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mardi 23 avril 2019

Every stone should cry de Théo Mercier et [Apokatastasis] d'Erik Nussbicker au Musée de la chasse et de la nature

Le Musée de la Chasse et de la Nature fermera bientôt pour d’importants travaux d’aménagement du rez-de-chaussée et du second étage afin d’améliorer l’accueil du public, agrandir l’espace d’exposition et installer un espace de restauration.

D’ici là on peut encore découvrir deux expositions particulièrement intéressantes qui entrent en résonance avec le fonds permanent comme son directeur Claude d'Anthenaise aime le faire pour susciter notre réflexion. La réouverture aura lieu en octobre 2020 avec la présentation d'une collection de statuaires anciennes qui tient "dans la valise d’Orphée", dans une mise en scène de Damien Deroubaix en évocation à quelque chose de l’ordre d’une chapelle Sixtine.

Deux œuvres alertent le visiteur à son entrée dans la cour : un crâne d'Erik Nussbicker prêt à prendre son élan et une curieuse évocation d’un arbre à chats, en bronze, aux arêtes coupantes, qui de toute évidence ne peut pas en être un, ne serait-ce que par sa taille, davantage adaptée à une souris qu’à un félin. C’est une sorte d’amuse bouche de l’exposition dira l’artiste Théo Mercier avec humour ... et sérieux.
La relation à l’animal est centrale pour les deux artistes avec en outre une intention de relier le contemporain à l’art ancien.

Théo Mercier revient habiter les salles du musée de la Chasse et de la Nature, dix ans après y avoir fait sa première exposition personnelle. Son travail nous parle du rapport catastrophique que nous développons avec la nature ... avec tout ce que cela entraîne de rapports de pouvoir et de solitude. Sa démarche artistique s’accorde parfaitement avec la réflexion que le musée mène sur la manière de vivre autrement dans la nature... car il n'est pas consacré uniquement à la chasse, loin de là.

Nous remarquerons tout au long de la visite combien cet artiste tourne autour de la notion de cabinet de curiosités et sur le concept de collection.
Every stone should cry
Le changement d’échelle annoncé dans la cour se poursuit dans la salle du rez-de-chaussée qui prend une allure de grotte. On n’avalera pas quelques gouttes de la potion magique d’Alice mais on sera invité à cacher nos griffes (de prédateur sur la nature) dans des surchaussures couleur de ciel (comme la robe de la jeune héroïne).
On entre ensuite en se courbant pour accéder à une sorte d'espace de jeux qui serait un dangereux jardin des délices, minéral et aseptisé, oxymorique de la conception qu’on a de l’hospitalité. Nos bruits de pas y sont étouffés par l’épaisse moquette, qui tapisse le sol, faisant de lui une sorte de bac à litière géant. Rien ne distrait nos yeux et nos oreilles de la mise en scène voulue par le plasticien, créant un espace ambigu entre l’aire de jeu (skatepark) et le laboratoire. 
Il a créé un espace hybride entre un laboratoire d’études comportementaliste, une animalerie du futur, un aquarium et un espace domestique. Le visiteur devient acteur sous le regard omniscient d’un savant imaginaire. Après la porte sous-dimensionnée le visiteur est soumis à une nouvelle modification d'échelle avec de monumentales pierres d’aquarium, obtenues par agrandissement de spécimens appartenant à la collection de l'artiste, riche de 700 pièces (des moulages creux en résine, achetés en boutiques) et dont il a posé des extraits sur les tablettes.
La ferronnerie de cet aquarium imaginaire provient de cimaises et place le visiteur dans la position de poissons en cage. La question de la domestication interroge beaucoup Theo Mercier. Le jeu parle d’infantilisation du sauvage. Plus comme une encyclopédie d’histoire naturelle racontant qu’on vit avec l’idée de nature. Il a donc créé ses oeuvres en modifiant les échelles, soit en agrandissant, soit en diminuant, et en dupliquant à souhait. On entend une bande son (de Pierre Deprats) intitulé Le cri des sculptures qui ajoute un effet dramatique.
L’étagère qui court le long des murs supporte un étalage d’objets provenant réellement de magasins dont la signification se déchiffre à la manière d’un rébus. Les objets de sa collection se mêlent à d'autres, venant du musée, de sex-shops et d’animaleries. Notre œil peinera à distinguer le faux du vrai (interrogeant au passage sur ces deux notions), l’ancien et le contemporain dans ce qui représente une sorte d'encyclopédie de la nature domestique.

