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La publication des articles est conçue selon une alternance entre le culinaire et la culture où prennent place des critiques de spectacles, de films, de concerts, de livres et d’expositions … pour y défendre les valeurs liées au patrimoine et la création, sous toutes ses formes.

mardi 7 janvier 2025

Jean-Michel, le septième album de Tom Poisson

Tom Poisson avait sorti il y a quelques mois son septième album Jean-Michel, qui ponctuait une nouvelle étape sur un cheminement poétique passionnant qu'il avait enregistré avec le multi-instrumentiste, compositeur et arrangeur Denis Piednoir.

Cet album ressortira le 17 janvier 2025 dans une version augmentée de trois nouveaux titres dont le nouvel extrait Elisabeth Martin_2024 (qui ne figurent que dans la version digitale).

Il suffit de savoir que l'artiste s'appelle Jean-Michel Couegnas pour deviner combien cet album est autobiographique. Il aura fallu des orages, des disparitions, des joies immenses et des naissances. Il aura fallu écrire, composer, chanter, produire et mettre en scène. Il aura fallu des concerts, des expériences pluri-artistiques et d'autres spectacles musicaux. Essayer, insister, varier les formes, recommencer … pour que cet auteur-compositeur-interprète français se rapproche de lui-même.

Nous sommes prévenus d'emblée par Tanguer (piste 1) ça va secouer. Mais doucement, sans nous heurter, Tom Poisson va nous faire réfléchir autant qu'il va nous détendre et nous préparer à affronter … le pire.

Avec lui, la vie serait comparable à un voyage en train (Locomotive - piste 2) dont on oubliera quasiment tout.

Piste 3 très nostalgique, renforcé par le recours à la voix parlée, et qui se clôt avec un hommage à sa mère, récemment décédée.

Comment interpréter le conseil de respirer dans Les Nouveaux Dinosaures (piste 4) ? Prenons exemple sur l'insouciance apparente des oiseaux. Il nous reste un peu de temps encore …  mais n'oublions pas que la fin du monde est proche. La nature est très importante. On retrouve les références animales dans Mon homme (piste 8) et l'importance de respirer dans Sous les doigts (piste 10).

L'homme, précisément, n'est pas pour autant désespéré. Il veut encore aimer les châteaux de sable au Sahara (piste 6). L'accompagnement est sautillant, rehaussé d'accents orientalistes. Pourtant il interroge, hésitant entre deux options : Rester dans tes bras ou partir à la guerre (piste 7).

Il nous livre dans chacune de ses 14 chansons son intimité d'artiste, capable de faire pousser des ailes en confiant je sais tes peurs, j'ai eu les mêmes soucis que nous (piste 8) tout en nous insufflant une formidable énergie : tu ne sais rien de l'étincelle que tu donnes.

L'émotion est au rendez-vous régulièrement, et avec intensité dans Tu viendrais ? (piste 9). C'est lui, papa. Lui, artiste. Lui, désormais orphelin, citoyen du monde intranquille mais optimiste, qui danse quand la vie penche, qui doute quand les autres savent, qui court juste avant que la peur ne le paralyse. 

Il ose parler du droit de douter, de se tromper, on récolte ce que l'on sème (piste 11). J'entends plutôt "ce que l'on s'aime" parce que je me suis laissée gagner par l'univers de cet artiste. Un doute qui revient dans Je cours (piste 13) mais qui n'empêche pas de poursuivre la route, en multipliant les envolées qui justifient son surnom de poisson-volant. L'artiste avance calmement dans un monde qui se doit d’aller vite, l’intuition en bandoulière et la sincérité comme boussole.

Alice Chiaverini joint avec Marine André sa voix féminine au jeu de mots phonétique de cet "erratum Tom" dans Le trop grand imaginaire (piste 12) nous ramenant à l'humour qui apparait régulièrement et dès le premier titre. Également avec la silhouette du squelette du poisson (jaune) comme une arête sur images en dernière de couverture du livret.

Après 20 ans de carrière le temps était venue de se libérer et de se livrer comme jamais, avec des chansons mêlant l’acoustique, l’organique, l’électro et la chanson française.

Denis Piednoir s’est rendu indispensable à Tom Poisson, d’abord sur scène lors de la dernière tournée ( Se passer des visages – 2020 / 2022 ) puis sur l’enregistrement de Jean-Michel dont ils signent à quatre mains la réalisation. Emiliano Turi, alias Don Turi (batteur émérite, DJ et directeur musical de Jeanne Added) est intervenu sur certaines programmations Rythmiques.

Alex Léauthaud, collaborateur de Francis Cabrel et compagnon de route de Poisson au sein des Fouteurs de Joie est venu collaborer à l’édifice et finaliser les arrangements de cordes. Alice Chiaverini (chant, piano acoustique), Marine André (chant) et Fabio Milone (alto, Violon) ont rejoint l’équipe pour donner davantage de relief à l’ensemble.

Jean-Michel, le septième album de Tom Poisson
Ressortie le 17 janvier 2025 chez Super-Chahut ! - Kuroneko avec trois titres bonus (pour la version digitale)

lundi 6 janvier 2025

Hiver à Sokcho, d'Elisa Shua Dusapin et film de Koya Kamura

J’ai vu Hiver à Sokcho sans en connaître le tire puisque c’était le film choisi par l’AFCAE comme film-surprise de janvier. Mais je n’en ignorais pas tout parce que j’avais vu la bande-annonce lors d’une autre séance. La surprise n’a donc pas été aussi forte que pour les précédentes soirée AFCAE, ce qui ne retire rien à l’intérêt de ce premier long métrage qui est typiquement le film-surprise par excellence que retient cet organisme.

J’ai énormément aimé ce film pour son atmosphère intimiste, son onirisme, l’aspect documentaire indéniable (on apprend beaucoup sur la Corée, le mode de vie des habitants, leur cuisine et leurs valeurs) et pour la fidélité au roman qui a permis de bâtir le scénario. Je reviendrai sur le livre dans un prochain article.
Yan Kerrand (Roschdy Zem) est un dessinateur solitaire arrivé à Sokcho, cité balnéaire coréenne enneigée, dans le but annoncé d’y trouver l’inspiration pour sa prochaine bande dessinée. Il loge dans la pension où travaille Soo-Ha (Bella Kim), une jeune femme de 23 ans, qui mène une vie routinière entre ses visites à sa mère, marchande de poissons, et sa relation avec son petit ami, Jun-oh.
La relation qui va se tisser entre les deux personnages pourra-t-elle être durable ? Peut-on se comprendre quand on a des cultures si différentes ?
L'arrivée de ce Français réveillera aussi des questions sur ses origines. L’homme serait-il venu avec d’autres intentions que d’ordre professionnel ? Sa mère lui a-t-elle tout dit à propos de sa conception ? Et surtout que veut-elle faire de sa propre vie ?
J’avais beau avoir vu la bande-annonce, la première séquence m’a fortement étonnée. On ne la décrypte pas immédiatement, reconnaissant d’abord des flocons de neige tombant finement sur une forêt de sapins, puis songeant à une estampe, et découvrant ensuite les fibres du pull de laine mohair gris en gros plan.

Nous voici ensuite transportés dans le port à travers quelques plans saturés de couleurs. Il faut sans doute que je donne en premier lieu le contexte géographique car Sokcho n’est pas qu’un nom dans le titre, c’est le personnage principal du film, d’où l’importance des plans montrant son évolution et certains de ses équipements, comme le port et les bains publics.

Sokcho est une ville située en Corée du Sud, à 248 km de Séoul, à l'extrémité nord-est du pays, entre deux lagunes, au bord de la mer du Japon. Elle est très connue pour être aux portes du massif montagneux du Seoraksan dont on vient admirer le reflet dans les eaux du lac Yeongrangho réputé pour sa beauté, et de son parc national que les Coréens apprécient énormément.

