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La publication des articles est conçue selon une alternance entre le culinaire et la culture où prennent place des critiques de spectacles, de films, de concerts, de livres et d’expositions … pour y défendre les valeurs liées au patrimoine et la création, sous toutes ses formes.

jeudi 23 octobre 2025

Gagnant-Gagnant, la nouvelle comédie de Gilles Dyrek

Je me trouvais au Mexique quand j'ai remarqué que Venise sous la neige, le grand succès que j’avais vu en 2010 et qui fut joué plusieurs années durant à Paris (dans divers théâtres) était à l’affiche dans un théâtre de Coyoacan (en mexicain).

C'est bien la preuve que les pièces écrites par Gilles Dyrek ont un grand potentiel de longévité. Rien d'étonnant donc à ce que la Comédie Bastille reprenne Gagnant-gagnant dans la foulée de son succès au dernier festival d'Avignon au théâtre de la Condition des Soies.

Je m'attendais à une bonne comédie et je n'ai évidemment pas été déçue. Et même au-delà de ce qu'on peut espérer car tout y est réussi. La distribution est équilibrée. Les rôles également. Aucun acteur ne prend durablement l'ascendant sur un autre. Chacun des 13 personnages a sa place. Les dialogues sont drôles sans jamais verser dans la vulgarité. Leur rythme est dosé à la perfection.

Je ne peux faire que des compliments à ce spectacle. Il ne changera pas le monde. Il ne modifiera pas notre vision de l’entreprise mais il procure une heure trente d’oxygène, ce qui est déjà de l'ordre de la performance.
La bienvenue à la convention annuelle de Symbiosis est souhaitée aux spectateurs pour "fêter les victoires" et remettre le Symbio d’or devant toute l’entreprise réunie. Ce serait du moins le programme si l’on avait pu compter sur le sérieux et la compétence des intervenants. Mais avec un PDG pris entre contrôle fiscal et la révélation de son infidélité au grand jour, un directeur commercial qui préfère jouer le match contre Châteauroux et Stéphane, infographiste sincère mais maladroit, le grand rassemblement tourne vite à la catastrophe...
Ceux qui ont l'habitude des conventions d'entreprise reconnaitront la plupart des situations même si, dans la réalité, les couacs ne s'enchainent pas à ce point. Les autres devineront que ces moments censés rassembler les forces humaines d'une société ne remplissent pas toujours leurs objectifs et peuvent être le théâtre de véritables désastres.

On a droit aux gags visuels, pied qui se prend dans le micro, café qui éclabousse le vêtement, aux pannes techniques, de son ou d'image, puisque, comme nous le rappelle un des participants, … une convention d’entreprise sans problème technique ne serait pas.

Il y a aussi les quiproquos, la gestuelle des intervenants, les révélations incongrues, les dérapages, les applaudissements opportunistes, les craquages, les fous rires … Et puis le discours forcé d’inclusivité, et surtout les formules garanties langue de bois, les termes franglais, les lapsus (mise en pièces au lieu de mise en place), les tics de langage (j'ai compté 15 "du coup" en quelques minutes) et les citations qui tombent à propos … ou pas, comme c'est souvent le cas dans ce type d'évènement.

On méditera donc la pensée opportuniste de Winston Churchill (1874 - 1965) : Un pessimiste voit la difficulté dans chaque opportunité, un optimiste voit l'opportunité dans chaque difficulté.

Le patron s'appelle Monsieur Duprofit, la blague est évidente. Il y a même des jeux de mots cachés, comme l'association du prénom du fils de Stéphane Gaël à l'information qu'il est son enfant, pour nous explique le prêt du taille-crayon de Gaël, mon fils, (allusion au patronyme du journaliste sportif).

