Publications prochaines :

Comme promis les 70 articles des spectacles vus aux festivals d'Avignon In, Off et If ont été publiés (mois de juillet). Ont suivies les critiques de la rentrée littéraire (mois d'août). Le rythme de publication a repris un rythme normal à partir de septembre avec l'alternance culturelle/culinaire habituelle.

dimanche 12 mars 2023

Tibi la Blanche de Hadrien Bels

Ils sont tous les trois sur la couverture. Rigobert, dit Neurone, parce que ce garçon surdoué décrochera le Bac avec la mention Très bien. Issa qui, à l’inverse manque de confiance en lui quand il s’agit d’épreuves intellectuelles, et redoute de louper cet examen car ce jour-là son copain ne pourra pas rédiger deux copies, une pour chacun d’eux. Tibilé, une jeune fille intelligente contrainte à obéir, pour qui l’obtention d’une mention au Bac serait la garantie d’avoir le droit d’étudier en France.

Dans ce roman, qui propulse directement le lecteur au coeur de l’ambiance dakaroise, les choses ne vont pas se dérouler comme chacun le souhaite. Tibi la Blanche ou Tibi la Française devrait-elle renoncer à son souhait le plus cher qui lui vaut ses surnoms ? Issa deviendra-t-il un styliste re21nommé ? Rigobert pourra-t-il faire des études supérieures ?

Ils sont issus de milieux sociaux différents mais leur amitié est ancienne, sincère et solide. Ils entretiennent des rêves d’avenir qui leur sont propres, mais ils ont une interrogation commune : rester au Sénégal ou partir un temps pour la France. Ce qui est particulier dans ce livre c’est que la France serait une étape dans un parcours de vie mais qu’il n’est pas envisagé d’abandonner ou de renier sa terre d’origine. Ces jeunes ne seraient pas des « migrants » voyageant dans l’illégalité et le risque. Par contre, ils sont traversés par les mouvements anti-français qui grandissent dans toutes les couches sociales.

Avec un sens de la formule qui fait mouche à tous les coups, Hadrien Bels excelle à nous immerger dans une réalité méconnue et dont pourtant chaque phrase résonne avec justesse. Il emploie parfois des termes auxquels nous ne sommes pas habitués mais dont on saisit aussitôt le sens. Par exemple taximan pour chauffeur de taxi.

Il emploie parfois des tournures qu’on dirait « africaines » comme l’écorce de la souffrance. Pour parler des bouchons, il écrit que les banlieusards font coaguler les artères qui mènent au coeur de la ville (p. 100). Il a le sens de la métaphore et cette lecture est un vrai voyage.

Tous les quartiers de la banlieue de Dakar se ressemblent, comme on rallonge la sauce d’un plat de la veille. La recette est la même. Mais certains ingrédients peuvent en transformer le goût : une usine pétrochimique, un hôpital, un marché, une gare, une voie rapide. Un même quartier peut être sucré au nord et bien trop salé au sud (p. 21).

L’auteur réussit la performance de se situer à la fois dans le respect des mentalités sénégalaises tout en célébrant la volonté d’émancipation des jeunes gens, et particulièrement de la jeune fille, bridée par une éducation à laquelle elle ne pourrait pas s’opposer, surtout s’il s’agit de mariage. S’il souligne combien Tibilé est une « afropessimiste » qui juge son pays pauvrement beau (p. 111). Elle  veut quitter sa maison, sa famille, son pays, il nous fait comprendre que rien n’est simple. Ainsi Tibilé assimile la lecture à un combat (p. 10) : on lit, on lutte, on fait reculer les lignes ennemies. (…) Les mots sont des traitres. Ils créent des désordres et polémiques.

Hadrien Bels, né en 1979, a grandi à Marseille. Il est vidéaste et réalisateur. Tibi la Blanche relève par moments du documentaire. Il est question du maraboutage, de la lutte contre l’excision (n’oublions pas qu’aujourd’hui il y a encore plus de 2000 jeunes filles par jour qui perdent leur clitoris dans des conditions sanitaires dangereuses pour leur santé rappelle-t-il p. 100), des rêves d’une jeunesse qui désire prendre son avenir en main, et bien sûr aussi du grand écart de la double culture difficile à assumer par ceux qui vivent en France lorsqu’ils sont de retour au pays.

Tibi la Blanche de Hadrien Bels, Editions de l'Iconoclaste, en librairie depuis le 18 août 2022
Sélectionné dans le cadre du Prix des Lecteurs d’Antony 2023

samedi 11 mars 2023

Fantaisies guérillères de Guillaume Lebrun

Du vieux français, de l’argot contemporain, de l’anglais, des mots inventés à partir de racines latines, des expressions imagées. Tout est compréhensible pourvu que le lecteur dispose d’un bon niveau lexical.

C’est donc avec grand plaisir que je me suis lancée à l’assaut de cet ouvrage. J’ai savouré. Mais passés les premiers éclats de rire, la forme a vite supplanté le fonds, entraînant, il faut l’avouer, une certaine fatigue de lecture, une progression parfois ralentie et une franche lassitude.

M’en vais-je écrire pareillement pour vous narrer cette chronique ? Vous dirais-je alors qu’il faut entraver chouia l’english pour décoder la comptine ?

Si je saisis l’idée derrière l’expression « faire de grands goodbyes » je m’interroge sur l’ironie que je sens pointer derrière « mon pauvre husband » et j’hésite avec le verbe balbouiner (probablement balbutier ou baragouiner). Point grave ? Pas si sûr parce que si près d’un tiers me file entre les mirettes je n’avons guère le goût de poursuivre plus avant.ces Fantaisies guerillères.

Tout avait commencé bien chrétiennement sous les auspices des sabots de la cavalcade avec un programme d’apprentissage assez savoureux ou il est question d’étudier « l’invisibilisation » des femmes dans l’histoire, d’initiation à l’esgorgement, à comment éviter le bûcher, ponctuée de ripailles, on s’en serait douté (p. 75).

Le récit s’étoffe quand la petite assemblée de Guerillères est constituée (à partir de la page 81) autour de quinze children de dix années peut-être, toutes en loques et sales comme des Englishes, n’ayant pas l’air bien vaillant en début de projet.

Guillaume Lebrun (dont on nous dit seulement qu’il élève des insectes dans le sud de la France - j’en cherche encore aujourd’hui le lien de cause à effet), nous infiltre dans la cervelle carrément teubée de Dame Yolande. Il aurait été judicieux -de mon humble point de vue- d’imaginer un récit parallèle en biau François mais je ne suis pas ready à reprendre au fuseau le fil de l’histoire pour réécrire l’épopée Jehannesque de icelle qui est nostre Grande Guerillere et Sainte pour des siècles (p. 152) que je connais pourtant fort bien pour avoir vécu plusieurs années à Orléans où, chaque 8 mai, la moitié de la ville défile devant l’autre moitié qui regarde.