Une autre de ses collections, composée de très gros coquillages compose la série "Amour sans organe".

On peut décrypter partout de la polysémie et de la mise en abime notamment en faisant se réfléchir rébus et rebus. Cette réflexion se poursuivra à l’étage devant la vitrine de masques africains, "récupérés" auprès d'un marchand d'art.
On remarquera à cet égard l’absence de cartels, limités à une simple énumération des pièces sur un carton placé à l’entrée. Le nom des pièces a moins d’importance que la relation sensible que nous aurons avec elles. Si l’artiste leur a donné à chacune un nom particulier (comme Le festin nu ci-dessus) il peine lui même parfois à les désigner.  Son Egg-timer est le support d'un drame domestique. Tout est mis en oeuvre pour déclencher la mécanique des instincts.

Ses "arbres à chats" deviennent un support de narration. Le fil de la visite nous confirme combien nous utilisons l’animal en tant que réceptacle à nos angoisses. Chercherions-nous à apprivoiser nos peurs en le domestiquant ? (probablement quand on sait combien caresser la fourrure d'un chat peut avoir une fonction apaisante, qui est d'ailleurs mise en pratique dans de nombreuses maisons de retraite). Quel serait le destinataire de ces objets que l’artiste nous tend ? Le chat ou l’humain ?
À l’étage une oeuvre de 2012 saisit le visiteur. C'est un cheval pur-sang écorché (Peau de chagrin) dont le sang s’est coagulé par plaques sur le parquet, qui fascinera ou fera pleurer les enfants.
La même année, il avait réalisé Encensoir, une série de céramiques cuites au pneu de l’intérieur, dans les environs de Oaxaca (Mexique). On remarque des dents minuscules dont l’émail scintille. Ce sont des dents de coyote, animal très présent dans ce pays.
Travaillant pour et avec le musée il a eu l'idée d’une installation chorégraphique annonciatrice de ce qui sera montré dans la pièce suivante. Ces trois fauteuils, parfaites répliques de ceux qui se trouvent habituellement dans cette salle sont en quelque sorte "humanisés"  par le mouvement qui est suggéré, dans un équilibre fragile puisque reposant sur des œufs.
Parcourir l’exposition avec Theo est une expérience en soi parce que, outre le fait qu’il livre une pensée très fluide et limpide, il est constamment en mouvement et se déplace en revenant sans cesse sur ses pas, comme un ours en cage, illustrant corporellement sa réflexion sur le mouvement.
Dans la salle suivante il a cherché un compromis (ou un choc) entre salle noire du théâtre et salle blanche du musée. Built to last est une composition d'emballages pour oeuf en cellulose moulée, oeufs de poule évidés et polystyrène. Les boites pourraient, (il faut les considérer comme pouvant) à tout moment s’effondrer, s’écraser, voire même nous écraser. On assiste à une double notion, de mise en péril, ... et de chef d’œuvre en péril.