Cette petite cité balnéaire n'est pas très vivante avec ses immeubles gris qui rappellent les années 1970. Cependant, elle attire de nombreux touristes coréens et étrangers, non seulement grâce au massif montagneux mais aussi à cause des produits de la pêche, en particulier le calmar. Sur le port, on peut faire griller et déguster poissons et fruits de mer choisis dans un vivier de l'autre côté d'une allée. La plage de Sokcho est également réputée à la belle saison. Il y a plusieurs sources chaudes aux alentours, et des parcours de golf dont le paysage environnant est apprécié.

Située au nord du 38e parallèle, Sokcho faisait partie de la Corée du Nord de 1945 jusqu'à la fin de guerre de Corée, date à laquelle la frontière fut officiellement déplacée, si bien qu’aujourd’hui elle se trouve à 62 km au sud de la ligne de démarcation. En conséquence, de nombreux habitants ont encore de la famille dans le Nord.

Sokcho est soumis à un climat continental à étés humides comme une grande partie de la Corée. Cependant, en raison de sa situation en bord de mer, les hivers sont plus doux que dans les régions avoisinantes, ce qui n’empêche pas le thermomètre de tomber en dessous de moins 27 degrés.

On voit régulièrement les panneaux indicateurs de noms de rue et toujours la même sortie de métro qui figure sur l’affiche. On retrouvera les deux héros sur un toit à admirer combien le décor est graphique, et donc inspirant pour le dessinateur. La ville a beaucoup changé : Là-bas il y avait un parc d’attractions. Ici un cinéma qui passait des films français

L’aspect humain est très important dans ce premier film. L'actrice, dont c’est le premier rôle au cinéma, joue avec naturel et un léger accent délicieux, une manière touchante de remonter ses lunettes d'un doigt, de se frotter les bras contre sa veste (il peut faire jusqu'à moins 27 degrés en hiver). Bella Kim est sud-coréenne mais vit en France depuis dix ans. Elle est totalement crédible dans ce personnage de jeune étudiante de littérature coréenne et française. 

Le spectateur s’attache très vite à la jeune fille dont on comprend qu’elle éprouve des difficultés à caractériser ses sentiments aussi bien à l’égard de son petit copain que de sa mère. On la devine mal à l’aise dans son corps qui lui vaut le surnom de la grande ou de grande gigue. On l’appelle aussi Miss France, en clin d’œil à sa taille tout autant qu’à ses origines. On saura vite que son père, qu’elle n’a jamais vu, est français.

La relation que la jeune femme entretient avec la nourriture est complexe. C’est son métier de devoir cuisiner pour les pensionnaires de la Blue House. Sa mère est un vrai cordon-bleu et lui enseigne les bases de la préparation des poissons. La fête de Seollal, qui sera bientôt célébrée, est une occasion particulière de faire des repas copieux autour des plats traditionnels comme le fameux fugu, ce poisson coupé en ultra-fines lamelles qui est un met de choix pouvant être mortel s’il est mal préparé. On s’apercevra que la mère souffre que sa fille dédaigne les assiettes qu’elle lui prépare tout autant que Yan Kerrand ne voudra pas manger la cuisine de la fille, au prétexte qu’elle serait trop épicée. Mais il ne mangera pas davantage le bœuf bourguignon qu’elle lui fait spécialement. On comprend au fil du temps que Soo-Ha est anorexique sans doute depuis l’enfance.

Le réalisateur a privilégié les gros plans sur les mains en train de préparer les poissons et de faire la cuisine (en ayant recours à des doublures mains de manière à ce que les gestes soient parfaits). Il est allé jusqu’à nous montrer quelques images de la vidéo d’une youtubeuse (Alice Roca) expliquant comment faire du bœuf bourguignon.

La relation entre la mère et la fille est complexe, basée sur un secret conçu comme une armure. Chacune prend soin de l’autre. On verra la fille peigner les cheveux de sa mère dans une douce pénombre, et plus tard l’aider dans son commerce de poissons. Elles iront ensemble aux bains. Chacune s’inquiète pour l’autre. La mère à propos de son avenir et de son apparence : Une cliente qui a refait tout le visage, oreilles comprises, ça ne te fait pas envie ? Le nez ? C'est un bon début. La fille à propos de sa santé. Elle l’entend tousser la nuit. Plus tard, elle scrute la radio de sa mère, lit le compte-rendu, lui prend la main (et nous pensons que la situation est grave). A la tante, le soir de la fête elle prétendra que c’est juste une pleurésie. Ils se souhaiteront Santé ! plusieurs fois en buvant leur verre cul sec.

La présence d’un personnage au visage totalement bandé, devant aspirer à la paille ses repas sous forme de boissons, n’est pas fortuite. La question de l’aspect physique est capitale en Corée où la chirurgie esthétique est très pratiquée. C’est un sujet de conversation somme toute banal. Le petit ami de Soon Ha souhaite devenir mannequin célèbre. Il évoque une intervention chirurgicale et l'encourage à par exemple affiner son menton, remonter ses lèvres. A deux on aura un prix, promet-il. Soon Ha ne semble pas du tout intéressée alors que sa mère et sa tante vont elles aussi chercher à la convaincre.

Le patron de la pension est veuf depuis quelques mois. On devine qu’il témoigne une affection paternelle et non équivoque à son employée. Il fait preuve d’un humour savoureux, surnommant son client français Alain Delon.

Le personnage de Kerrand est particulier. Il est français, se dit normand, mais son physique trahit d’autres origines. Il est probablement métis tout comme l’est Soon Ha. Il aime fréquenter les endroits très fréquentés quand ils sont vides (précisément). Il a un rapport au papier et à l’encre peu conventionnels, mâchouillant le papier, goûtant l'encre en pot, osant l’essayer avant de l’acheter. Lorsqu’il dessine ses gestes sont énergiques, brusques, maladroits. Il tape du poing, ne maitrise pas les débordements et tache la couverture. Mais à d’autres moments il caresse son menton avec un pinceau.
Soon Ha effectuera un geste semblable sur le miroir embué de la salle d’eau, faisant apparaitre ses yeux, sa bouche, dans des tonalités qui lui donnent un air de Mona Lisa. On remarquera au passage combien il est astucieux de disposer d’une bande velcro pour attacher la serviette de bains dans le dos.

dimanche 5 janvier 2025

Bien-être de Nathan Hill

Qualifié de best-seller par le New York Times, Bien-être était le grand (et gros) roman plébiscité de la rentrée littéraire de septembre 2024. Il arrive donc sans surprise dans la sélection pour le Prix des Lecteurs d'Antony (et je l'ai remarqué dans plusieurs Prix lancés par d'autre médiathèques).
À l’aube des années 1990 à Chicago, en pleine bohème artistique, un homme et une femme vivent l’un en face de l’autre et s’épient en cachette. Rien ne semble les relier — elle est étudiante en psychologie, lui photographe rebelle. Mais lorsqu’ils se rencontrent enfin, le charme opère et l’histoire d’amour démarre aussitôt entre Elizabeth et Jack. Ils ont la vie devant eux et, même si leurs rêves et leurs milieux divergent, ils sont convaincus que leur amour résistera à l’épreuve du temps.
Mais qu’en est-il vingt ans plus tard ? Une fois que le couple s’est embourgeoisé, qu’il se débat avec un fils tyrannique, que le désir s’éteint à petit feu et que les rêves s’oublient ? L’achat d’un appartement sur plan devient alors le révélateur de tous les désaccords entre Elizabeth et Jack. Au fond, étaient-ils faits l’un pour l’autre ?
L'exercice est difficile parce que la chronologie est constamment bousculée et que, du coup, on doit faire un effort de projection.

Nathan Hill a l'art de placer le lecteur autant à proximité de Jack que d'Elizabeth avec tendresse et férocité. A nous donc de prendre parti … ou non … pour l'un ou l'autre.