La dame est Jehanne, Guérillère et prophétesse, venue pour vaincre (p. 258) … anciennement sainte, toujours riante, gabelante, ripaillante, bienbuvante et bienbaisante et … cela continue du même acabit sur une demie page (p. 283).

En appendice on trouvera des poèmes, des portraits de femmes puissantes comme Isabeau de Bavière et enfin l’arbre généalogique de la dynastie des Valois.

Tout se tient, de guingois, mais sans basculer, que nenni, tordu par une syntaxe particulière dont voici un exemple (p. 32) : comment as-tu pu imaginer une seule seconde pouvoir échapper à sa bojerie ? Tu penses (…) ton biau-fils en gestation, t’en souviens-tu encore fourbesse ? Il a également empêché l’Ennemi englishois de nous occire.

Si l’éditeur parvient à conclure un contrat de cession avec une maison estrangère je compatis à l’effort que le traducteur devra fournir pour livrer une équivalence. Je me questionne aussi sur le virage que Guillaume Lebrun pourrait négocier dans un second roman s’il lui venait l’idée de poursuivre son œuvre. 

Ne risque-t-il pas de se noyer dans la mélasse qu’il a lui-même tirée, tant il est vrai que les gens sont ainsi. Ils veulent l’espérance, et, quand ils pensent l’avoir trouvée, ils ne la lâchent plus. Même lorsque les événements les contredisent, ils refusent de renoncer à leurs croyances et préfèrent tordre leurs certitudes pour les faire rentrer coûte que coûte dans le moule mal façonné de la réalité (p. 30).

Fantaisies guérillères de Guillaume Lebrun, chez Christian Bourgois éditeur, en librairie depuis le 18 août 2022
Sélectionné dans le cadre du Prix des Lecteurs d’Antony 2023

vendredi 10 mars 2023

Oraison de Marie Molliens pour la Compagnie Rasposo

Il est 20 h 29 et la musique résonne alors que je suis encore à 100 mètres du chapiteau.

Je reconnais Axel F, Crazy frog, remasterisée bien sûr, mais folle grenouille tout de même, qui se diffuse comme des ondes. Je me hâte. J’avais été prévenue que le spectacle commencerait à l’heure, sans accepter de retardataire.

Sous la tente, pleine à craquer, (mais elle n’est pas bien grande) on ajoute quelques bancs et l'espace se restreint. Une compète de choc se livre avec le public, chauffé par quatre circassiens en blouson de coton de jersey rouge sang siglé Oraison dans le dos, une galaxie d’étoiles sur la poitrine.

Ils ont une pêche d’enfer et chauffent la salle en enchainant les chorées d'un autre âge. L'animateur (Robin Auneauannonce un numéro de mentalisme en mettant au défi une spectatrice de penser à un animal qu'il annonce être capable de sculpter en ballon, les mains cachées sous un tissu. Je pense à Akinator disponible avec Alexa et qui est assez bluffant. Mais ici, franchement, le résultat est si minable qu'il ne peut qu'être intentionnel. Pourtant on murmure dans le public que cette forme informe ressemble bien à l'animal en question, preuve que le conditionnement a commencé à opérer.

On nous a promis qu'il n'y aura ni clown, ni animal. Mensonge ! Le spectacle s'enchaine sur un numéro de de hula hoop qui s'achève avec une odeur de brulé qui n’effraie personne. La sono surchauffe et disjoncte. Devrions-nous nous enfuir ? Nous sommes au spectacle. C’est du cinéma, pardon du cirque. Cette première partie met en scène l'enlaidissement généralisé du monde à travers la caricature d’un cirque de très mauvais goût. Plus tard les moments de pure beauté, de poésie et de spiritualité seront d'autant plus forts.

Pour le moment, la soirée quitte le registre de l'humour et bascule dans une noirceur presque angoissante. Le violon grince. La fildefériste (Marie Molliens) peine à glisser sur le fil, contrainte constamment à reculer par deux personnages maquillés évoquant des clowns blancs. Un voile en non tissé tombe. Il ne se relèvera jamais. Nous sommes descendus aux enfers et nous allons devoir tendre les yeux pour scruter ce qui va se passer.

Une machine lumineuse à pop-corn plutôt inattendue, est poussée au centre de l'espace libre avec un orgue mécanique. Robin arbore le chapeau pointu du clown, avec juste un boxer et des chaussettes pour faire des portées et des équilibres au-dessus de la machine dans laquelle il se faufilera comme un contorsionniste tout en se goinfrant et recrachant les graines de maïs. Son comportement prend le contrepied de son message prévenant de se méfier des excès, ici la goinfrerie. Est-ce une raison pour devoir lui réparer le coeur d'une soudure électrique ?
Le voilà sur pieds pour faire de nouveau tourner son hula-hoop entouré de papier qu’il transperce comme un toréador mettrait le taureau à mort. Une fois déchiré, le papier flambe et une odeur de brûlé se propage. L’homme et la fil-de-fériste brandissent en étendard un drapeau imprimé d’un chapiteau de cirque.

Des coups de feu retentissent après une sorte de hululement. On a compris que l'on est dans une représentation de cirque théâtralisée et on s'attend à tout. Et pourtant quelle surprise que cette scène éclairée à la torche avec le surgissement de trois énormes Barzoï ou Lévriers russes à la robe tachetée et aux longs poils ondulés (on apprécie le voile) qui se régalent du moindre pop-corn, pas perdu pour tout le monde … 

A signaler pour les amateurs que l'animal aurait été introduit en Occident à partir de la fin du XIXe siècle, vraisemblablement dans les années 1870, avant de se reproduire plus massivement en Angleterre et aux États-Unis, ce qui a permis de sauver cette race qui fut presque éradiquée de Russie lors de la Révolution russe. La symbolique est d'autant plus forte quand on songe aux transformations qui ont affectés les cirques.
Le tambour est infernal et résonne avec la trompette. Sur son fil, Marie Molliens révèle l'ampleur de son art avec de multiples combinaisons de pas. Il pleut du charbon, rendant difficile la progression des artistes.
D'autres moments déroutants s'enchaineront avec une sorte de danse macabre, l'assassinat d'un clown, un lancer de couteaux (par Zaza Kuik, alias Missy Messy) qui fait monter la pression tant le danger est palpable, dans un jeu pervers et érotique à mesure qu'elle s'acharne à planter ses lames dans la porte frappée du mot CYRK sur laquelle l'homme est crucifié. Cette planche recouvre un tombeau renfermant une housse comme celles qui sont utilisées dans les morgues pour transporter les cadavres, d'où chacun sortira un somptueux costume de clown blanc.

Dans un final digne de Fellini, les circassiens s'échappent du chapiteau dont le rideau est tombé pour rejoindre au loin deux autres clowns, l'un très âgé, l'autre enfant, composant une famille reconstituée. Le salut est fugace, lointain, troublant.