Tout organisateur de convention qui se respecte prévoit forcément quelques goodies, mot anglophone pouvant être traduit comme petits cadeaux. Le spectateur ne repartira pas les mains vides. Il recevra en souvenir un crayon, … certes non taillé et important des mentions erronées car, comme bien souvent, l'info n'est pas passée
On pourra déceler une certaine gravité derrière les rires. Aviez-vous déjà imaginé qu'en changeant de genre, passer du masculin au féminin aurait pour conséquence de faire baisser votre salaire de 25 % ? La grande promesse d'égalité des salaires hommes-femmes faite dans les années 1970 est en effet restée lettre morte.
Il faut ajouter que si l'écriture de Gilles Dyrek semble à ce point juste c'est parce qu'il connait très bien le monde de l'entreprise et du théâtre dont elle est le lieu dans ce type de convention, au motif qu'il en a régulièrement animées.

Il est en effet comédien, auteur de théâtre, metteur en scène et formateur. Cette saison il a joué au Petit Montparnasse Aïe, d’Attica Guedj. Ses deux dernières comédies, Le retour de Richard 3 par le train de 9h24 et Je m’appelle Georges, ont été nommées aux Molières au titre de meilleure comédie du théâtre privé.

Quant à Symbiosis Consultants c'est bel et bien un organisme de formation professionnelle, certifié Qualiopi, dont la mission est de faire en sorte que chacun vive mieux dans son entreprise, avec son équipe, dans son métier avec plus d’implication et de proximité. Ils ont entourés d’une quinzaine de comédiens professionnels qui animent des formations, font du coaching, et participent aux événements. C'est donc en toute logique et légitimité que cet organisme produit le spectacle.

Gagnant-Gagnant de et mis en scène par Gilles Dyrek
Avec Xavier Martel (Matthieu, Bruno, Francis, Denis), Jean-Gilles Barbier (Jean-Michel, Roberta), Séverine Debels (Marie, Céline, Jessica), Benjamin Alazraki (Marc, Pascal, Jean-Bernard) et Gilles Dyrek (Stéphane)
A la Comédie Bastille - 5 rue Nicolas Appert - 75011 Paris
Les mercredis et vendredis à 19 heures, les jeudis et samedis à 21 heures
Jusqu'au 3 janvier 2026

mardi 21 octobre 2025

Marcel et Monsieur Pagnol, un film de Sylvain Chomet

J'avais été emballée par la bande-annonce du film d'animation Marcel et Monsieur Pagnol. Curieusement la réalisation m'a déconcertée et … déçue.

Je croyais connaitre la vie de cet écrivain (1895-1974), pour qui le cinéma fut si déterminant mais j'avoue qu'il me manquait quelques clés. Je suis donc "passée" à côté de multiples clins d'oeil et d'allusions. Mais je pense que ce fut bien pire pour le public venu ce jour-là au cinéma.

Annoncé à partir de 8 ans, il y avait dans la salle des enfants beaucoup plus jeunes qui, je pense, ont apprécié puisqu’ils ne se sont pas manifestés mais je me demande ce qu’ils ont compris car le scénario fait, et c’est une évidence, référence à des évènements qu’ils ne pouvaient absolument pas connaitre. Notamment la silhouette caricaturée de Hitler. Ou l'uniforme militaire bleu horizon des poilus de 1925 à côté de "marchands de gloire".

Les premières images font apparaitre à l’écran les noms des coproducteurs, sur une voix off nous rappelant que "la vie n’est pas belle, mais elle est jolie ; la cloche sonne ; les lumières s’allument ; voici la première musique et l’histoire peut commencer" alors qu’on nous prévient qu’il s’agit d’une histoire vraie qui a démarré à Paris en 1956 (ce qui n'est pas tout à fait exact puisque nous remonterons vite plus loin).

Marcel Pagnol salue les quelques spectateurs venus assister à une représentation de Fabien aux Bouffes Parisiens. Il a 61 ans et est persuadé que sa carrière d’auteur est terminée. Le journaliste Pierre Lazareff (dont il convient de savoir qu'il était très ami avec Pagnol) ironise sur le fait qu’il faut savoir tirer sa révérence mais Hélène Lazareff, qui était la directrice de ELLE (qui était déjà un grand magazine féminin) propose à l’homme de raconter son histoire. Elle lui conseillera d’écrire sous forme de feuilleton, en marseillais en se basant sur l’expérience belge. L’accent est la musique de son enfance et de ses premiers poèmes et nous l'entendrons jusqu'au bout, admirablement porté par la voix de Laurent Lafitte dont il convient de saluer la performance.

