Je devais aller à une conférence de presse mais celle-ci ayant été décalée j’ai priorisé mes engagements auprès des compagnies pour ne pas arriver en retard à 10 h ce matin à l’Espace Roseau Teinturiers pour voir Aime comme Marquise de Philippe Froget. Cette création qui fut déjà un succès en 2019 est bien la preuve que je n’ai pas programmé que des créations dans mon planning.
Je ne sais pas qui il convient de féliciter en premier tant le résultat est l’alliance parfaite entre un décor réussi (parce qu’il est modulable tout en restant simple), des éclairages adéquats, une mise en scène efficace et intelligente faisant oublier qu’ils ne sont « que » quatre comédiens pour interpréter au moins dix personnages sans aucune fausse note, dans les costumes très élégants de Viollaine de Merteuil. Avec en prime celui de Marquise qui, à l’inverse, est joué par deux comédiennes pour rendre crédibles les flash-backs.
Nous prenons place dans les gradins alors qu’une actrice se prépare à jouer. La situation n’aurait rien d’extraordinaire puisque nous sommes au théâtre. A ceci près que nous sommes en 1668, qu’elle s’appelle Madame du Parc, et que nous allons suivre le feuilleton de sa vie, laquelle a toutes les caractéristiques qui auraient plu à un journaliste de Gala ou de Voici : ascension sociale, coup de foudre, écarts, passions, rencontres avec les peoples de l’époque, drame familial … elle traversera de multiples épreuves en affirmant un féminisme d’une modernité surprenante.
Philippe Froget aurait pu se contenter de nous le raconter. Il a eu la brillante idée d’ajouter une question qui est le fil rouge du spectacle : Corneille aurait-il été le nègre de Molière ?
Chloé Froget en a fait une mise en scène soignée, précise, et sans faute, servie par la scénographie dont le s’est également chargée. Elle joue aussi, donnant la réplique à des camarades qui sont à son niveau, Aurélie Noblesse (qui est en quelque sorte son double), Xavier Girard et Christophe Charrier.
C’est du grand théâtre équilibré entre réalisme et humour. A découvrir sans attendre comme moi deux ans.
A 11 h 55 je découvre au 11, le décor minimaliste d’un spectacle de la sélection suisse, La collection avec trois fauteuils de cuir blanc qui pourraient être signés Eliott Barnes et qui s’arracheraient à prix d’or sur les sites de ventes d’occasion.
Les trois artistes sont à la fois auteurs, interprètes et metteurs en scène. Ce sont Catherine Büchi, Léa Pohlhammer et Pierre Mifsud. Ils ont beaucoup de talent et nous offrent une évocation, tout à la fois sobre et débridée, de deux objets d'antan, le vélomoteur et le téléphone en bakélite qu’ils ont réussie à co-écrite en langue inclusive, ce qui est déjà une première prouesse.
Ils sont entrés en tenue de soirée, comme pour nous interpréter un air d’opéra. Les entendre raconter, dans quel contexte, combien la jeunesse rêvait de posséder un vélomoteur est en complet décalage. Ils n’ont absolument pas la tête de l’emploi et nous devons faire un effort pour passer outre leur apparence. Il faut assumer les risques disent-ils à propos de je ne sais plus quoi mais cette phrase est dire de telle manière qu’elle provoque le rire du public. Ils nous ont mis dans leur poche.
Certains des objets dont il va être question n’ont jamais été utilisé par les spectateurs. Ce sont, dans le meilleur des cas, des objets devenus vintage mais dont personne n’a plus l’usage. La réussite du spectacle est de parler aussi bien à ceux (âgés) qui les ont connu qu’aux plus jeunes.
Les trois complices n’ont nul besoin d’accessoires pour faire revivre une époque. Celle où on ne pouvait s’offrir un vélomoteur qu’après avoir engrangé une année d’économie. Ils racontent les espoirs de la jeunesse aussi bien que les craintes des parents mettant en garde leur progéniture contre les accidents. Ils provoquent les rires du public par leur jeu, les intonations de leur voix, les expressions qu’ils utilisent (personnellement moi-même), les répétitions, les bruitages, et un texte sur mesure.
On fait constamment des bonds dans le temps. Catherine Büchi en a du talent pour suggérer un après-midi à la patinoire sans retirer ses hauts-talons. Pierre Mifsud m’a amusée à se régaler de glaces, produit ô combien essentiel pendant cet été avignonnais. Si l’avocate de La dernière lettre adore l’association coco-caramel le comédien est plutôt porté sur la pistache. Léa Pohlhammer m’a embarquée en Colombie devant l’unique cabine téléphonique de son village et j’ai adoré sa leçon d’espagnol. J’appliquerai leur truc pour me débarrasser des inopportuns démarcheurs téléphoniques en les gratifiant d’un coup de sifflet dans les tympans.
Tout nous parle même si l’on n’a pas de souvenir personnel de ces objets. La collection est avant tout une leçon de choses, une leçon de théâtre, …un bijou dont je verrais bien les autres opus.