C'est fini! Pas tout à fait car le souvenir se propagera en ondes de choc toute la nuit. Je comprends qu'il soit recommandé d'avoir au moins 10 ans pour y assister.

Marie Molliens est aujourd’hui l’une des seules femmes directrice de cirque. Elle est née et a grandi dans la compagnie Rasposo, créée par ses parents en 1987. Devenue voltigeuse et équilibriste, elle se définit comme écrivaine de cirque depuis qu’elle a repris la direction artistique en 2013. Elle a alors initié la trilogie des Ors, commencée avec Morsure, en 2013, poursuivie avec la Dévorée, en 2016. Dans ces trois spectacles où figure la syllabe Or, elle questionne le paradoxe humain qui oscille entre le fait de combattre à tout prix ou bien de se laisser atteindre.

Créé en 2019, juste avant la pandémie, alors qu’il y avait beaucoup de feux de forêts en Sibérie, en Australie et en Amazonie, il a été présenté l’été 2021 sous le chapiteau de Villeneuve en scène, près d’Avignon. Ce dernier chapitre de cette série artistique, Oraison, évoque l’avenir du monde culturel, mais aussi les urgences de notre époque comme le défi environnemental. I aborde un chaos à venir, un enlaidissement du monde, qu’on laisse approcher sans réagir. Comme par exemple l’urgence écologique qui nous terrasse et face à laquelle beaucoup d’entre nous se sentent impuissants.

L’oraison est bien entendu une forme de prière mais le mot résonne d’abord ici comme une invocation à éveiller une conscience collective, ce qui fait dire à Marie Molliens que "il est grand temps de rallumer les étoiles". Cette phrase, empruntée au poète Apollinaire illustre joliment la résilience du monde culturel dans le contexte qu'on connaît.

La mort, inhérente au métier de voltigeuse, est omniprésente dans la vie de Marie depuis l’enfance, habituée à la côtoyer, mais en la maîtrisant. Imaginé en solo au commencement, ce spectacle réunit finalement trois artistes et interprètes à ses côtés : le jongleur Robin Auneau, la musicienne Françoise Pierret ainsi que Nathalie Kuik  dite "Zaza"... lanceuse de couteaux.

Contrairement à sa définition première, Oraison n'est pas voulu comme funèbre mais comme une prière, celle de faire mieux et plus beau pour un monde meilleur.

Oraison de la Compagnie Rasposo
Écriture, mise en scène, création lumière Marie Molliens
Regard chorégraphique Denis Plassard
Avec Robin Auneau, Zaza Kuik « Missy Messy », Hélène Fougères, Marie Molliens
Assistante à la mise en scène Fanny Molliens
Création costumes Solenne Capmas
Création musicale Françoise Pierret
Création sonore Didier Préaudat, Gérald Molé
Création d’artifices La Dame d’Angleterre
Intervenants artistiques Delphine Morel, Céline Mouton
Crédit photo Roy Ichii (à l’exception des images logotypées A bride abattue
Du 9 mars au 9 avril à  L’Azimut, Espace Cirque en Île-de-France, en partenariat avec Les Gémeaux/Scène Nationale Sceaux, L’Onde Théâtre Centre d’Art -Vélizy-Villacoublay et le Théâtre de Rungis

Ensuite à L’ACB, Scène nationale d’Ancerville (55) et à celle de Commercy (55), puis à la Communauté d’Agglomération De Saint-Dié-des-Vosges (88), à l’Archipel de Fouesnant (29), au Trio de Hennebont (56), à l’Atelier culturel de Landerneau (29), au Théâtre du Pays de Morlaix de Carentec (29), au Carré Magique, PNC Bretagne de Lannion (22), à La Passerelle, Scène nationale de Saint-Brieux (22) …

jeudi 9 mars 2023

Millésimes Alsace Digitasting 2023 #1 Masterclass So Trendy

Millésimes Alsace Digitasting est un salon virtuel avec dégustations réelles né, dans son intention d’origine, du désir d’accueillir en Alsace les professionnels du monde entier malgré les contraintes sanitaires liées au COVID.

Ces circonstances ont incités le CIVA à innover et à proposer un événement totalement hors normes en 2022 dont le bilan fut très positif :

 1ère première mondiale 100% vins d’Alsace

 100 exposants, 400 vins présentés (dont près de 70% en bio, biodynamie ou en conversion)

 10 000 coffrets commandés

 3750 visiteurs accrédités (dont 2700 internationaux et 1 050 français)

 55 pays représentés

 2 000 rendez-vous sur 3 jours de salon

 3 cycles de conférence dédiés 

J’avais l’an dernier dégusté (et étudié longuement) 5 coffrets dont un que je n’avais pas choisi puisqu’il était proposé en découverte, venant d’un producteur qui n’a pas renouvelé l’opération en 2023, de même que 2 des domaines que j’avais appréciés l’an dernier mais qui n’ont pas récidivé.

Cette année, le nombre d’exposants a un peu fléchi (74) mais le salon a conservé son ampleur en continuant à s’inscrire, non pas en remplacement des salons, mais en complément. La performance, car cela en devient vraiment une, s’élève à 8 coffrets, dont 3 en découverte (si je classe le coffret spécial Trendy parmi eux). Sur les 5 domaines sélectionnés, on en retrouvera deux qui figuraient dans mon choix de l'an dernier, par fidélité, et par intérêt pour leur travail (Myriam Haag et Véronique Muré).

Trois autres sur lesquels j’ai arrêté mon choix ne m’étaient pas pour autant inconnus puisque je les avais rencontrés en face-à-face quelques semaines plus tôt lors d’une manifestation organisée par le CIVA sur le thème de la fraicheur (Jean Siegler, Cave de Ribeauvillé et Audrey Weinzaepfel). Si j’aime découvrir de nouvelles choses je reste malgré tout attentive à suivre les maisons que j’apprécie.

Il y avait enfin deux coffrets-découvertes que je n’avais pas choisis mais qui m’ont beaucoup intéressée (Ruhlmann-Schutz et Mochel).

Millésimes Alsace Digitasting s’est déroulé les 27-28 février et 1er mars 2023. Les échantillons ont été livrés mi-février, une dizaine de jours avant le début du salon. Chaque coffret comprenait 4 échantillons de 3cl du même domaine (à l’exception du coffret Masterclass qui présentait des vins de domaines différents, dont le Pinot noir de la cave de Ribeaucvillé, que j’ai donc reçu en double).

Je les ai stockés au réfrigérateur (sauf les échantillons de Pinot noir que j’ai conservés à température ambiante) et j’ai attendu les rendez-vous pour les déguster en live avec les vignerons.