Nous partons alors en flash-black en 1905 à Marseille. On entendra des formules du style tout ce qui est beau est vrai mais tout ce qui est vrai n’est pas beau. L’accent marseillais retentira sur les trois quarts des dialogues, ce qui peut (aussi) dérouter un jeune public parisien.

J'ai eu le sentiment d'assister à un enchainement de leçons de vie, voire de morale : On ne monte pas sur le ring pour régler ses comptes. Tu dois laisser ta colère au vestiaire.

Souvent les titres des oeuvres sont sont biffés et un autre intitulé surgit au-dessus. Ainsi La belle et la bête devient Topaze.

Par contre il est intéressant de comprendre pourquoi Pagnol a envisagé le cinéma, parce qu'il se sentait à l’étroit au théâtre. De saisir ses interrogations puisque les images étaient encore muettes à l'époque. De mesurer son audace de se rendre à Londres pour analyser pourquoi c'est un succès chez les Rosbifs (les anglais). La projection d'un des premiers films parlants (Broadway Melody en 1929) aura chez lui un effet déclencheur. Mais il se trompe malgré tout en supposant que le théâtre est "fini" alors que sa propre pièce Marius est un grand succès.

Le cinéma est-il juste une attraction et un effet de mode ? L'interrogation est méritoire. Tout autant que son désir de faire éclater les murs du théâtre et les images le démontrent. Il y a beaucoup de bon sens dans le raisonnement qui suivra. De toute évidence, un film parlant ne suffit plus ; il faut avoir quelque chose à dire.

Je ne suis toutefois pas sûre qu'on comprenne, à travers un film d'animation, qui combine fiction et vérité, quel fut concrètement le cheminement de Marcel Pagnol. D'autant que ce n'est pas lui qui raconte, mais l’enfant qu’il a été autrefois, le petit Marcel. Le résultat est un peu déroutant.

Il y a beaucoup d'ellipses. On aurait aimé savoir comment il a rencontré Fernandel, son futur Spoutz. Il faut deviner que Jules Murano est Raimu. Il n'est pas très clair que le rôle joué par Josette Day à l’écran soit celui qu'elle a fait endurer à Pagnol dans leur vie en commun. Là encore les enfants saisiront-ils la métaphore avec la charmante petite chatte Pomponette ? D'autant que les extraits en noir et blanc des films viennent perturber l'assimilation des évènements en brouillant une nouvelle fois fiction et réalité.

Nous serons sans doute d'abord pour convenir que sa vie sentimentale fut si compliquée qu'il était impossible de la résumer exhaustivement, malgré le renfort de Nicolas Pagnol en tant que conseiller historique.

Et puis l'homme était vraiment particulier car il est exact qu'il était aussi chercheur, ce qui est encore moins connu. Ainsi, sur la fin de sa vie il a essayé de résoudre un problème mathématique auquel s'étaient heurtés les mathématiciens depuis des siècles, à savoir trouver une formule simple reliant les nombres premiers. 

Qui appréciera à sa juste valeur la mention finale rappelant qu'il a aimé les sources, ses amis, sa femme si on ne sait pas que c'est la traduction de l'épitaphe gravée sur sa tombe, qui est une citation de Virgile : Fontes amicos uxorem dilexit.

Par contre j'ai beaucoup apprécié que ce soit prétexte à nous rappeler le contexte de l’arrivée du cinéma parlant, la création du premier grand studio de cinéma, son attachement aux acteurs, l'expérience de l’écriture. J'imagine que le coffret DVD associera quelques bonus explicatifs qui permettront au spectateur de se repérer. Ne serait-ce qu'en sachant que le dénommé Osso n'est pas une caricature imaginaire mais Adolphe Osso, l’administrateur de la Paramount Hollywoodienne en France, ce qui donne davantage de saveur à sa prédiction d'un désastre à propos du cinéma parlant.