Bien-être de Nathan Hill, traduit de l'anglais (États-Unis) par Nathalie Bru, Collection Du monde entier, Gallimard, en librairie depuis le 22 août 2024
Prix littéraire Lucien-Barrière (2024)
Grand prix de littérature américaine (2024)
Sélectionné pour le Prix des Lecteurs d'Antony 2025

samedi 4 janvier 2025

Un ours dans le Jura, co-écrit et réalisé par Franck Dubosc

Je revendique le plaisir d’avoir été voir Un ours dans le jura au Rex de Châtenay. Franck Dubosc a conçu son troisième film comme une comédie noire sous forme de conte de fin d’année.

C’est très bien joué, par Franck Dubosc qui compose un couple pétillant avec Laure Calamy (encore une fois maman d’un enfant "différent"), par Benoit Poelvoorde qui portait déjà l’uniforme (de douanier cette fois) dans Rien à déclarer, le film réalisé par Dany Boon et qui forme un duo efficace avec Joséphine de Meaux (sa collègue Florence), par Kim Higelin qui incarne la grande ado indocile et moderne du gendarme, après avoir été si sensationnelle dans le film Le consentement de Vanessa Filho. Emmanuelle Devos est sensationnelle en patronne de club échangiste.

Les paysages sont magnifiques. On reconnaît l’impressionnante Cascade de la Billaude admirablement filmée. Décidément, le Jura est à l’honneur en 2024 (après Vingt dieux et Le roman de Jim, tous deux chroniqués ici) mais cette fois on le découvre en hiver.
Michel et Cathy, la cinquantaine, est un coupe paisible mais usé par le temps et par les difficultés financières, ayant perdu l’habitude de se parler, si ce n’est pour l’éducation de leur fils Doudou, lequel a des difficultés d’ordre autistique. Un jour Michel, pour éviter un ours sur la route, heurte une voiture et tue successivement deux personnes. Il découvre deux millions d'euros en billets usagés dans le coffre, ce qui pourrait totalement changer le cours de leur vie (et de quelques autres personnes) s’il était possible de taire cette affaire. A condition que le major de gendarmerie de la région ne tire pas les bonnes ficelles.
Je ne sais pas trop à quoi ça tient mais, d’emblée, j’ai eu le sentiment d’assister à un film américain. Peut-être à la réplique "tout est sous contrôle" (alors que rien ne l’est), au cadrage, à l’enchaînement des catastrophes, toutes plus folles les unes que les autres, et pourtant cohérentes, aux parti-pris audacieux …

Les rebondissements doivent beaucoup à l’imagination de Cathy, grande lectrice de roman policier, ce qui conditionne son raisonnements, ses hypothèses et ses prises de décision. C'est elle l'homme fort du couple. Et de la ténacité, il en faut pour résister à toutes les pressions et aux propositions des "bons" Samaritains, à commencer par le curé qui promet que Dieu seul peut laver l'argent sale.

Parfois gore, jamais vulgaire, le film s'ouvre et se ferme sur un tube de Marie Laforêt (admirez le jeu de mot au passage) en 1973 L'amour comme à seize ans, chanté à tue-tête par Michel au milieu des sapins et qui fera plus tard écho au comportement de la fille du gendarme.

Il y a beaucoup de clins d’œil culturels et mille et une références au cinéma noir (et pas seulement à Fargo). Et je salue sa collaboration pour le scénario avec Sarah Kamisnsky. Le commerce dans lequel on achète le rôti pour le réveillon s’appelle le Bois de l’Ours. Emmanuelle Devos est la mère maquerelle du Cul-Pidon dont l’entrée masque à peine le fameux tableau L’origine du monde de Gustave Courbet, né à Ornans dans le Doubs en 1819, donc natif du Jura.

On entendra sans surprise Les Nuits d'une demoiselle qui est probablement le titre plus connu de Colette Renard. Cette chanson paillarde de 1963 comprend sept couplets évoquant diverses pratiques sexuelles uniquement par des périphrases, ce qui fut sans doute plus scandaleux encore que l’oeuvre de Courbet.

Dans une des dernières scènes, dont je ne raconterai rien, je dirai juste que le gentil Doudou se transformera en Joker.

Allez voir ce film pour savoir si l’argent ne fait (vraiment) pas le bonheur et s’il est trop ambitieux de vouloir croquer une baleine quand on est seulement une petite fourmi.

Mon seul regret est de n’avoir rien vu de Puerto Vallarta (où se passe une scène). C’est un joli port mexicain où Liz Taylor habita (tumultueusement, je vous l’accorde) avec Marlon Brandon. Il est vrai que le film est tout à l’honneur du Haut-Jura dont nous sommes poussés à la visite par un immense panneau publicitaire peint sur le mur en face du commissariat.

Un ours dans le Jura réalisé par Franck Dubosc
Scénario co-écrit par Franck Dubosc et Sarah Kamisnsky 
Avec Franck Dubosc, Laure Calamy, Benoit Poelvoorde, Joséphine de Meaux, Kim Higelin, Emmanuelle Devos …
En salles depuis le 1er janvier 2025

mercredi 1 janvier 2025

Partir du bon pied en 2025

Je devrais plutôt écrire "partir du bon sabot en 2025 …".

Avez-vous, comme la plupart des gens, pris de (bonnes) résolutions ?

Je fais partie de ceux qui ne pensent pas qu'un miracle puisse avoir lieu entre le 31 décembre et le 1er janvier.

Les soucis ne s'évanouissent pas par magie et souvent rien ne change, du moins durablement.

Mais la coutume est jolie alors je m'y soumets.

Mes voeux ne me semblent pas déraisonnables. Nous allons parcourir cette nouvelle année comme les précédentes, au pas, au trot, ou au galop selon les jours.

L'important est de ne pas perdre haleine et de s'autoriser à aller à son rythme.

jeudi 19 décembre 2024

Fantastique histoire d'amour de Sophie Divry

Sophie Divry est déjà plusieurs fois primée. Elle a reçu la mention spéciale du Prix Wepler pour La Condition pavillonnaire et le prix de la Page 111 pour Trois fois la fin du monde.

Elle a publié il y a presque un an Fantastique Histoire d’amour, qui est son septième roman, récompensé  par le Prix Roman France Télévisions, le Prix du Livre France Bleu et le prix Page des Libraires 2024 … et malgré tout je n'avais encore rien lu de cette auteure.
Bastien, inspecteur du travail à Lyon, vaguement catholique et passablement alcoolique, est amené à enquêter sur un accident : un ouvrier employé dans une usine de traitement des déchets est mort broyé dans une compacteuse.
Maïa, journaliste scientifique, orpheline et fière, qui a érigé son indépendance en muraille, se rend au Cern, le prestigieux centre de recherche nucléaire à Genève, pour écrire un article sur le cristal scintillateur, un nouveau matériau dont les propriétés déconcertent ses inventeurs.
Bastien apprend que l’accident est en réalité un homicide. Maïa, elle, découvre que l’expérience a mal tourné. Sa tante, physicienne dans la grande institution suisse, lui demande de l’aider à se débarrasser de ce cristal devenu toxique.
Arrivée page 164 -et il en reste beaucoup avant d'atteindre la 506)- je me suis demandé comment Sophie Divry allait se dépatouiller de son intrigue. Tout était clair comme du cristal de roche. Par contre, d’habitude, quand je devine ce qui va arriver, je suis agacée que l’auteur n’ait pas mieux masqué les choses. Mais là on ne perd pas son appétit et on prend nos hypothèses pour ce qu’elles sont et pas comme des certitudes. Il n'est pas exagéré de qualifier cette lecture de palpitante, même si le roman aurait gagné à être un peu resserré. Et si, a contrario, certaines voies ont été prématurément abandonnées.