Pour des raisons d’emploi du temps, il ne me fut pas possible de le faire sur la plateforme parce que le salon avait lieu pendant les vacances scolaires parisiennes et que j’étais absente de mon domicile. Mais j’ai pris rendez-vous avec chaque domaine et les entretiens ont été menés facilement avec Whatsapp en utilisant la fonction caméra pour instaurer une certaine convivialité.
En ouverture du salon, les Vins d'Alsace proposaient une Masterclass "SO TRENDY !" afin de découvrir, à travers une sélection de 4 vins, de quelle manière l'Alsace se positionne au Carrefour des Tendances. Je l’ai suivie en replay, en français, sachant qu’elle était aussi disponible en anglais, japonais et allemand. Elle était animée par : 
- Jenni Wagoner (USA) : Global Head of Wine pour Zuma et Oblix Restaurants, actuellement installée à Londres 
- Yves Beck (Suisse) : Auteur et critique de vins
- Manuel Peyrondet (France) : Sommelier, « Meilleur Ouvrier de France » en 2011, bourguignon de naissance, alsacien de coeur
- Thierry Fritsch (France) : Œnologue, formateur & spécialiste des Vins d’Alsace

Le CIVA est parti de la constatation que le marché du vin évolue sous l’influence de nouvelles habitudes et de nouveaux moments de consommation. L’Alsace, de par la diversité de ses terroirs, a la compétence pour se positionner sur les nouvelles tendances de consommation et d'attente d'authenticité, avec une connexion accrue aux hommes et femmes qui les produisent.

Il existe une vraie demande pour des vins secs, plus frais, élégants. C'est la tendance fraicheur.
On va chercher du relief, des racines, de l’origine. C'est la tendance terroir.
On sortira volontiers des sentiers battus pour se faire plaisir dans la gourmandise. C'est la tendance sucrée.
Et si l’Alsace est connue pour ses blancs on observe une ouverture sur les rouges pas trop tanniques. C'est la tendance rouge.

mercredi 8 mars 2023

Merteuil de Marjorie Frantz

Le titre de ce spectacle, Merteuil, claque comme le patronyme d'un homme qui répondrait à l'appel. C'est que la dame est connue pour son fort caractère. Elle a le tempérament d'un mec mais qui sait si elle ne deviendra pas femme en ce soir symbolique puisque le 8 mars est la Journée internationale des droits des femmes et que les paroles de la marquise sont profondément féministes : Une femme peut devenir l’égale d’un homme avec la connaissance.

On a tant vu de versions des Liaisons dangereuses qu'on a fini par croire en l'existence des personnages de Pierre Choderlos de Laclos. Mais il ne faut pas s'y tromper, Merteuil n’est pas une pièce historique et il est juste de la qualifier de théâtre contemporain même si la scène se déroule en 1799.

Imaginez un relais de chasse, dans une forêt, entre chien et loup. Une jeune femme blonde (Chloé Berthier), confortablement installée dans une méridienne posée à jardin, est en train de feuilleter un livre dont Arnaud Denis nous lit un extrait en voix off. Il s’agit (on peut le deviner, d’un morceau des Liaisons dangereuses).
Les lumières s'éteignent. Coup de théâtre en quelque sorte avec la chanson créée par Billie EilishBad Guy réorchestrée intelligemment façon XVIII° par Adrien Biry Vicente. Ceux qui connaissent les paroles savent que la chanteuse reproche à son amant d'être un méchant tout en suggérant avec cynisme qu'elle est plus dure que lui. Les paroles abordent également des sujets tels que la misandrie et le sarcasme. Et je me permets une digression pour signaler la superbe reprise en français de cette chanson par Pomme, accompagnée à la harpe celtique électronique, dans un style bien entendu radicalement différent.
L'avertissement s'adresse-t-il à cette femme, plus âgée, rousse, (Marjorie Frantz) qui s'avance à cour, serrant contre son coeur une pochette de cuir, et qui occupera bientôt le second canapé ? Un mystérieux billet l’a conviée alors qu’elle s’est retirée du monde depuis plus de 15 ans, après la mort du Vicomte de Valmont.

Elle semble ignorer qui est son hôtesse. Et pourtant celle-ci la connait parfaitement. Ses intentions sont-elles bienveillantes ou s'agit-il d'un piège ? Vous devrez attendre la toute fin de leurs échanges pour savoir qui remportera le duel et si une réconciliation sera ensuite possible. Ne pensez pas que j'ai spolié l'issue avec une photo des deux femmes se tenant la main en toute amitié. Je l'ai prise aux saluts. Il vous faudra venir pour avoir la réponse. Je vous donnerai malgré tout deux indices : Le mot vainqueur n’a pas de féminin dira une des deux femmes, Imposteur non plus, répliquera l’autre.
Il est difficile de parler de ce spectacle sans déflorer les propos et vous priver du plaisir d'en goûter vous-même tous les rebondissements et retournements de situation. Il est tellement riche qu’il y aurait mille choses à dire et je suis ravie de n’avoir que des compliments à en faire. Allez-y sans attendre, il affichera très vite complet et vous regretterez de n’avoir pas écouté ce conseil.

Si je ne devais retenir qu'un mot ce serait excellentissime !!!! 

Le décor (qui a été pensé par Marjorie Frantz), simplissime mais dont la symbolique est efficace, les accessoires, peu nombreux mais essentiels pour suggérer les voyages, la présence d’un enfant par deux chevaux de bois et un bilboquet, et surtout le jeu auquel les deux femmes vont se livrer jusqu’à faire tomber la tête de l’une d’elles, les costumes, évoquant le XVIII° avec modernité, le texte qu’on jurerait avoir été écrit il y a deux cent trente ans et qui comprend quelques pépites et répliques dont on aimerait se souvenir (Le regret est paraît-il une composante du bonheur Je ne suis pas perverse, je suis désobéissante). C’est une chance de savoir qu’il est disponible au Lucernaire.

Et puis aussi le jeu des deux comédiennes (ah comme Marjorie Frantz fait régulièrement penser à Simone Signoret quand celle-ci interprétait des rôles diaboliques !), la mise en scène tout en finesse, la musique (jusqu'à celle des saluts avec Rainbow bridge d'Electraluminous), les lumières de Denis Koransky qui soulignent les regards sans jamais abandonner les visages dans la pénombre comme on le constate trop souvent. Tout est parfait.
Y compris l’affiche qui cache le visage de celle qui a donné son nom au spectacle, et dont on découvrira plus tard quels horribles outrages les mœurs ont laissé sur sa peau.
Cécile est habillée d’une robe bleu ciel qui lui donne un air angélique de madone italienne. La marquise porte une tenue galonnée de rouge vif, la couleur de l’amour, dont la casaque est coupée dans un coutil de lin ou de coton qui, à l’origine, était produite en  Normandie. Le choix est judicieux. Il s’agit d’un tissu tressé de façon à résister à l’usure et qui est donc particulièrement résistant, comme l’est le tempérament de cette femme. S’il n’avait pas de motif défini à l’origine, les rayures bayadères grises et écrues sont devenues tout à fait représentatives des toiles utilisées autrefois pour enrober et protéger la garniture des matelas et des sommiers. Cet emblème renvoie au premier coup d’œil au lit, et il est amusant que Peggy Sturm et Jérôme Pauwels l’aient utilisé pour vêtir la marquise en rappelant son art des intrigues amoureuses.
Si le public rit fréquemment au début, ce qui est très habile de la part de l’auteure, il va progressivement accorder son empathie à Cécile de Volanges puis à la marquise de Merteuil, avant de changer d’avis et de perdre sa capacité de jugement jusqu’à ce que les masques finissent par tomber. Chloé Berthier et Marjorie Frantz sont admirablement dirigées par Salomé Villiers qui signe sa cinquième mise en scène (Retrouvez ici les articles où je parle d’elle comme metteuse en scène et/ou comédienne).