A 13 h 05 Je Hurle retentit comme un cri poétique qui est aussi une bataille toujours au 11 boulevard. Raspail. Le spectacle est de et mis en scène par Eric Dominecone, à partir de textes de Magali Mougel et de Mirman Baheer, qui est un cercle littéraire de femmes de Kaboul, dans un décor composé d’armatures métalliques d’Antonin Bouvret.
Accompagnées du violoncelliste Jérôme Fohrer, ce sont Yseult Welschinger et Faustine Lancel qui donnent vie à ces femmes afghanes criant leur douleur en écrivant des mots clés sur de grandes feuilles de papier sur lesquelles on a projeté des images de ruines et de misère.
Cela démarre brutalement sur un ton extrêmement revendicatif. Il y a de quoi à l’énoncé des chiffres traduisant une des pires conditions féminines au monde : 3,5 millions d’enfants ne sont pas scolarisés. Sur 15 millions de femmes, 5 % seulement ont le bac, la plupart des autres femmes sont analphabètes. L’avenir est sombre car les fondamentalistes vont reprendre Kaboul avec le départ des Américains annoncé par Joe Biden
il y a donc urgence à hurler, fut-ce au prix de sa vie, comme Zarmina 15 ans, qui mit fin à ses jours parce qu’on lui a interdit d’écrire. Juste avant elle a crié ce poème devenu célèbre Je hurle mais tu ne réponds pas. Un jour je ne serai plus de ce monde.
Certaines de ses camarades, frondeuses, sont purement et simplement éliminées par un membre de leur famille dès lors que celle-ci s’estime bafouée. Il n’y a pas pire que la honte. C’est un crime passible de prison, et … un accident domestique est si vite arrivée. Il suffit de craquer une allumette au-dessus d’un vêtement pour qu’il s’embrase soit disant par inattention alors qu’une femme est en train de cuisiner.
Il n’y a même pas un embryon d’égalité hommes-femmes en Afghanistan. Le pourcentage de filles allant à l’école est très faible. Elles sont mariées très jeunes dès que poussent leurs seins et deviennent alors le jouet de leur conjoint.
Elles sont sous la coupe du père, du frère, du mari, du fils et comme si cela ne suffisait pas, sous également celle de la belle-mère. Comment dans un tel contexte avoir le droit d’aimer, de choisir son mari, son travail ou celui de suivre des études ?
La situation est grandement tragique. La fragilité des femmes s’accorde à celle du papier sur lesquels elles écrivent. Et le spectacle devient magiquement poétique quand les deux comédiennes se font marionnettistes et modèlent des silhouettes avec les feuilles déchirées et froissées. Elles libèrent ces femmes de leur camisole de contention.
Et pourtant il y a des femmes qui hurlent leur vitalité, même dans la province d’Helmand, qui est une terre de talibans au sud-ouest du pays. Elles composent et échangent des « landai » qui sont devenus comme celui que lança Zarmina des vecteurs de rébellion. Le terme signifie littéralement en pachtoune « petit serpent venimeux », et désigne une forme poétique populaire à deux vers. Drôle, accrocheur, rageur, tragique, le landai n’a pas d’auteur à proprement parler ; on se le répète, on le partage ; il appartient à une femme sans vraiment lui appartenir.
Dans ces courts poèmes à l’humour grinçant, elles s’en prennent aux mariages forcés, aux talibans … La poésie pachtoune est urgente et brûlante. Elle clame l’audace de celles qui tentent inlassablement de se mettre debout. A l’heure où les USA se retirent d’Afghanistan, les droits des femmes sont gravement menacés. Elles sont aujourd'hui les premières cibles du terrorisme et du retour en force de l’intégrisme.
Ce spectacle poignant est tragiquement actuel.
Allons maintenant aux 3 Soleils suivre Le discours de Fabrice Caro à 16 h 55.
Imaginez une table, quelques chaises sur un linoléum pseudo années 60-70. Il est 19h35 à l’horloge qui s’affiche sur le mur et Adrien (Benjamin Guillard qui a adapté le texte avec le metteur en scène Emmanuel Noblet) s’entend demander par son beau-frère : Tu sais, ça ferait plaisir à ta sœur si tu faisais un discours pour la cérémonie.
Il n’est pas de mauvaise volonté mais il a un autre souci que de réfléchir à ce qu’il va pouvoir inventer pour ce mariage. Il ne pense qu’à la réponse que sa petite amie Sonia a faite à l’un de ses SMS après avoir réclamé une pause dans leur relation 38 jours auparavant. Alors Adrien va, pendant l’espace de ce dîner auquel on assiste par procuration, échafauder toutes les hypothèses possibles tout en revivant des épisodes de son enfance ou de sa jeunesse. Son cerveau tourne en rond, interrompu par des ébauches de discours plus catastrophiques les uns que les autres et qui ne sont jamais appropriés à la situation.