Le calendrier célèbre cette année le 130ème anniversaire de la naissance de Marcel et celle du cinéma. Le grand mérite de Marcel et Monsieur Pagnol est donc de donner un grand coup de projecteur sur l'histoire du XX° siècle en général, celle du cinéma, et en particulier la vie de Marcel Pagnol. On avait tendance à le voir principalement comme un écrivain. Il faut dire que les grands succès du réalisateur Yves Robert dans les années 90, aussi bien La gloire de mon père que Le Chateau de ma mère, avaient fait oublier la contribution si essentielle que Marcel Pagnol apporta au cinéma à travers la réalisation d'une vingtaine de films, l'écriture d'une dizaine de scénarios, sans compter ses romans adaptés et filmés par d'autres personnes que lui.

Le film d'animation est agréable à regarder et je salue le travail accompli. Je persiste néanmoins à penser que le personnage méritait plutôt un biopic d'une forme plus "classique" même si le résultat aurait été moins moderne et moins distrayant.
 
Marcel et Monsieur Pagnol, un film réalisé par Sylvain Chomet avec les voix de Laurent Lafitte, Géraldine Pailhas.

lundi 20 octobre 2025

GIACOMETTI / MARWAN OBSESSIONS à l'Institut Giacometti

Conçue, encore une fois comme une exposition à deux voix, "GIACOMETTI / MARWAN OBSESSIONS" propose un dialogue inédit entre deux artistes qui, ayant choisi de créer dans un autre pays que celui de leur naissance — la France et l’Allemagne —, interrogent les questions de la modernité à partir de deux espaces culturels différents : l’Europe et le Moyen-Orient.

Giacometti (1901-1966) et MARWAN (1934-2016) ont fait de la représentation de la tête le centre d’une recherche obstinée qui fonde leur position d’artiste (dès 1935 pour Giacometti), à partir de 1973 pour MARWAN quand il est invité un an à la Cité internationale des arts de Paris. Cette  résidence marquera une rupture. Il s’engagera alors dans un nouvel ensemble de peintures de grandes dimensions, où des têtes peintes à grandes touches sinueuses jaugent le visiteur.

Cette exposition, première présentation commune de leurs œuvres, propose une conversation croisée dans laquelle surréalisme et premières œuvres de MARWAN (1962-1972), dessins, têtes et portraits sculptés, se répondent, affirmant un lien fort entre recherche plastique et réflexion sur l’humain.

Françoise Cohen, la commissaire de l'exposition, s'est rendue à Berlin chez la femme de MARWAN où elle a choisi elle-même les oeuvres présentées, qui toutes proviennent du fond d’atelier de l’artiste. Elles les a sélectionnées et rassemblées dans un esprit d’écho avec celles de Giacometti. En voici un premier exemple :
Journal I, 1996-2000, Livre relié, aquarelle sur papier
Pour moi, un tableau n’est pas uniquement ce qui est peint et visible au moment même ; chaque peinture a eu plusieurs naissances et mûrit constamment au cours de vécus. L’image est dans un état de transformation constante jusqu’à ce que la dernière couche vienne rassembler et clore, en illuminant et dévoilant les couches précédentes. Comme avec le nid d’oiseau, fait de centaines de brindilles enchevêtrées qui portent les œufs de l’oiseau et le secret de la vie.
Cette page du Journal fait un écho évident à la main du projet inabouti de livre pour Tériade, 1951, Crayon graphite sur papier vélin, Dimensions 39 x 29 cm, Collection Fondation Giacometti, Paris. On peut lire l'annotation au crayon graphite en haut "Voici le livre commencé".

Marwan Kassab-Bachi, dit MARWAN, est né à Damas en 1934 au sein d'une famille bourgeoise. Sa  fascination pour la peinture à l’huile remonte à l’âge de 12 ans chez un ami de son père, lui donnant envie de devenir artiste. Il poursuit des études de littérature arabe à Damas où il n’y a pas encore d’école des beaux-arts mais il y rencontrera "la génération des pionniers" avec qui d’ailleurs il exposera.