Elle sera madame de Tourvel dans Les Liaisons dangereuses qu’Arnaud Denis mettra en scène dans des décors de Jean-Michel Adam en septembre prochain à Lyon et qui sera en tournée jusqu’en décembre 2023. La distribution est en cours mais on sait déjà qu’Anne Bouvier jouera dans la pièce.
Merteuil de Marjorie Frantz
Mise en scène Salomé Villiers
Assistant mise en scène Alexandre de Schotten
Avec Chloé Berthier et Marjorie Frantz et la voix d’Arnaud Denis
Musique Adrien Biry Vicente
Lumière Denis Koransky
Costumes Peggy Sturm et Jérôme Pauwels
Décor Marjorie Frantz
Production exécutive Jérôme Réveillère en coréalisation avec le Théâtre du Lucernaire
Du 8 mars au 7 mai 2023 
Du mardi au samedi : 20h Le dimanche : 17h dans la salle "Théâtre Noir "
Rencontre avec l’équipe artistique le vendredi 31 mars 2023 à l’issue de la représentation.

Les photos qui ne sont pas logotypées A bride abattue sont de Cédric Vasnier

mardi 7 mars 2023

Quand tu écouteras cette chanson de Lola Lafon

Lola Lafon a passé la nuit du 18 août 2021 dans le musée Anne Frank d'Amsterdam. Elle raconte cette expérience dans un livre publié dans la collection "Ma nuit au musée" aux éditions Stock qui est déjà riche d'une douzaine de compte-rendus.

On se doute que l'écrivaine, dont c'est le septième ouvrage, ne se satisfera pas de relater ces quelques heures en faisant la description des lieux, en nous donnant son organisation pour passer cette nuit le plus confortablement possible (en ayant oublié qu'elle puisse souffrir du froid) et une analyse du célèbre Journal de son occupante connue du monde entier.

Elle rappellera bien sûr les contraintes subies par la famille et leurs amis de réclusion. Elle parlera souvent aussi de sa propre famille, de ses origines roumaines, du parcours de réfugiés de ses ascendants, de leur position de "survivants".

Elle analysera le processus qui pousse à écrire et interrogera la question du souvenir, en faisant régulièrement référence à la parole d'artistes ou d'écrivains.

Mais ce qui fait le sel du récit de Quand tu écouteras cette chanson c'est d'apprendre en quoi cette nuit particulière l'a amenée à plonger dans ses propres souvenirs et à comprendre le poids de la demande qui lui fut faite un jour lointain, ce qui l'amena à donner à son livre ce titre surprenant de prime abord et qui fait référence à la sublime voix de Robin Gibb des Bee Gees (p. 242) dont il est inutile de vous dire à quoi ou à qui elle renvoie mais dont les paroles peuvent parler à chacun de nous :

J'ai commencé une blague 
I started a joke 

Qui a fait pleurer le monde entier 
Which started the whole world crying

Il est question d'innocence et d'une mort brutale qui résonne forcément dans le destin de la jeune Anne même s'il n'y a aucune farce au départ et même si Lola nous la présentera comme une jeune fille irrévérencieuse (p. 190).

Il y a une vingtaine d'années j'ai visité Amsterdam avec mes enfants. Il était hors de question de quitter la ville sans nous rendre dans cette maison (je déteste le terme d musée qui lui est accolé et que je trouve indécent mais que dire d'autre …). Je me souviens très bien d'avoir ressenti un sentiment d'enfermement, peut-être en raison de la foule qui s'y pressait.

Lola Lafon prévient d'emblée que c'est devant l'absence que les visiteurs défilent. (…) Otto Frank, lorsqu'il fut question de faire de l'Annexe un musée, exigea que l'appartement demeure dans l'état où il l'avait trouvé. Qu'on soit témoin, du vide.  (…) On dira : dans l'Annexe, il n'y a "rien" et ce "rien" je l'ai vu (p. 35).

J'ai l'impression d'avoir vu plein de choses, mais peut-être que mes souvenirs se sont noués avec d'autres, plus anciens, résurgents de la lecture du Journal. Nous sommes de bien piètres témoins, prêts à jurer avoir vu ce qui n'était pas, ou plus. Peu importe après tout si l'émotion est pure et sincère. Aurais-je à mon insu vu les choses comme d'Antonioni le préconisait dans une phrase qu'elle a recopié dans son carnet avant d'entreprendre le voyage : Souvent pour comprendre, il faut regarder au coeur même du vide (p. 83) ?

Elle nous rappelle que régulièrement des négationnistes prétendent que tout a été inventé (p. 183). Pour moi tout est vrai, de toute évidence. Et je veux croire que ceux qui réfutent la vérité le font parce qu'elle leur serait tout simplement insupportable.

Même nous qui sommes de bonne foi et qui croyons connaitre la jeune héroïne n'en avons qu'une image partielle (partiale …). Lola Lafon est persuadée qu'on ne l'a pas entendue en dépit du fait que le monde entier l’a lue. Anne a décidé en mars 1944 de réécrire totalement son journal dans la perspective d’une publication en le faisant évoluer vers un récit. Malheureusement il a été ensuite manipulé et censuré, non pas par son père (il aurait pu) mais par les américains qui en ont tiré un film. Aurait-il été oscarisé sans ces amputations ?

Il est terrible aussi de constater qu'Anne affichait dans sa chambre les images-propagande d'un monde blond, triomphalement aryen, dans lequel elle n'était qu'une tâche à effacer, qu'un cancer à éradiquer (p. 145).

Si le côté irrévérencieux d'Anne est rétabli, son talent d'écrivaine est souligné par Lola Lafon après avoir comparé les deux versions du journal (p. 190) parce qu'on réalise qu’on a à faire à une vraie d’auteure qui fait des choix. Du coup elle s'interroge à juste titre sur l'oeuvre qu'elle aurait pu écrire par la suite. Il ne fait aucun doute qu'Anne Frank est un sujet dont à tort on croit tout connaître.