Il faut donc s'armer de patience et aller au rythme imposé par l'alternance entre les personnages. Heureusement le style de Sophie Divry est souvent onirique. Par exemple la physicienne manifeste un rictus de douleur. Comme une aile d’oiseau qui se serait cognée à une vitre (p. 158). Plus loin Maïa sentit dans son corps un mouvement de bascule, comme si on larguait les amarres (p. 241). 

Un peu à l'instar de Mailys de Kerangal dans Réparer les vivants, les références ornithologiques sont nombreuses, placées à bon escient mais on restera malgré tout sur notre faim …

Les personnages sont peu ordinaires et c'est ce qui participe au plaisir de la lecture. On rencontre rarement un homme (Bastien) atteint d'une mélancolie isabellienne, focalisé sur les femmes exceptionnelles. Ni une femme (Maïa) atteinte de disparitionnite aigüe. Le syndrome d'avoir les mains trouées est moins traité en littérature que son opposé celui de Diogène (tout conserver), admirablement traité par Christophe Perruchas dans revenir fils. Il est juste que les objets ne sont pas que des objets, choses inertes remplissant une fonction. Nous vivons une part de notre existence avec eux, nous nous y attachons, et quand nous les perdons, nous avons l'impression de perdre également une part de nous (p. 109).

On s'interrogera d'ailleurs jusqu'au bout sur l'origine de ce trouble, hormis sur son utilité pour faire progresser l'intrigue. Quoique Maïa ne soit pas toujours responsable des pertes (notamment p. 486 et l'effet est plutôt comique).

Le prénom de l'héroïne est sans doute signifiant, évoquant pour moi la maïeutique qui est l'art de faire accoucher les esprits de leurs connaissances, ce qui est le propre de son métier de journaliste.

Bastien nous confie que l'abbaye Saint Martin d’Ainey, en plein coeur de Lyon, une ville que connait bien Sophie car elle y habite, serait dotée d'un pouvoir de désorientation (p. 66). Sans doute au sens propre mais il aurait été passionnant de creuser cette piste. A lire un roman qui navigue entre comédie romantique et thriller, il ne faudra pas s'étonner que le lecteur échafaude des pistes, et pose un regard critique sur le scénario.

Les autres protagonistes ne sont pas moins surprenants, à commencer par cette Victoire, chercheuse au CERN de Genève qui est une vraie caricature, lointaine cousine de Mamie Luger ou de la Mémé Cornemuse de Nadine Monfils, à ceci près qu'elle n'a pas de flingue.

Le centre de recherche suisse existe bel et bien tout comme le boson qui est une particule donnant leur masse à toutes les autres particules de notre univers. Autrement dit sans le boson de Higgs, les particules ne se rencontreraient jamais, elles ne pourraient pas créer des protons et neutrons, qui, combinés aux électrons, forment la matière, ce qui fait dire à Victoire : Au-delà du boson, ce qu’on fait ici, c’est poser cette question fondamentale : pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien ? (p. 49)

La comparaison qu'elle établit (p. 417) entre les atomes et les groupes d’êtres humains est plutôt pertinente. Après un temps d’entente, ça explose. L'aspect scientifique du roman n'est pas négligeable et je n'ai pas de doute sur la véracité des affirmations. On est quand même vite dépassé entre la différence entre cristal et scintillateur mais là n'est pas le plus important car il ne faut pas oublier que nous sommes dans un récit fictionnel où le fantastique a toute sa place.

La présence de la statue de Frankenstein est du coup elle aussi pertinente. Elle m'a fait penser au film d'Antoine Russbach Ceux qui travaillent, qui a d'ailleurs un lien avec la profession de Bastien, inspecteur du travail.

J'ai apprécié d'apprendre l’origine de la conception du Rubik's Cube, un casse-tête inventé par Ernő Rubik en 1974, et qui atteint une popularité mondiale, quasi maladive, au cours des années 1980, et à laquelle je n'ai pas échappé. Rubik était un architecte intéressé au départ par le mécanisme de rotation sur trois plans. Quand il a colorié les dix faces il a eu besoin d’un mois entier pour résoudre le problème. Il a bien cru ne jamais y arriver … il n’était pas mathématicien (p.154.

Maïa utilise cet objet (et la poésie) à la manière d'une balle anti-stress et l'idée est intéressante. D'autant que ce casse-tête fut assez obsessionnel pour ceux qui ne parvenaient pas à le résoudre. Le roman présente à ce sujet une réflexion assez fine sur les addictions de tous genres, pas seulement l'alcool, face auxquelles nous ne sommes pas tous égaux. Egalement sur le vieillissement, son acceptation ou son refus, et sur son corollaire qui est la mort.

A cet égard le conseil médical de ne pas dire je vais essayer mais je vais le faire (p. 172) est une bonne recommandation.

Et si la vie était un rubicube dont on cherche à ordonner les faces comme certains imaginent dans la réalisation de leurs rêves un alignement des planètes ?

Ce que je vois dans ma boule … c'est une prochaine adaptation du roman en un scénario pour grand écran. L'avenir me donnera-t-il raison ?

Fantastique histoire d'amour de Sophie Divry, Seuil, en librairie depuis le 5 janvier 2024

mercredi 18 décembre 2024

Un concert de Konstantin Scherbakov pour fêter les 40 ans de l’AAMA

Un concert avec grand orchestre, c’est toujours impressionnant mais j’apprécie beaucoup un moment plus intime, avec un soliste, comme ce fut le cas ce soir avec l’artiste de renommée internationale Konstantin Scherbakov (bien connu des Antoniens mélomanes qui ont déjà eu l’occasion de l’entendre).

Il est arrivé depuis la Suisse où il réside pour une soirée particulière à 20 h 30, le 18 décembre, pour interpréter Mozart au piano dans un concert de 1 heure 20, ce qui a permis aux enfants de ne pas veiller très tard, et aux parisiens de rentrer à une heure raisonnable par le RER tout proche (station Antony-Centre).

Le concert était organisé par l’Association des Amis de la Musique d'Antony (AAMA) qui fête ses quarante ans cette année et qui a particulièrement pensé aux jeunes en leur accordant le bénéfice de la gratuité jusqu’à 18 ans, ce qui témoigne de l’engagement de l’organisateur en faveur de la musique classique.

Intitulé “Une Nuit avec Mozart“ le concert a eu lieu au Théâtre Firmin Gémier/ Patrick Devedjian d’Antony. Si je connais bien cette salle pour y avoir vu des spectacles de théâtre ou de cirque je n’avais pas encore eu l’occasion d’en apprécier l’acoustique en situation de concert et elle a satisfait les exigences de chacun.

Né en 1963, Konstantin Scherbakov a été lauréat de nombreux concours internationaux. En 2001, il a reçu le Cannes Classical Award et le Prix des critiques de disques allemands. Il a donné des concerts dans toute l’Europe et participé à de grands festivals. Il se distingue par un riche répertoire, a enregistré plusieurs émissions de radio et de télévision ainsi qu’une vingtaine d’albums. Ce pianiste est aussi pédagogue et enseigne au Conservatoire supérieur de Winterthur/Zürich. C’était une grande chance de profiter de sa venue en région parisienne (il jouera le lendemain dans ce même lieu un concert avec orchestre sur un programme Bach/Chopin qui affiche complet) en quelque sorte en avant-première et dans une certaine intimité.

Karina Abramian, Présidente de l’association, a rappelé le programme, composé de pièces de Mozart (1756-1791) qui est considéré -et quiconque l’écoute comprend pourquoi- comme étant l’un des plus grands compositeurs de l’histoire de la musique européenne. Cet homme, acharné de travail, emporté trop tôt par la maladie, à seulement 35 ans, a pu composer notamment 18 sonates et une vingtaine d’opéras. 