Il a le projet de continuer sa formation. L'instabilité politique de son pays conduit la famille, comme tant d'autres, à l'envoyer à l'étranger. Il pense venir à Paris mais en l'absence de visa s’oriente alors en 1957 sur Berlin qui  a ceci de commun avec sa ville natale que, elle aussi, est  chargée d’histoire, et se trouve en pleine mutation politique. Bien qu'épicentre de la Guerre froide, c'est une capitale très "vivante" où il occupera plusieurs ateliers successifs, en premier lieu dans ce qui ne s’appelle pas encore Berlin-Ouest.

Il entre à la Hochschule für Bildende Kunst de Berlin où l'on enseigne la peinture abstraite. Il va, comme Georg Baselitz et Eugen Schönebeck, élèves au même endroit, se rebeller contre le style imposé et rechercher une expression en optant pour la figuration en rupture avec l'abstraction et l’art informel dominant alors dans les galeries d'Allemagne de l’Ouest. La figuration n'est pour lui un lieu où affronter les traumas de l’histoire européenne récente, mais un théâtre de l’intime et on verra comment il s'est penchée sur la question de l'incisaient et du "çà". Et surtout il a cherché son propre langage.
On constate dans la grande salle combien se dégage un singulier accord avec les plâtres et les bronzes de Giacometti de l’après-guerre, remarquables pour leur matière hérissée. et les oeuvres les plus récentes de MARWAN. Trois immenses toiles sont accrochées sur le mur du fond : "Köpfe" de 1994, Acrylique sur toile, 1986, Huile sur toile et 1986, Acrylique sur toile (ci-dessous en gros plan) :

MARWAN a peu travaillé avec des modèles, ses Têtes monumentales étant de l’ordre de l’apparition. Ces trois têtes sont caractéristiques de ses recherches sur la période 1983-2016. Il est comme Giacometti dans un ressassement infini. Non seulement ce sont des grands formats, d’environ 195 sur 114 cm (il en a fait de plus imposants encore) mais on observera que la toile ne suffit pas pour y représenter la tête dans sa totalité, soit le menton, soit le haut du crâne ont été coupés, à l'instar d'un photographe cadrant son sujet en très gros plan.

On pourrait d'ailleurs rapprocher cette constatation par le fait que son nom d'artiste est centré sur son prénom, mais que celui-ci est écrit en lettres capitales.

Ces tableaux ne sont pas du tout descriptifs. MARWAN récuse l’idée de portrait ou de travail d’après modèle, à l’inverse de Giacometti. Le peintre a beaucoup écrit un cet aspect. Il compare ses tableaux à des arbres, justifiant le choix de la verticalité, avec une oeuvre qui prend racine en bas et qui s’élance vers le haut. Il ne faut pas hésiter à s’approcher et se reculer pour considérer les choses différemment.

Faut-il y voir malgré tout une représentation de lui-même quand on lit qu'à la fin de sa vie il comparait son corps à un vieux tronc ? En tout état de cause son ami le poète Adonis nous donne sans doute la clé avec sa formule : le visage est une nudité voilée.

Devant (de gauche à droite, du fond au premier plan) des sculptures de Giacometti : Buste d'homme (dit de New York I), 1965, Plâtre, Buste de Frankel I, 1960, Plâtre (non photographié), Tête d'Annette sur tige, 1961, Plâtre, Buste d'Annette VIII, 1962, Bronze, Buste d'Annette IV, 1962, Plâtre, Buste d'Annette (dit Venise), 1962, Plâtre, Grande tête mince, 1954, Plâtre peint, Grande tête, 1958, Plâtre peint, Grande tête, 1960, Plâtre peint

Terre, plâtre, dessins, peinture, tous les mediums dont Giacometti se saisit incarnent son attention passionnée et anxieuse au modèle. De l’étude de ses proches, sa femme Annette, son frère Diego, aux grandes têtes en plâtre du début des années 1960, Giacometti retient, même dans le travail de mémoire, le souvenir du face à face avec le modèle. Dans cette observation, nulle visée réaliste, mais la manifestation d’un travail répété, parfois effacé, et absolument nécessaire, qui fonde l’existence de l’artiste comme humain. Là aussi, Giacometti et MARWAN se rejoignent.

