’essentiel de ce thème iconographique, le Christ mort sur la croix. Le Christ est un homme à la puissante musculature. Son visage épuisé retombe sur sa poitrine dans un audacieux parallèle avec les souffrances de l’artiste.
C’est en quittant le Palais, par la boutique, que mes yeux ont été attirés par le catalogue de l’exposition et surtout le tire de celle-ci, Tigres et Vautours. Je n’avais remarqué aucun de ces animaux. Il était trop tard pour remonter à La Chapelle et je me suis sentie stupide. Quelque chose m’avait échappé.
Je fus rassurée en complétant mes connaissances pour les besoins de cet article. Une autre exposition était programmée dans un autre lieu, la Collection Lambert, en centre ville, où je me rendrai dès que possible. Qualifiée d’exposition-événement de l’année à Avignon, elle rassemble près de 40 oeuvres issues de 40 ans de carrière.
Les figures d’Innocent X, Paul III, Bruce Lee, Che Guevara, Marilyn, Martin Luther King, Lee Harvey Oswald, John F. Kennedy ou Mao, partagent les salles du rez-de-chaussée de l’Hôtel particulier du XVIIIe siècle avec les portraits d’hommes et de femmes — militaires américains, clandestins et enfants soudanais, prostituées, visages inconnus, père et mère de l’artiste —, ainsi qu’avec des paysages imaginaires d’exode ou les représentations d’animaux sauvages, … tigres et vautours.
L’artiste est né à Shanghai est s’est installé en France très jeune. Formé à l’école nationale supérieure des Beaux-Arts de Dijon, il a connu assez vite une notoriété internationale en produisant une œuvre ancrée dans la peinture figurative.
Yan Pei-Ming en Avignon
1er juin 2021 – 31 janvier 2022
Grande Chapelle du Palais des Papes - 3 oeuvres monumentales.
26 juin – 26 septembre 2021
Collection Lambert, Avignon - près de 40 oeuvres.
Commissariat général : Henri Loyrette
Commissaires associés : Dominique Vingtain, conservatrice du Palais des Papes, et Stéphane Ibars, directeur artistique délégué de la Collection Lambert.
Visite guidée tous les dimanches à 14h30 du 11 juillet au 26 septembre.
Durée : 2h30 - jauge limitée à 30 personnes.
Départ : devant l'Office de tourisme - 41 cours Jean Jaurès - se présenter sur place 15 mn avant.
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