Cet immense virtuose, au piano comme au violon, a porté à un point de perfection le concerto, la symphonie, la sonate et l’opéra. Il va de soi qu’il faut faire preuve d’excellentes qualités pianistiques pour l’interpréter avec grâce, ce que réussit parfaitement Konstantin Scherbakov, réputé pour son jeu inspiré et ses capacités d’évocation.

Il nous a fait entendre la Fantaisie en do mineur KV 475 puis la Sonate en do mineur numéro 14 KV 457, moins souvent jouée, mais qui complète en quelque sorte la première. Après un court entracte il a poursuivi avec la Fantaisie en ré mineur KV 397 et la Sonate en la majeur, puis la transcription de Liszt sur deux thèmes des Noces de Figaro.

La conception musicale du premier morceau -qui est peut-être la sonate la plus connue de Mozart- est tout à fait audacieuse avec de multiples changements de tempo qui installent une forte intensité de l’expression. L’aisance au clavier du soliste et son sens de l’énergie rythmique ont ici eu l’occasion de se révéler pleinement.

Jouant sans partition, il est habité par chaque note et on remarque vite que les critiques musicaux ont raison de le considérer comme le pianiste de l’équilibre et de la gravité. La Sonate en la majeur est célèbre pour sa troisième partie (Rondo alla Turca) dite Marche turque.

Depuis mon siège je ne voyais pas ses mains sur le clavier du Steinway mais, à ses mouvements d’épaule je me rendais compte qu’il les suspendait régulièrement (parfois jusqu’à trois secondes) très en dessus des notes afin, peut-être de jouer avec le plus de retenue possible. Ses sourcils en tout cas étaient fort expressifs et j’ai souvent eu le sentiment d’assister à une conversation avec l’instrument.

Point n’était besoin d’être spécialiste pour noter les énormes écarts de vitesse dans le jeu et par la même de mesurer la difficulté des oeuvres. Je me suis interrogée sur ce que Mozart avait cherché à provoquer chez l’auditeur et si nous ressentons autre chose, du fait de notre mode de vie qui nous a entrainé vers toutes sortes de musiques. On m’a dit qu’à trois ans il disait : chercher sur le piano les notes qui s’aiment.

Il a choisi pour terminer la fantaisie de Franz Liszt parce qu’elle a connu son âge d’or quand la renommée de l’artiste en a fait un grand succès au XIX° siècle. Il faut lui reconnaître d’avoir inventé le récital de piano, disant avec fierté : le concert, c’est moi. Une assertion qui témoigne combien le talent du compositeur ne serait rien sans celui de l’interprète.
Le soliste est revenu après les saluts avec un morceau d’un autre compositeur, extrait de Casse-noisette de Tchaikowski qui du fait qu’il faut croiser régulièrement les mains, confirmait son incroyable dextérité … en plus de terminer sur des notes joyeuses.

C’était un bonheur immense d’entendre ce soir ce grand pianiste, le seul au monde à posséder à son répertoire, outre l’intégralité des sonates pour piano de Beethoven, toutes les transcriptions symphoniques Litz-Beethoven, et je crois également toutes les oeuvres de Rachmaninov et de Leopold Godowsky, lequel fut un des pianistes les plus recherchés au monde … à son époque car l’immense dextérité de Konstantin Scherbakov lui vaut d’être sollicité par les plus grands festivals, c’est dire notre chance ce soir d’avoir pu l’entendre.
Renseignements complémentaires à propos de l’association auprès de Karina Abramian, Présidente de l"AAMA" : 14 cours Pierre Fresnay 92160 Antony - 06 87 56 64 15 - musikkarina@gmail.com

mardi 17 décembre 2024

Les roses fauves de Carole Martinez

J’avais envie de lire Les roses fauves parce que j’apprécie le style de Carole Martinez mais je n’avais pas encore concrétisé l’intention. Avoir entendu l’auteure en lire de larges extraits à l’occasion du Salon du Livre Merveilleux de Châtenay-Malabry a précipité ma lecture.

Je vous souhaite d’avoir, vous aussi, un jour l’occasion de vivre un moment d’une telle magie. Certes, la présence de Karine Herrou Gonzalez, danseuse de flamenco, et du guitariste Cristóbal Corbel, a largement contribué à créer l’atmosphère adéquate. Ce n'est pas un hasard si une voix flamenca chante sur le chemin (p. 89).

Je salue le travail de ce trio qui mériterait totalement d'être à l'affiche d'une petite salle parisienne. D'abord parce que l'auteure a été comédienne et interprète donc admirablement les dialogues de son livre, écrit dans une forme de prolongement de l'immense succès de son premier ouvrage, Le coeur cousu, publié en février 2007, mais dont la lecture peut tout à fait être indépendante.

On apprend d’ailleurs dans celui-ci que le titre de son premier roman fut une idée de son éditeur, et sans aucun rapport avec la tradition dont il va être question dans Les roses fauves (p. 52).

Elle rencontre Lola à l’occasion d’une résidence d’écriture, dans un petit village breton. Elle vit seule au-dessus du bureau de poste où elle travaille, et se dit comblée par son jardin. Dans son portefeuille, on ne trouve que des photos de ses fleurs.

Son héritage est composé d’une boiterie qui l’a longtemps tenue à l’écart, d’une armoire de noces bretonnes ornée de roses de bois sculptés et de cinq cœursbrodés par des femmes de sa lignée espagnole, quand elles ont senti la mort venir et gonflés de bouts de papier sur lesquels étaient écrits leurs secrets. Une coutume andalouse veut qu’on se les transmette de mère en fille aînée, toutes prénommées Dolorès, sans jamais les découdre ni en lire les papiers qu’ils emprisonnent … à moins que l’un d’entre eux ne se rompe sans aide extérieure. Je suis la gardienne d’une histoire que j’ignore et qui ne m’appartient pas. L’origine de la douleur s’est perdue (…), et trouve sa réponse, peut-être, dans le coeur déchiré (p. 70).

La construction adoptée par Carole Martinez alterne les réflexions intérieures de l’auteure sur le processus créatif, les dialogues avec Lola la postière, détentrice des cœurs et la retranscription de leur contenu, autorisant une dimension surréaliste proche du conte pour répondre à la question de savoir si nous sommes écrits par ceux qui nous ont précédés.

Je crois aux histoires de famille, à leur capacité à nous hanter (p. 55). Le lecteur hésite néanmoins à prendre cette fable pour argent comptant mais l’auteure a tout de suite justifié sa position : Un roman n’est pas une mensonge puisqu’il ne se présente pas comme la vérité, même s’il s’en donne les apparences (p. 67). Elle insiste même : Contrairement à Lola je ne pense pas qu’il y ait une frontière nette entre la réalité et la fiction. Le roman surtout nous entraine sur des territoires flous, il occupe les lisières (p. 97).

Boiter fut longtemps interprété dans les campagnes comme un signe de pacte diabolique. Un vieil homme considère que les boiteuses ont un pied en enfer et, au moindre faux pas, elles entraînent les gens dans le malheur. C’est de passer le seuil trop souvent entre la vie et la mort qui leur donne cette démarche. Elles savent faire ça. Revenir chez les vivants pour les faire chier (p. 306). Et le fait que Lola se soit quasiment métamorphosée en une très belle femme renforce l’animosité.

On comprendra au fil des pages que Lola est au carrefour de son histoire familiale et de celle du village, au carrefour des vivants et des morts, là où s’épanouissent les roses fauves et les douleurs anciennes, là où ces fleurs se gorgent de sang et de désir (p. 320).

C’est devenu obsessionnel pour l’auteure qui ne demande même pas à Nelly comment ces roses ont pu sortir de mon roman et arriver chez elle (…) cette terreur que j’éprouve face à quelques roses en bouquet (p 304). On comprend que le passé opère des résurgences. On croit que tout s’oublie mais “des rhizomes ont creusé l’inconscient collectif “(p. 320). Ces phénomènes sont d‘autant plus naturels pour Carole Martinez que sa grand-mère l’a élevée dans un monde magique (p. 321).