La plus grosse sculpture avait été conçue pour la Chase Bank (comme la femme et l’homme qui marche puisque cet organisme en avait commandé 3). C'est un travail singulier du plâtre. Aucun n’est peint. Le sculpteur utilise le plâtre presque comme de la terre. On observe sur les deux premières un travail de peinture, au pinceau très fin, et des incisions  faites au canif dans le plâtre encore humide.
On remonte dans le temps dans la pièce suivante, avec ce tableau sans titre de 1976 qui marque le début d’une série de têtes-paysages. Cette tempura à l’oeuf sur toile est presque un auto-portrait même si l’artiste se défend de s’être pris comme modèle (comme s’il s’en excusait en se justifiant d'un j’étais sur place). C’est un visage représenté en contre-plongée qui nous toise, conçu comme un paysage nous invitant à entrer. Sa lecture étant difficile je l'ai reproduit à côté en en soulignant de quelques traits les sourcils, un oeil, l'arête du nez, la bouche.

vendredi 17 octobre 2025

Et toute la vie devant nous d'Olivier Adam

Le livre aurait pu s’appeler Allée des sycomores, mais existe-t-elle au moins dans la petite ville de banlieue où se déroule le roman ? Il aurait suscité des controverses, alors que Et toute la vie devant nous, personne ne peut le reprocher à Olivier Adam encore que ça pourrait aussi se discuter en y voyant un emprunt à Romain Gary.

On devine une femme et deux hommes sur la couverture, que l’on peine à discerner en raison d'un éblouissant soleil et d’un cliché pris en surexposition. On aura la même difficulté à saisir toute la réalité du déroulement de leurs vies, bien que celle-ci nous soit contée par Paul et Sarah, faisant constamment une mise au point sur les propos l’un de l’autre. Il manquera toujours l’avis d’Alex qui est pourtant le personnage principal du livre, dont il est la pierre angulaire mais mystérieuse.

Olivier Adam a régulièrement consenti à reconnaître qu’on peut trouver dans chacun de ses romans beaucoup d’éléments de sa propre histoire, qu’il "upcycle" à l’infini. Il est même allé jusqu’à se projeter régulièrement dans un personnage qui porte toujours le prénom de Paul.

Cette fois cet homme y fait une critique mordante de l’ascenseur social (p. 198) qui l’aurait propulsé écrivain. Doit-on y voir une autocritique puisque Paul (précisément Paul Steiner dans le roman Les Lisièresest son double ? Accusé de dénigrer ses origines sociales et géographiques pour en tirer profit dans ses livres il en tire profit et pire encore en se dédouanant même s’il se défend en invoquant la fiction. L’exercice de style devient vertigineux (p. 200) en prétendant donner la vraie vérité de la bouche de son ami d’enfance alors que le lecteur comprend que c’est un énième tour de passe-passe. Mais qu’importe pour nous pourvu qu’on croie … aux personnages et à leur vérité, la seule qui vaille pendant la lecture.

Le lecteur est pourtant bien forcé de prendre parti. Pensera-t-il à un plaidoyer contre ou pour (on se perd) les transfuges de classe qui revient régulièrement dans les colères d’Alex ? Convient-il de parler de transhumant de classe quand on ne parvient pas à être transfuge car qu'on revient toujours à ses origines ?

Il est vrai qu'il est bon de réfléchir à sa posture, critiquant indirectement la position d'Olivier Adam, alias Paul : comme s'il avait grandi dans une putain de cité. Comme s'il n'avait jamais été autre chose qu'un petit Blanc inconscient de ses privilèges. Comme si vraiment pour lui ça avait pu être difficile, d'une manière ou d'une autre. Mais, putain, de quoi il se plaint ? Ce à quoi Sarah tempère : Il ne se plaint pas (…) Il se positionne en témoin (p. 215). Et dans sa "vraie" vie d'écrivain Olivier Adam affirme constamment qu'il aime ces lisières, auxquelles il a même donné le titre d’un de ses ouvrages.