La difficulté avec laquelle elle ne parvenait pas à se sentir légitime à entrer dans sa chambre est touchante. Ce n'est qu'au petit matin qu'elle a pu en trouver la force.

Sa famille a majoritairement péri dans la Shoah et elle en porte l'empreinte. Naitre "après" c'est vivre en dette perpétuelle confie-t-elle (p. 43). Est-ce une raison d'avoir choisi ce musée ? Peut-être a-t-elle été guidée par un besoin aussi viscéral qu'inconscient dont nous lecteurs trouveront la clé à la fin.

La mémoire ne vaut rien si on la sollicite, il faut attendre qu'elle nous assaille (p. 52) disait Louise Bourgeois. Lola le sera avec le souvenir d'une chanson qui la ramène à ce malaise inexprimable qu'en roumain on appelle le dor, un mélange doux-amer de nostalgie, de mélancolie, et de joie, celle d'avoir aimé (p. 234).

Quand tu écouteras cette chanson est aussi une interrogation sur le testament que nous laissent les gens qu’on croise, qu'ils soient ou non de notre famille. Il faut croire que Lola Lafon y est particulièrement sensible puisque tous ses romans ont pour fil conducteur la parole d'adolescentes qui n’ont pas été entendues.

Si les morts sont dits disparus ils n’en reste pas moins vrai qu’ils demeurent très présents pour tout le monde. Telle est la plus grande leçon qui nous est donnée.

Lola Lafon est l’autrice de six romans, tous traduits dans de nombreuses langues, dont La Petite Communiste qui ne souriait jamais (Actes Sud, 2014), récompensé par une dizaine de prix, et Chavirer (Actes Sud, 2020) qui a reçu le prix Landerneau, le prix France-Culture Télérama ainsi que le choix Goncourt de la Suisse.

Quand tu écouteras cette chanson de Lola Lafon, collection "Ma nuit au musée" aux éditions Stock, en librairie depuis le 18 août 2022
Prix Décembre et Prix du roman des Inrockuptibles.

lundi 6 mars 2023

Une vie possible de Line Papin

Un an déjà que Une vie possible a été publié, et il ne faudrait pas oublier ce livre qui, certes, n'est pas un roman et hésite entre la forme d'un journal, un essai et un récit mais qui, étant très bien documenté est parfois ahurissant. Les confidences qui nous sont faites sont courageuses (elles heurteront certaines personnes qui n'y verront que l'étalement au grand jour d'une vie qui devrait rester privée).

Elle met toujours beaucoup d'elle-même dans ses écrits. L'anorexie était le thème central des Os des filles. Aucun sujet n'est tabou pour elle. 
Line a vingt-quatre ans, et pour la première fois de sa vie, elle tombe enceinte. Quelle joie, se dit-elle, et quelle surprise : dans son ventre, il y a deux poches, des jumeaux. Tandis que la pandémie plonge le monde dans la crainte et dans la mort, Line observe son corps se transformer pour créer deux avenirs. À ses yeux, tout est un rêve : elle découvre le territoire inconnu de la maternité. Pourtant, à la clinique, on lui apprend bientôt que les fœtus n’ont pas tenu. Il faut les retirer.
Cette interruption de grossesse bouscule tout : son esprit, son corps, son couple. Elle prend conscience de la fragilité de nos vies, du hasard de nos naissances et du silence qui entoure les femmes.
De retour à Paris, un an plus tard, elle est de nouveau enceinte. Au fond d’elle, Line sent qu’elle a changé. L’allégresse et la candeur de la première fois sont remplacées par une grande détresse. Elle se sent incapable de porter la vie et de donner naissance à un être dans une telle angoisse. Elle décide d’avorter.
Il n'empêche que ce que dit Line Papin autour de la grossesse, en éclairant le lexique communément employé me semble nécessaire à entendre.

Ainsi, elle attire l’attention sur ce terme de "fausse couche" en insistant qu’il n’y a rien de faux. C'est disons plutôt une couche interrompue mais qui a bel et bien existé et qui donc n’est pas fausse. Elle poursuit sur la règle des trois mois voulant qu'on attende pour annoncer qu'on est enceinte au prétexte que si la grossesse échoue il ne faudrait pas en parler, alors que le besoin de parler est si fort (p. 41).

Ces couches interrompues existent. Elles ne sont pas fausses et le silence crée la surprise leur arrivée, accroît la déception et empêche la résilience, après leur survenue. Et quand on sait que 15% des grossesses se solde par une fausse couche, et que ce une femme sur dix connait ce drame, on mesure l'importance du phénomène.

Si nous avons en France la "chance" de pouvoir avorter, … c'est un choix qui est toujours responsable. Elle rappelle les mots de Simone Veil dans son discours de présentation du projet de loi sur la dépénalisation de l’IVG à l’assemblée nationale le 26 novembre 74 : aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l’avortement. (…). C’est toujours un drame et cela restera toujours un drame (p. 176)

Elle nous fait comprendre que le ventre des femmes est politique (p. 48). Selon les pays, on condamne ou encourage l’avortement et cela davantage pour des raisons politiques (besoin de chair à canon, ou au contraire forme de génocide) que morales et encore moins de santé.

Un récent documentaire sur les femmes afghanes confirme hélas cette analyse dans un pays où attendre une petite fille est une calamité. Il existe des pays, comme le Salvador aujourd’hui où l’avortement est interdit et où une fausse couche entraîne la prison faute de savoir si la femme l'a fait exprès ou non. Elle est condamnée pour le principe (p. 48).

Mais n'allez pas croire que le livre entier est profondément pessimiste. Il est également porteur d'espérance  comme lorsqu'elle donne l'exemple de son grand-père qui s'est remarié à 80 ans, avec une femme du même âge que lui et avec qui il a de nombreux projets. Il a notamment réalisé un documentaire sur un cimetière pour embryons au Vietnam (p. 180). Quand je disais que ce livre avait quelque chose d'ahurissant …

Le titre de l'ouvrage s'éclaire avec cette phrase : une vie possible se dessine de manière imprécise devant moi- celle de la femme que je ne suis pas encore, que je vais peut-être devenir (p. 196). Cette vie n'est donc pas celle qu'on donne mais celle qu'on se forge (p. 196). Et voilà pourquoi c'est son visage qui apparait sur la photo déchirée de la couverture.

C'est un livre qui invite à réfléchir. On peut y puiser de multiples indications. J'ai par exemple appris qu'en équitation l’une des choses les plus importantes est le regard car le cheval obéit davantage à nos yeux  qu'au mouvement que nous effectuons avec nos mains. Le cheval prend la direction de notre regard (p. 85). 