Née en 1966 en Moselle, Carole Martinez est devenue professeur de français après des études de lettres. Elle a enseigné en France, en Espagne et en Irlande. En 2005, elle a profité d’un congé parental pour se lancer dans l’écriture, inspirée par les contes que lui racontait sa grand-mère.

Son premier roman, Le coeur cousu (2007) situe l’action dans un village andalou imaginaire et suit les aventures de Frasquita, une couturière aux pouvoirs magiques. Ce livre reçoit de nombreux prix, dont le Prix Renaudot des lycéens et le Prix Ulysse.

En 2011, elle publie Du domaine des murmures, une histoire se déroulant au XII° siècle, qui lui vaut le Prix Goncourt des lycéens et qui fut brillamment adapté au théâtre cette année. La Terre qui penche (2015) sera lui aussi autant imprégné de réalisme que de fantastique. Après Les roses fauves, son dernier ouvrage, Dors ton sommeil de brute (2024), sera sélectionné pour plusieurs prix.

Elle est également scénariste pour le cinéma et la télévision, et écrit des pièces radiophoniques pour France Culture. Son style d’écriture, marqué par une grande sensibilité et une imagination fertile, aborde des thèmes universels tels que l’amour, la quête d’identité et les relations familiales. 
Bla

Les roses fauves de Carole Martinez, Gallimard, 20 août 2020
Sorti depuis en édition Poche

lundi 16 décembre 2024

Mon inséparable de Anne-Sophie Bailly

Les inséparables sont de petits oiseaux de la famille des perroquets dont l’habitat naturel est situé dans le sud de l’Afrique et à Madagascar. Leur surnom tient au fait que les oiseaux de ce genre demeurent généralement en couples extrêmement liés. Selon une croyance répandue, si l'un des deux meurt, l'autre se laisse mourir. En réalité, l'inséparable peut vivre seul, mais c'est un animal grégaire : il aime avant tout vivre en collectivité. 

C’est tout à fait ce que démontre Mon inséparable dont le titre fait surtout référence à la relation nouée par Mona (Laure Calamy), maman solo, avec son fils Joël (Charles Peccia Galletto). Les parents d’Océane (Julie Frogeront un comportement assez semblable d’ailleurs bien qu’ils soient mariés. Elle est fusionnelle avec son fils, au point de n’avoir plus de vie personnelle. Persuadée d'agir pour son bien, elle le chouchoute comme elle prend soin de leurs oiseaux dont la cage est un clin d’œil manifeste.
Mona vit avec son fils trentenaire, Joël, qui est "en retard". Il travaille dans un établissement spécialisé, un ESAT, et aime passionnément sa collègue Océane, elle aussi en situation de handicap. Alors que Mona ignore tout de cette relation, elle apprend qu’Océane est enceinte. La relation entre mère et fils vacille.
Anne-Sophie Bailly, dont c’est le premier long-métrage, aborde plusieurs sujets délicats : d’abord, les handicapés ont-ils accès au travail ? La réponse est oui, bien que ce soit dans des conditions particulières au sein d’ESAT. Ensuite, sont-ils "autorisés" à avoir une vie amoureuse ? Sans doute pas vraiment car ils sont contraints de se voir à la sauvette, à l’instar de couples illégitimes et le parallèle entre le fils et la mère est parlant. Il est cependant moins compliqué pour elle d’avoir recours à une chambre d’hôtel que pour lui.

On monte d’un cran dans l’interrogation. Ont-ils le droit de fonder une famille ? Etant donné qu’il est impossible de répondre par la négative, l’entourage et l’institution rusent, par exemple en favorisant des dispositifs contraceptifs quasi infaillibles comme les implants. Le film montre parfaitement qu’un couple composé de deux personnes porteuses de handicap peut connaître l’amour, avec des sentiments profonds et avoir un vrai désir d’enfant, tout en ayant les mêmes incertitudes que tout un chacun et les mêmes réponses totalement adéquates. Que feriez-vous si votre bébé pleure ? Je le prendrai dans mes bras répond spontanément Océane, ajoutant c’est pas ce qu’il faut faire ?

Classé dans la catégorie Drame, je trouve qu’en fait il s’agit plus d’une comédie sociale. Certes, la situation est grave, et elle est traitée avec sérieux, mais le film offre beaucoup de moments heureux et contient un potentiel comique, sans doute à l’instar de la vraie vie où tout n’est jamais ni totalement gris ni tout à fait rose.

La confrontation avec le père biologique de Joël montre bien qu’on peut être considéré comme normal et avoir eu un comportement inacceptable. On pourrait à ce moment là basculer dans le glauque ou le vaudeville et la réalisatrice parvient à suggérer sans faire de procès à charge.

Ce film est très réussi en ce sens qu’il traite en parallèle de l’émancipation du fils par rapport à la mère comme de celle de la mère par rapport au fils (et à sa mère qui décède au même moment) sachant que le soin crée toujours une co-dépendance entre le soignant et le soigné. Chacun va être amené à grandir et le scénario montre d’ailleurs que Joël est davantage prêt à s’émanciper de sa mère qu’elle de lui …
Le personnage de Mona est complexe. Son prénom signifie "seule"... et après des années de sacrifice (consenti) elle arrive à un âge délicat, ressent un certain vieillissement et l'urgence de penser à elle. Sa rencontre avec Frank (Geert Van Rampelberg) n'est pas un coup de tête mais elle a du mal à exprimer les sentiments qui la traversent. Elle s'exprime avec dureté et la culpabilité sous-jacente devient un ressort de jeu.

Elle va exploser face à cet homme qui n'a pas compris la situation. Elle est touchante, les pieds nus, sous la pluie, épuisée et tournant le dos à son amant, simplement vêtue de la ceste de son fils. La scène montre à la fois une femme démunie, révoltée, et dont la colère prête malgré tout à sourire.
Les comédiens sont formidables de justesse, à commencer par la très naturelle Julie Froger (ci-dessus), ce qui témoigne, si c'était nécessaire, qu'on peut être handicapé et acteur, comme l'avait si remarquablement démontré la troupe d'Hamlet dirigée par Chela de Ferrari qui s'illustra dans le festival Imago. On peut aussi penser à Gabriel Donzelli qui m'a époustouflée dans le naturel (et le talent) qu'il manifeste pour parler de ses handicaps dans un one-man show prodigieux.

Si Charles est acteur et aime jouer, avec sa façon de parler et de voir le monde qui lui est propre, par contre Julie n’est pas actrice mais elle a aimé cette expérience, et a eu à coeur de défendre cette possibilité d'être en couple. Charles comme Julie ont des points communs avec leurs personnages, mais ne sont pas leurs personnages.

Charles n’a pas les mêmes obsessions ni les mêmes endroits d’incompréhension que Joël : c’est un acteur, en situation de handicap. Les handicaps de Joël et Océane sont peu visibles, ce qui rajoute à leur mystère : c’est par un trouble de l’élocution, une démarche, un regard qu’on le devine. Et la direction d’acteurs est très fine. Le film évite miraculeusement le misérabilisme et le voyeurisme. Il est davantage charnel et mystérieux avec une part de non-dit. 
Charles Peccia Galletto (ci-dessus) est pressenti pour être nominé comme révélation masculine à la prochaine cérémonie des César. A suivre donc. A commencer par l'annonce officielle des nominations le 29 janvier 2025.

Anne-Sophie Bailly est née et a grandi en Franche-Comté. Elle n’est pas du "sérail" mais a travaillé comme comédienne, après des études de théâtre et de sciences politiques avant de passer in extremis le concours de la Fémis à 27 ans, ce qui est l’âge limite. Elle y a réalisé plusieurs courts-métrages naviguant entre le documentaire et la fiction.Elle vient d’une famille de soignants, et la représentation des gestes du soin guide habite tout son désir de cinéma autour des thématiques du soin, de la maternité, la filiation, la transmission. Son court-métrage de fin d'études, La Ventrière (2021) en témoigne. Il a été sélectionné dans plus de quarante festivals à travers le monde et a remporté une dizaine de prix. Elle est aussi scénariste pour d’autres réalisateurs. Mon inséparable est, je le rappelle, son premier long-métrage.