Théo Mercier fait observer les crampons du caoutchouc d'un pneu composant l'installation centrale de la pièce, et que les garagistes désignent par le terme de sculptures. On sait que l’usure les effacera comme nous avons provoqué la disparition de milliers d’espèces par les grands génocides. Il emploie surtout des pneus de marque Good Year, principalement pour leur nom "prometteur". La trace que pourrait laisser un pneu sur le sol est aussi métaphorique de nos empreintes ... carbone. Que protégeons nous prioritairement ? Les animaux ou des objets comme un silex biface ?
L'artiste provoque un rapport dramatique entre le regard et l’œuvre en introduisant la notion de danger ici encore avec La colère des dieux, composée d'acier galvanisé, collection d'oeufs évidés, polystyrène, résine acrylique, corde en chanvre. Le piège est tendu par l’artiste lui-même ... dans une mise en scène qui tient d’un cartoon de Tex Avery. On imagine que Bip bip (encore un coyote) va dénouer la corde et provoquer "la colère des Dieu" en pulvérisant l’étagère sur laquelle ont été placées plusieurs pièces du musée.
Ces "Sculptures pour tremblement de terre" ont été réalisées avec des céramiques objets du quotidien achetées sur des marchés mexicains, dans ce pays tant sujet aux séismes. Le titre rappelle la précarité de nos vies, et de nos histoires. Il ose aussi une fantaisie sexy au risque de heurter la sensibilité de certains publics. Il suffira de lire la pancarte avant de jeter un oeil dans son cabinet érotique, très influencé lui aussi par le goût mexicain pour les squelettes.

Tout en étant subversif comme le sont les artistes, il s'est conformé le plus possible à respecter le thème des salles. Ainsi le Salon des chiens accueille une autre de ses nombreuses collections et compose une archéologie pour les chiens. Juste à coté, il conjugue les injonctions de domestiquer, surveiller, nourrir, punir en faisant une analogie entre le monde animal et le monde des enfants. Ne dirait-on pas des maisons de poupée alors qu'il pourrait s'agir d'aires de jeux pour cobayes ?
Dans la dernière pièce, il dénonce le pillage organisé de l'Afrique, tant par des safaris que par l'exportation d'oeuvres d'art. Il fait un clin d’œil à la période coloniale en faisant vivre une forte expérience en utilisant une partie de sa collection de masques brisés donc invendables ou termités (traités ensuite par ses soins) qu'il constitue depuis longtemps auprès de vendeurs belges et français. 
La vitrine qu'il a conçue pose bien la question du dominant-dominé. 
[Apokatastasis] d'Erik Nussbicker
L’exposition se conçoit en trois lieux et s’organise à la manière d’un triptyque qui inciterait à une approche contemplative et spirituelle de la nature qui serait vécue comme un voyage. C'est un projet polymorphe rassemblant [Apokatastasis] - Jardin Intérieur, présenté au musée, [Apokatastasis] Jardin Des Méditations au Vent Des Forêts, centre d’Art rural en Meuse et [Apokatastasis] Catafalque de Nacre, à la Galerie Maubert.
Erik Nussbicker (à gauche sur la photo, à coté du directeur Claude d'Anthenaise qui est aussi commissaire des expositions, et Théo Merciervit et travaille à Paris. Il a exposé notamment au Jeu de Paume, au Centre Georges Pompidou, au Palais de Tokyo, au Musée de la Chasse et de la Nature, à la Conciergerie de Paris, au CAPC de Bordeaux, à la Biennale d’Art Contemporain de Lyon...  Il a conçu [Apokatastasis] à la manière d’un triptyque, en référence à l’art sacré, en filiation avec les maîtres anciens, notamment ceux qui faisaient des retables à trois volets pour inciter à la prière.
Il avait déjà réalisé une installation pour le musée et revient cette fois avec une exposition qui occupe tout le second étage, en autonomie. On y accède en passant sous un crâne qui se balance pour entrer dans un espace plus contemplatif (un peu à l'instar de celui qui est accroché au-dessus de l'entrée des visiteurs du musée). Il nous invite à percevoir le principe de Vie, qui au-delà des destins individuels, de notre existence et de notre mort, circule dans toutes ses composantes au gré d’une permanente transformation.


La première pièce de ce Jardin intérieur résonnera si on se déplace rapidement car la suspension de plumes d’oie est très sensible à l’air. Les trois crânes posés sur le parquet sont des moulages réalisés chacun dans une teinte de bronze. Ce matériau est parfait pour sonner. Il est utilisé à cet effet pour les cloches.