Line Papin développe aussi une réflexion approfondie sur la question de genre et plus loin sur la poursuite du bonheur (p. 208). J'ai apprécié qu'elle nous donne un extrait de King Kong Théorie de Virginie Despentes : l’idéal de la femme blanche, séduisante mais pas pute, bien mariée mais pas effacée, travaillant mais sans trop réussir, pour ne pas écraser son homme, mince mais pas névrosée par la nourriture, restant indéfiniment jeune sans se faire défigurer par la chirurgie esthétique, maman épanouie mais pas accaparée par les couches et les devoirs d’école … Et Line ajoute : elle se tient debout, sur le fil de ce savant équilibre (p. 209).

On sent souvent combien elle a l'esprit de répartie. Ainsi, elle concède que la sagesse populaire a raison de prévenir que la vie n’est pas un conte de fées. Elle ajoute cependant : mais il faut y croire (p. 223).

Née à Hanoï en 1995, Line Papin y a grandi jusqu’à l’âge de dix ans, avant de s’installer en France. Elle se consacre à l’écriture, au théâtre et au cinéma  …

Elle partage avec le lecteur ses interrogations sur l'écriture et sur le féminisme dont elle rend hommage aux grandes figures (p. 59). On comprend mieux pourquoi il lui sera tant nécessaire d'avoir elle aussi, comme Virginia Woolf  "une chambre à soi".

Malgré la décision d'avorter elle prend sur elle pour donner à toute femme enceinte le plus beau conseil qui soit : dresser la liste de ce que vous aimeriez transmettre à votre enfant. Pour elle il y a le bruit des pas sur les coquillages, les jardins suspendus de Babylone, les étés à danser sur la plage, la poésie de vivre … (p. 221-222).

Une vie possible de Line Papin, Stock, collection La Bleue, en librairie depuis le 2 mars 2022

mardi 28 février 2023

Le pays des phrases courtes de Stine Pilgaard

Le pays des phrases courtes n’est pas un roman à proprement parler. Il s’apparente plutôt à une sorte de journal, mais qui ne serait pas daté.

C’est aussi le titre donné à une des parties (à partir de la page 198). Enfin c’est encore la référence à un Hymne qui clôture l’ouvrage. 

Sa couverture est typique de la maison d’édition, évoquant les ronds dans l’eau, des ondes provoquées par un texte qui résonnerait comme une vois ou, pourquoi pas, l’ouverture de guillemets. L’illustration laisse deviner une femme (la narratrice) assise avec sa monitrice sur le capot de la voiture.

C’est que les leçons de conduite occupent une place considérable dans son récit, à la fois en pages et en symbolique puisqu'elles stigmatisent son incapacité à faire ce qu’on attend d’elle. Depuis que j’ai passé mon code, je passe de moniteur en moniteur dans une course de relai désespéré. (…) je les détruis psychologiquement (p. 83). 

La pauvre nous confie avoir le mal des transports y compris quand elle est elle-même au volant.

S'acharner à passer le permis de conduire n'est pas son seul souci. Ils s'épuisent, elle et son chéri (comme elle dit) par les nuits d’insomnie à tenter d’endormir leur fils. Enfin elle est également préoccupée par son intégration dans une région qui, certes, semble particulière : Se sentir invisible ou rejetée ? Quel est le pire ?

Paradoxalement, ils ressentent une sensation récurrente d’étouffement alors qu'ils sont au grand air, dans une communauté sensible à l’écologie, au paysage marqué par des dunes et des éoliennes, la petite ville de Velling située dans le Jutland, à l’ouest du Danemark, où la narratrice a dû suivre son compagnon, enseignant dans une école alternative.

L'auteure parodie les classiques de la chanson danoise tout en offrant à son héroïne la rubrique du courrier des lecteurs dans le journal local. Ses conseils sont supposés résoudre quelques situations délicates : un couple aimant mais aussi dysfonctionnel que les autres, un désir troublant et polymorphe, des amis traversés par les paradoxes et autant de pensées inavouables qu’elle décortique avec malice.

Les oiseaux migrateurs survolent le pays des phrases courtes (p. 163). C'est elle-même qui surnomme ainsi la région. Si les chapitres sont brefs, les siennes (de phrase) en tout cas ne le sont pas et certaines tournures sont inhabituelles : Quand je parle avec les gens, je ressemble à quelqu’un qui part au front. Je suis trop excitée, seule dans ma soupe de bruits, me présentant à eux comme un rôti de porc en tranches sur un plat, comme une glace fondue piquée d’ombrelles ridicules (p. 26).

Les mots ayant une importance capitale ce livre combine à la fois une réflexion sur le processus d'écriture et sur les relations humaines : Tu souffres d’associations flottantes (… et) tu répètes tes erreurs avec une persévérance presque admirable. Compte jusqu’à dix avant de parler, des phrases courtes et moins d’images. Pour finir par dire: tant qu’il y a des mots, il y a de l’espoir (p. 208). 

Elle parvient parfois à formuler de justes remarques en mettant de côté (ou en s’appuyant sur) ses crises existentielles. Bien sûr il faut y voir beaucoup de second degré mais l’auteur nous accroche du bien qu’on croit que la narratrice est une vraie personne et pas un personnage de fiction. 

Parmi les conseils qu’elle  reçoit de son mari :
Personne ne se soucie de savoir comment tu vas. Souviens-toi de çà (p. 28).

Parmi les conseils qu’elle donne aux correspondants de la Boîte aux lettres :
Fais preuve d’indulgence. L’harmonie n’est pas l’apanage de tout le monde (p. 31).

Je travaille quotidiennement à mon arrogance qui, je l’admets moi-même ne profite pas non plus à ma personnalité. Je prends note de ton opinion, mais je n’aime pas le ton de ta lettre (p. 133).

La colère masque souvent d’autres sentiments et en général il s’agit de faim, de tristesse ou d’anxiété (p. 234).

Ce livre dépaysant est aussi un manifeste écologique comme en témoigne la diatribe contre les lingettes (p. 247). J'attends néanmoins le second roman pour finaliser mon regard sur cette jeune actrice, à l'avenir très probablement prometteur.

Née en 1984 à Aarhus, dans le Jutland, Stine Pilgaard est une autrice maintes fois primée au Danemark. Son premier roman, Min mor siger (« Ma mère dit », 2012) a été récompensé par le prix Bodil and Jørgen Munch-Christensen tandis que Lejlighedssange (« Chansons de circonstance », 2015) a eu un grand succès en librairie. Couronné par la critique, Le pays des phrases courtes, ce premier roman traduit en français, a reçu le Prix des Libraires danois en 2020.

Le pays des phrases courtes de Stine Pilgaard, traduit du danois par Catherine Renaud, Le Bruit du monde, en librairie depuis le 5 mai 2022

mercredi 22 février 2023

La cure de Cécile David-Weill

Nous n'avons jamais été autant stressés alors qu'on vit une époque d'injonction à la méditation. 