La genèse de ce film vient d’une rencontre qu’elle a faite dans une maison de retraite où travaillait sa mère, avec une femme de 60 ans dont la mère avait 80 ans et qui avaient toujours vécu ensemble parce que la fille, Yolande, avait un handicap qu’on définirait comme un retard intellectuel, et quand la mère était devenue dépendante, sa fille l’avait suivie "par obligation" en maison de retraite.

Il y aurait environ 10 % (entre 6 et 13% en fonction de la définition sur laquelle on s’appuie) de personnes handicapées dans la population française, ce qui est énorme. Ceux qui fondent une famille vivent en général à proximité de leur famille, dans un appartement qu’ils louent comme n’importe qui. De toute façon, les foyers n’accueillent pas de famille. Et cette question n’est pas pensée parce qu’on est sur un tabou eugéniste. A fortiori sur la question des droits de l’enfant à venir. 

La fin est ouverte, il ne pouvait pas en être autrement. Nous ne saurons pas si Joël et Océane réussiront à devenir de "bons" parents mais si les familles dites "normales" n’étaient jamais dysfonctionnelles on le saurait, non ?

Mon inséparable de Anne-Sophie Bailly
Avec Laure Calamy, Charles Peccia Galletto, Julie Froger, Geert Van Rampelberg …
Sortie en France le 25 décembre 2024
Première mondiale au Festival de Venice 2024
Photos © Lucas Charrier 

dimanche 15 décembre 2024

Célèbre de Maud Ventura

Trois ans après le succès de Mon mari, son premier roman, Maud Ventura, fait le portrait d'une chanteuse qui s'est autoprogrammée pour acquérir la célébrité, dans un roman intitulé Célèbre, qu'elle dédie … à son mari.
La célébrité est ma vie. Est-ce que j'étais préparée à un tel succès ? Bien sûr que oui.
Cléo grandit dans une famille dont elle déplore la banalité. Dès l'enfance, elle n'a qu'une obsession : devenir célèbre. Au fil des années, Cléo saute tous les obstacles qui s'imposent à elle, arrachant chaque victoire à pleines dents, s'entaillant la cuisse à chaque échec.
À la surprise de tous, sauf d'elle-même, Cléo devient une star mondiale, accumulant les millions de dollars, les villas à Los Angeles et les récompenses.
Ce second roman aborde un thème qui avait déjà été traité par Olivier Bourdeaut dans Florida. J’attendais donc que le sujet soit abordé sous un autre angle. 

On découvre Cléo Louvent épuisée et retirée du monde dans une île déserte (un séjour qui coûte malgré tout une fortune) quelque part dans l’hémisphère sud. Elle fait allusion à des cicatrices qui zèbrent son corps et du coup attire notre sympathie quand elle confie qu’il y a un prix à payer pour la célébrité et il se paie chaque jour (p. 23). On se doute qu’il ne s’agit pas d’argent. Mais on ne se doute pas à quel point elle va payer cher, non pas vraiment sa célébrité, mais le comportement qui lui est associé.

Pourrez-vous néanmoins la croire puisqu’elle prévient qu’elle a romancé sa vie (…), fabriqué de faux souvenirs (…) il suffit de raconter un même évènement plusieurs fois. Au bout de la troisième ou de la quatrième occurrence, le passé commence à se recomposer (p. 31) et on comprend qu’elle a réécrit sa vie.

On se sent un peu mené en bateau car un peu plus loin elle nuance : A strictement parler, ma célébrité n’est pas un mensonge, ce n’est pas encore vrai. J’anticipe (p. 92).

On la découvre très vite plutôt dédaigneuse à l’égard de son entourage, voleuse, envieuse, déjà aigrie mais on remarque aussi qu’elle n’a pas davantage de compassion pour elle-même puisqu’elle s’écrase une cigarette sur le bras pour se punir de n’avoir pas réussi ce qu’elle aspirait à faire.

Les “punitions » ne cesseront pas. Elle se taillade bientôt la cuisse au rasoir en représailles de n’être pas à la hauteur d’une certaine Jane Cabello dont elle a étudié la réussite. Je ne connais même pas cette starlette et je sens que je vais avoir du mal à poursuivre la lecture jusqu’à la 541ème page. On sait très bien que,  quoique écrit à la première personne, Maud Ventura n’est pas le personnage en question. Puisque tout a été inventé alors pourquoi y croire ?

Comment plaindre Cléo d’éprouver l’exact contraire du syndrome de l’imposteur ? Je pense que j’ai un talent fou et je me demande quand le monde entier finira par s’en rendre compte (p. 79). Je veux bien apprécier si c’est du second degré mais rien n’est moins sûr. Le doute s’évanouit quand je lis (p. 119) : je ne suis ni riche ni célèbre à 25 ans, comment pourrais-je me réjouir ? Et je pense à cette homme politique qui associait la réussite au port d’une Rolex au poignet. 

Et je ne suis pas certaine qu’elle ait raison d’affirmer que le seul moteur des grandes réussites est la frustration (p. 108). Beaucoup d’assertions résonnent joliment mais sonnent faux. Elle prétend pleurer en silence sous sa douche (p. 112) quand au même moment j’entends chanter Gaëtan Roussel (album Eclectique - piste 1) : On ne pleure pas dans l’eau.

Je ne suis pas psy mais je pense que cette femme a un très grave trouble de la personnalité. Je lis un peu vite le mot scarification et je comprends starification. Maud Ventura aurait-elle cherché à nous offrir un livre de développement personnel dévoilant la meilleure méthode pour devenir célèbre tout en nous prévenant qu’il vaudrait mieux ne pas mettre le petit doigt dans cet engrenage ? Je déteste les injonctions paradoxales. Me voilà servie.

Le séjour sur l’île déserte est un cauchemar mais bien entendu, notre vaillante héroïne se “promet d’aller jusqu’au bout des trois semaines convenues, pas un jour de moins“ (p. 150). Et … je fais comme elle, je poursuis la lecture …

On ne s’isole pas volontairement sur une île déserte si on n’a pas de sérieux comptes à régler avec soi-même (p. 154). Nous y voilà, nous allons savoir enfin quelle est sa motivation profonde et connaître la nature de la vengeance sous-jacente : La célébrité n’est pas une victoire. C’est une vengeance (p. 38).

En fait, non. On aura juste confirmation de son égocentrisme, de son côté calculateur par intérêt, de sa gentillesse pour mieux manipuler l’entourage et faire avancer sa quête absolue de perfection (sauf d’elle-même car elle est le contraire d’une personne parfaite). C’est toujours moi-moi-moi.

On apprend quand-même qu’aux États-Unis les interviews sont scriptées (p. 225) évitant soigneusement d’aborder les 207 sujets interdits au cours d’un enchaînement non-stop de 14 heures d’entrevues. Pour le reste, on sait bien qu’on ne prête qu’aux riches et que les sollicitations abondent par effet boule de neige quand on gagne en notoriété.

On pourrait considérer qu’être célèbre c’est être dispensé d’accomplir des tâches triviales (comme vider le lave-vaisselle et vous vous amuserez du recensement qu’elle liste p. 428) à tel point que le réel parait parfois si loin (p. 314). C’est l’instant où je pourrais m’attendrir un peu car il est vrai qu’on peut vite décrocher de la réalité quand on est soumis à un mode de vie qu’on ne maitrise pas et qui nous est dicté par des conditions extérieures échappant à notre volonté. J’ai expérimenté cette situation quand j’ai travaillé en cabinet ministériel. Tout y est si surréaliste qu’on perd (hélas) le sens du concret en l’espace d’une semaine.