La pause était-elle déjà écrite dans des petits signes que je n’ai pas su voir ? La névrose d’Adrien est manifeste : Je suis celui qui ne vient pas par deux aux repas de famille. Je suis l’impair. Voilà sans doute la réponse à la question qu’il nous posait tout à l’heure : Qu’ai-je fait de pausifaire ?
Il faudra attendre 21h16 à l’horloge du mur pour que le suspense finisse.
La pièce avait été créée le 2 octobre 2020 à Vannes. Elle est écrite par Fabcaro, pseudonyme de Fabrice Caro, qui est né à Montpellier en 1973. Après des études scientifiques, et s’être dirigé d’abord vers le professorat, il a entrepris une carrière de dessinateur/scénariste à partir de 1996 en travaillant pour diverses revues de bande dessinés, la presse et l’illustration de livres.
Sortie en 2015, sa bande dessinée Zaï zaï zaï zaï a rencontré un grand succès et remporté de nombreux prix. Egalement adaptée au théâtre (dans un mise en scène de Paul Moulin où jouait Emmanuel Noblet), son humour social caractéristique connaît un grand engouement.
A 21 h 05 (attention à l’horaire de 18 H 55 certains jours) je viens voir la nouvelle pièce de théâtre écrite par Eric-Emmanuel Schmitt et qui aurait dû être lancée à Paris le 27 janvier dernier. La programmation parisienne du Visiteur a été reportée à la rentrée 2021, toujours au théâtre Rive Gauche, 6 rue de la Gaité- 75014 Paris 14, où elle sera à l'affiche du 8 septembre au 17 décembre 2021. Pour le moment, elle est donnée à Avignon au Théâtre actuel où c’est déjà un triomphe.
Des étagères encombrées, des rideaux qui masquent plusieurs pans de mur, un bureau et une méridienne composent l’essentiel du décor 1930 aux tonalités bleu de Prusse imaginé par Camille Duchemin et que nous découvrons en nous installant.
On entend des bruits de bottes et des cris de fureur qui se superposent à des violons. L'action se passe à Vienne en 1938 alors que les nazis ont envahi l'Autriche. Anna (Freud, Katia Ganthy) s’est écroulée sur le canapé. Son père (Sam Karmann), l’illustre psychanalyste, est vieux et déjà très malade. La mort est proche, symbolisée par une cabeza mexicaine discrètement placée sur une étagère, mais il reste optimiste. Anna voudrait qu’il signe la demande pour quitter l’Autriche et être ailleurs en sécurité. Mais Freud tergiverse, se sentant coupable d’abandonner à Vienne les juifs qui n’ont pas les moyens de fuir. Il est encore dans le déni : il n’y a pas de nazis viennois.
Pourtant celui qui vient le menacer (Maxime de Toledo) n’est pas complaisant et il y a de quoi s’inquiéter même si Anna lui tient tête. Elle sera emmenée pour être interrogée par la Gestapo et risque de payer son audace très cher. Elle laisse son père à sa solitude inquiète pendant laquelle, est-ce la réalité ou une hallucination … il va recevoir une étrange visite.
Les dialogues font habilement référence à l’essentiel de la pensée freudienne à propos des rêves dont nous n’avons souvent aucun souvenir, par suite du verrouillage opéré par notre propre censure, du recours à l’hypnose pour accéder à l’inconscient de l’analysé, et d’épisodes de l’enfance du savant.
Ce visiteur (Franck Desmedt) apparait en frac, dandy léger, cynique. Il est entré par effraction par la fenêtre et tient un discours incroyable. Qui est-il ? Un fou ? Un magicien ? Un rêve de Freud ? Une projection de son inconscient ?
Eric Emanuel Schmitt a écrit une pièce avec l’art qu’on lui connaît en interrogeant l’histoire sous l’angle religieux. Il va plus loin que raconter un épisode, au demeurant fantasmé puisque la rencontre entre Freud et son visiteur ne peut être qu’imaginaire. Elle lui permet d'interroger la religion, et la croyance en dieu, en faisant se rencontrer et dialoguer Dieu et Freud alors qu'aucun des deux ne croit en l'autre. La joute verbale est savoureuse : Ne serait-il pas ridicule de vouloir soigner un homme quand le monde devient fou ? raille l’un tandis que l’autre réplique : J’accuserais dieu de fausses promesses s’il était en face de moi.
Et devinez qui a le dernier mot en affirmant : Il y aura à l’origine de toutes ces pestes le même virus qui t’empêches de croire en moi, … l’orgueil !
L’auteur explore des questions de morale, comme la puissance de l’argent, et sa fonction libératrice, et surtout celle de la prise de décision, allant jusqu’à égratigner la mémoire du peuple juif en laissant dire au SS : ce qui me dégoûte chez vous les juifs, c’est que vous ne résistez même pas.
Par deux fois la feuille que Freud met du temps à signer s’envole et lui échappe. C’est beau et magique. La mise en scène est de Johanna Boyé, dont je vous reparlerai demain puisque Les filles aux mains jaunes et Je ne cours pas je vole sont inscrites à mon planning.
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