Cécile David-Weill est une romancière française vivant à New-York. Elle aborde dans La cure plusieurs types de relations d'emprise, et de harcèlement, sans oublier les diktats sociétaux. Elle met à jour des secrets, dévoile la vérité cachée derrière ce qui est montré en façade.

Chacun dans ce roman joue un rôle, porte un masque, dont il va falloir se débarrasser, autant que des kilos superflus …ou pas.

Si le ton n'était pas malgré tout léger, avec un côté boulevard, ce roman serait vite déprimant. Mais au final voilà, sous le vernis d’une comédie sociale légère, un roman inspirant, qui présente un regard de femme sur les femmes, sur l’amitié féminine, leur rapport au poids, au couple, à l’ambition professionnelle, au célibat, à la sexualité, et au formatage social.

Le livre commence avec Christine, chroniqueuse gastronomique à la télévision, qui décide d’aller perdre du poids dans une clinique au sud de l’Espagne. Son parcours sur place se télescope avec celui de trois femmes et un homme, qui ont chacun leur histoire. Les événements vont s’enchaîner, et leurs destins s’entrelacer, entraînant ainsi le lecteur au cœur du centre de remise en forme pour y découvrir, dans les moindres détails, souvent hilarants, le déroulement d’une cure. Tout y passe, l’organisation de la clinique avec les pesées du matin, les cours de méditation, les lavements artisanaux, les massages ayurvédiques, les séances d’acupuncture et les menus diététiques, ainsi que les jus, les bouillons et les tisanes. Mais ce huis clos met aussi en scène le théâtre de la vie, avec les secrets, les rêves, les complexes et les tourments des protagonistes, décrits, loin de tout conformisme, avec autant de sensibilité que d’acuité psychologique.

La galerie de portraits se compose de personnages hauts en couleur. J'ai beaucoup apprécié la liste permettant de s'y retrouver en installant une atmosphère de pièce de théâtre.

On rencontre une bourgeoise névrosée incapable de se déplacer sans Popcorn, un adorable petit chien. La veuve d’un célèbre restaurateur aux allures de prêtresse qui est médium. Une vieille dame au passé sulfureux. Et un bel homme d’une soixantaine d’années affable et inquiétant dont on comprend vite qu'il est un imposteur. Tous plus complexes qu’il n’y paraît de prime abord, et qui se retrouvent chacun transformés à des degrés divers par cette cure, donnant lieu à suspens et rebondissements. 

J'ai envie de reprendre à mon compte la morale du savoureux conte zen qui nous est raconté (p. 163) : Comment dire si c'est bien ou mal ?

Autre question intéressante (p. 198) : Doit-on intervenir quand on est au courant d'une mauvaise action qui se trame ?

Pour ma part j'ai été très tentée par une séance d'acupuncture comme celle qui est décrite (p. 219) alors que j'ai été effrayée par les "joies" de la purge (p. 92). Cécile David-Weill pourrait me convaincre de me mettre au thé à l'hibiscus ou à la citronnelle.

Mais que le lecteur ne s'y trompe pas; Ce livre est un roman et pas un livre de conseils même si celui qui est prodigué p. 296 est d'une grande sagesse : Vous avez juste à vous occuper de vous en faisant en sorte de pratiquer le meilleur de vous-même quelles que soient les circonstances.

La cure de Cécile David-Weill, Editions Odile Jacob, en librairie le 8 mars 2023
Article illustré avec un savon des Filles de Marjane (dont j'ai parlé dans cette publication il y a quelques jours)

lundi 20 février 2023

Mourir avant que d'apparaître de Rémi David

Rémi David prévient tout de suite que Mourir avant que d’apparaître est une œuvre de fiction, en aucun cas une biographie de Jean Genet.

Néanmoins il concède que son roman s’appuie sur des personnages ayant réellement existé et sur des témoignages. On peut se mettre d’accord sur le fait qu’il s’agit d’une interprétation vraisemblable de la réalité.
On lit sur la quatrième de couverture : Lorsque Jean Genet rencontre Abdallah, qui sera un jour la figure centrale de son magnifique texte Le Funambule, le jeune homme a dix-huit ans à peine et vit à Paris. Genet, à quarante-quatre ans, est déjà un écrivain consacré. Il est aussitôt ébloui par le charme de cet acrobate, qui a travaillé plusieurs années au cirque Pinder. Il entreprend le projet fou de le hisser jusqu’à la gloire : son agilité, son expérience du cirque devraient lui permettre de devenir un artiste hors pair. Mais comment, après la chute, demeurer le funambule qui danse dans la lumière, le prodige que le poète a forgé de ses mains ?
Rémi David laisse au lecteur la liberté de forger son avis à propos de cette histoire d’amour et de fascination réciproque à laquelle on assiste comme on le ferait d'un spectacle.

Il traite la notion d'oeuvre, laquelle ne semble pas pouvoir advenir sans courir (ou avoir couru) de risque. Il fait l'hypothèse que si Giacomettti n'avait pas été heurté par une voiture (il se déplaçait avec une canne) il n'aurait sans doute pas créé la série de Lhomme qui marche dont le secret était, Jean Genet l’avait compris, qu’il boitait. Il avait su trouver dans sa faiblesse un élan pour créer.

S’agissant d’Abdallah, on apprend que Jean Genet considérait son parcours artistique comme un chef d’œuvre que, lui, l’écrivain, aurait réussi à créer. Il avait d’ailleurs tout pensé de la scénographie, maquillage, costume et musique. Il apparaît qu’il a modelé le funambule à l’instar du sculpteur ayant modelé ses personnages masculins. A tel point que le cadavre d’Abdallah évoquera pour Genet une sculpture de Giacometti (p. 146).

Le roman de Rémi David nous permet de mieux comprendre la manière dont Genet a conçu son oeuvre. Il donne comme exemple de son style : Lorsque la pluie tombait, Genet pouvait vous la faire voir comme jamais vous ne l’aviez regardée : elle devenait fascinante dans sa façon de tomber, irrégulière au-delà de l’apparente homogénéité qui n’était que son manteau. Elle pouvait se transformer en gouttelettes de peinture venues pour transformer la toile qu’était le sol, posée horizontale, venues y dessiner une œuvre éphémère (p. 74). Mais tout en louant son génie l’auteur ne cache pas qu'en éternel insatisfait l’écrivain recommençait sans cesse, pour sans doute « rater mieux », selon l’expression de Beckett.

Bien qu'il s'agisse d'une histoire d'emprise, tous les personnages suscitent une immense empathie, qu'il s'agisse de Monique, la secrétaire qui tapait les manuscrits chez Gallimard, des célébrités et bien sûr d’Abdallah Bentaga dont l'auteur apprit l'existence alors qu'il travaillait comme dramaturge auprès d’une circassienne. Il a été bouleversé par l'histoire cachée derrière Le Funambule, ce tout petit texte qui est à la fois une lettre d’amour et une réflexion sur l’art.

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