Mais je ne la suis pas quand elle cherche à nous apitoyer en pleurnichant que le succès est plus difficile que l’échec (p. 355) ni lorsque je m’aperçois qu’elle méprise cette classe sociale à laquelle elle n’a eu de cesse d’appartenir. Être pauvre n’est pas une chance, non !

La comparaison avec Miranda, l’exigeante et harcelante patronne du Diable s’habille en Prada, satisfait son orgueil (p. 477). Mais elle est pire que ce personnage qui s’adoucit à la fin. Elle, jamais. Elle reconnaît à son amie Aria (on se demande d’ailleurs au passage comment ses amies font pour la supporter) n’avoir plus beaucoup de tendresse à donner (c’est un euphémisme) en particulier à son conjoint.

Et ce n’est pas le détour qu’elle a fait pour lui acheter des gaufres chez Meert, (dont l’auteure précise que la boutique se trouve rue Elzévir, ce qui est bien entendu exact, et qui me fait penser qu’elle aussi se livre à du placement de produit, quand cela vaut le coup, … sans doute pas avec la marque de luxe française qui -elle- n’est pas citée).

Je m’en veux aussitôt de raisonner ainsi car j’ai moi-même donné les trois adresses du fabricant dans un de mes articles -ici- sans avoir négocié aucune contrepartie). 

Que penser aussi de la façon de Cléo de gagner des instants de tranquillité en se fracturant la cheville ? Est-ce pour nous faire rire (ou pleurer) que l’auteure raconte ses multiples tentatives ? La maladie mentale est de plus en plus évidente. Elle est en plein délire paranoïaque (p. 489) et j’ai peur de finir par effet de contamination par voir mes facultés de jugement altérées.

La lecture des remerciements n’estompe pas du tout mes doutes. Je finis par tout prendre au troisième degré tant le dernier chapitre était insoutenable. Mais voilà que Maud Ventura écrit quelques mots à la toute fin pour rendre hommage à Sophie de Sivry, la fondatrice de sa maison d’édition, L’Iconoclaste, et connaissant cette personne hors normes je ne tergiverse plus. Je sais que sa sincérité est absolue … du moins dans ces dernières lignes.

Célèbre de Maud Ventura, chez L'Iconoclaste, en librairie depuis le 22 août 2024

samedi 14 décembre 2024

Saint-Ex, le film de Pablo Agüero

Le générique se déploie sur un ciel de nuages en embellie, en toute logique puisqu’il va s’agir d’aviation. Nous sommes prévenus que le scénario est librement inspiré des aventures de Saint Exupery. Il se déroulera de 1930 à 1944, date de la mort de Saint-Ex.

Ne vous attendez donc pas à une biographie qui retracerait le parcours de l’homme. L’histoire se concentre sur une semaine de son métier d’aviateur aux côtés de son immense ami et mentor Henri Guillaumet et de sa femme, Noëlle, tous trois au service de l’Aéropostale.

Leur credo est toujours plus vite, toujours plus loin, toujours ensemble et nous verrons qu’il n’y a jamais trop de sacrifices pour le satisfaire comme leur devise : le courrier est plus important que la vie.
En 1930 Antoine de Saint-Exupéry est pilote de l’Aéropostale en Argentine. Quand Henri Guillaumet, son meilleur ami et le meilleur pilote de la compagnie (peut-être de toute l'histoire de l'aviation), disparaît dans la cordillère des Andes, Saint-Ex décide de partir à sa recherche. Cette quête impossible l'oblige à se dépasser, en faisant de sa capacité à rêver sa plus grande force...
Certes, j’ai été déçue de ne pas suivre l’entièreté de la vie de Saint-Ex. J’espérais un plan séquence sur l’arboretum de Verrières-le-Buisson où il se promenait avec sa fiancée Louise de Vilmorin. On n’apprend rien de son activité littéraire mais on le voit régulièrement dessiner, griffonner serait plus exact. Il est amusant de se souvenir que trouvant les propositions des illustrateurs "trop bien" l'écrivain finira par exécuter lui-même ceux du Petit Prince qu'il voulait simples et maladroits comme un dessin d'enfant.

Cela étant le réalisateur nous offre un hommage vibrant à l'écrivain qui fut aussi un héros, comme Henri Guillaumet, dont on ne mesure pas assez le courage aujourd'hui et dont il faut savoir qu'il a effectué près de 400 fois la traversée de la Cordillère, ce qui lui vaudra le surnom d'ange de la Cordillère après la survie légendaire à son crash du vendredi 13 juin 1930.

Pablo Agüero partage son temps aujourd'hui entre l’Argentine et la France. Il est né en Patagonie en 1977, au pied de l'Aconcagua, à l'endroit même que Saint-Exupéry survola plusieurs jours à la recherche inlassable de son ami perdu. Après des études à l’école de cinéma à Mendoza (Argentine), il s’est présenté au festival de Toulouse et a décidé ensuite de rester en Europe. C’est après avoir vécu la deuxième moitié de sa vie en France que lui vint l'idée de retourner à la Cordillère des Andes pour filmer les aventures de Saint-Ex.

Il explique que Le petit Prince était le seul livre qui se trouvait chez lui quand il était enfant et combien ce conte philosophique l'a aidé à surmonter l'extrême précarité de ses conditions de vie, le poussant à bâtir son propre univers imaginaire, ce qui légitime totalement -si besoin était- son désir de lui dédier un long-métrage.

Il faut louer son travail de recherches préalables qui lui a permis d'apprendre que, des années avant d'écrire son best-seller, l'écrivain avait rédigé une nouvelle sur deux jeunes filles d'origine française qu'il appelait "les petites princesses d'Argentine", qu'il avait rencontrées suite à un accident d'avion et qui avaient comme mascottes... un renard et un serpent ! Il a ensuite découvert l’île aux oiseaux, et compris en quoi l'originalité de sa forme évoquant un chapeau inspira l'un de ses plus célèbres dessins. Enfin Juan Gualberto, le petit berger, qui sauva l'aviateur existe bel et bien. Il a été décoré par Jacques Chirac soixante-et-onze ans plus tard pour avoir retrouvé Guillaumet.

Si on connait ce contexte on comprend mieux qu'il ait cherché à faire un film poétique sous forme de conte dans l'esprit de Saint-Exupéry, ponctué d'indices qui seront le terreau, dix ans plus tard, de l'un des textes les plus universels de l'Histoire. On accepte alors de voir un héros décalé, éternellement enfantin, presque naïf, capable d'humour et de second degré, désinvolte et inconscient, mais flamboyant de courage qui est formidablement incarné par Louis Garrel, sans doute un de ses plus beaux rôles. Et on pardonne l'invraisemblance à tendre un croquis en plein vol par la porte ouverte pour signaler leur position à son ami pilote alors qu'il est dans la partie inférieure de l'avion collé à une otarie comme à une couverture chauffante (même s'il est exact que le poète garda cet animal dans une baignoire en région parisienne).

Il fait la paire avec Henri Guillaumet, un autre héros, très différent, plus viril, théoriquement infaillible qui lui aussi est parfaitement interprété par Vincent Cassel. L'homme était marié à une suissesse et bien entendu le charmant accent de Diane Kruger ajoute de la crédibilité au personnage. De même que sa coupe de cheveux, inspirée par l'élégance d'Anne Lindbergh, elle aussi aviatrice.

Ce qui est très réussi, outre la combinaison entre les faits réels et les indices auxquels je fais allusion ci-dessus c'est la bascule entre la toute puissance d'Henri et la fragilité d'Antoine qui va s'opérer après l'accident du premier, obligeant le second à devenir meilleur que le premier l'espace d'un moment. Cela nous donne une leçon de vie complémentaire.

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