Il a commencé à implanter les Crânes Psychopompes au Vent des Forêts  Il s’agit de crânes humains qui émettent un son particulier quand on les balance au bout d’une longe. L’air les fait vibrer, exprimant la persistance de la voix à travers la mort. Désormais, trois crânes sont accrochés aux arbres, au cœur de ce bois, en Meuse, pendus à hauteur de main pour qu’on puisse s’en saisir et les balancer. Posée sur le sol, sous chaque crâne, une dalle façonnée dans une ancienne pierre tombale sert de repère. On peut voir cela comme un prototype de sépulture sonore, susceptible d’être reproduit aussi bien au cimetière du Montparnasse que dans n’importe quel endroit.
Au mur, un moulage de moule à kouglehof réalisé à Soufflenheim qui a pour spécialité les poteries culinaires.
L'artiste renoue avec ses origines alsaciennes avec des Moules-Masques, (Ecarlate, 2018, moule culinaire, terre cuite de Soufflenheim, 25 x 25 x 15 cm, courtesy de l’artiste et de la Galerie Maubert)  qui permettent réellement de faire du pain ou de la brioche, et de les croquer ensuite.
Le nom de l'artiste signifie "casse-noix" qui est aussi une espèce d'oiseau. Il joue avec ces concepts sur ses toiles et installe des nichoirs étonnants et fait siffler les crânes, ouverts comme des flutes à bec.
Il calligraphie des tentures au brou de noix, un médium qui n'autorise aucun repentir mais qui donne une illusion de relief assez étonnante.
Au fond, sur la droite, le mur accueille une immense reproduction d'une installation d'une tourelle de méditation qu'il avait installée au Vent des Forêts. Erik souligne combien la forêt est la première cathédrale. Une maquette (acquise par le musée pour enrichir les collections permanentes) est posée sur un socle et un enregistrement vidéo permet de vivre une séance de méditation.
Les Tourelles d’Y Voir (ci-dessous photo 2018, Jardin des Méditations, VDF, 800 x 500 x  600 cm, courtesy de l’artiste et de la Galerie Maubert) sont destinées à observer la nature dans une perspective méditative. Elles devaient être gigantesques, de véritables catapultes aux structures archaïques et mobiles. Mais conçues de manière à être facilement démontables. Pour que, dans l’avenir, elles puissent se prêter à une itinérance dans différents lieux culturels et espaces naturels, constituant un réseau. Les visiteurs pourraient y monter, s’y asseoir, tout en établissant à distance, un lien avec les occupants des autres sites d’implantation.
Il propose aussi quelques reliques numériques pour poursuivre la recherche de spiritualité. Il a voulu pour cette exposition le nom plus mystérieux possible, pour intégrer ce que l’on ne ressent plus ou moins. Néanmoins [Apokatastasis] existe et est utilisé dans la Bible, mais une seule fois. Il signifie le rétablissement de toute chose à l’état originel [sic].C’est une notion que l’on retrouve dans différentes spiritualités. Chez les stoïciens il désigne le retour du Cosmos à l’état de perfection correspondant au commencement du monde. Certaines sectes chrétiennes l’interprètent dans le sens d’une réconciliation universelle. Les boudhistes acceptent l’enfer et disent oui venez. D’autres religions le refusent.

Parmi toutes les activités proposées par le musée (voir le programme sur le site) il y aura le mercredi 5 juin à 19 h30 une installation performante et sonore au cours d laquelle Erik Nussbicker offrira à un cerf une vie post-mortem, à l'instar de la performance sonore qu'il avait faite au musée en 2008

Every stone should cry, [Apokatastasis]
Au Musée de la Chasse et de la Nature
Du 23 avril au 30 juin 2019
67 rue des Archives - 75003 Paris
Du mardi au dimanche de 11 à 18 heures
Nocturne les mercredi jusque 21 h 30
Fermé lundi et jours fériés

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