Olivier Adam se livre à un exercice semblable à celui de Gilles Marchand dans Les promesses orphelines en prétextant raconter quarante années d’amitié pour mieux dépeindre quarante années d’évolutions sociétale et économique, en utilisant de manière quasi obsessionnelle un "je" qui veut dire "nous" et qui résonne collectivement.

La prudence s'impose dans ce type d'exercice qui concerne un lectorat qui lui-même a vécu plus ou moins la même chose et qui donc a une opinion qu'il pense juste. Le roman d'Olivier Adam m'a fait prendre conscience de quelque chose en soulignant : Nous ne réalisions pas, à l'époque, combien ces populations censées se mélanger, dans une de ces villes de banlieue qu'on disait plutôt "mixtes" vivant en réalité tout à fait séparées les unes des autres (p. 65). Vivre en lotissement a représenté toute mon enfance et quand mes parents ont emménagé dans une maison (plus grande) en bordure de rue je me suis sentie effectivement comme à découvert et privée de la sécurité du cocon dessiné par la route circulaire enserrant les maisons.

En Europe Richter, Kiefer, Soulages, Garouste, Baselitz étaient adulés, Rothko, O'Kieffe et Mitchell vénérés (p. 210). Trois d'entre eux ont été ou sont en ce moment exposés à la Fondation Vuitton, et Soulages est à l'affiche du Musée du Luxembourg. Le romancier se livre aussi à un discret hommage à l’écrivain américain, nouvelliste hors pair, Raymond Carver (1936-1998), dont Robert Altman avait adapté plusieurs de ses textes dans le film Short Cuts (1993). le roman est truffé de références musicales, sociétales et politiques. Egalement de films et il est indéniable que Les nuits fauves a joué un rôle déclencheur pour beaucoup d'entre nous, ne serait-ce qu'en accélérant une prise de conscience. Olivier Adam a grandement raison de relier l’intime et le collectif parce que chacun des marqueurs collectifs ont également impacté l’intime.

On nous appelait "les inséparables" et nous pensions l’être. Mais nous avions chacun nos secrets j’imagine (p.  94). Alex sa bisexualité et la peur d’être contaminé par le sida. Sarah une relation d'emprise dont elle n’osait parler à personne et Paul ses sentiments pour la jeune fille qui les avait malgré tout deviné derrière ses coups de fil anonymes.

De chapitre en chapitre Paul et Sarah se parle, en se tutoyant, en refaisant l’histoire en lui apportant d’autres éclairages. Le lecteur oscille entre l'un et l’autre devinant parfois, découvrant finalement ce qui n’a jamais été dit.

C'est sans doute typique de l'adolescence que d'être incapable de se confier, espérant que l’autre devine. Ce qui frappe, c’est leur souffrance que le propre désarroi des adultes empêchait de voir et de consoler. Est-ce le reflet d’une époque ou une constante ?

Il est probable que l'ampleur du mouvement #MeToo a permis de libérer la parole.  Il a mis le temps à s'installer, entre son premier lancement en 2007, et son arrivée en France dix ans plus tard. Olivier Adam démontre donc judicieusement encore une fois que la victime peine à se reconnaitre comme telle et que la parole des autres a un pouvoir déclencheur et de prise de conscience qui est capital. Tout le monde le sait mais il est bon de le répéter. Même quelqu'un comme Anouk Grinberg a eu besoin que d'autres avant elle porte plainte pour le faire elle aussi.

Malgré un roman plutôt long, quoique ponctué d'ellipses temporelles, revenant sans cesse sur les malentendus, on prend la mesure d'une autre époque, encensant d'autres valeurs, mais marquées par des failles universelles.

A-t-on entre les mains un roman social ou une dramatique histoire d'amitié qui aurait pu se construire indépendamment des faits historiques ? Toujours est-il qu'on s'attache à chaque membre du trio que l'on imagine très bien s'incarner au cinéma un jour prochain.

Et toute la vie devant nous d'Olivier Adam, Flammarion, en librairie depuis le 13 aout 2025

mercredi 15 octobre 2025

La Casa Roja, demeure familiale des Kahlo, à Coyoacan, Mexique

J'avais l'intention de profiter de mon séjour à Mexico pour revoir la Casa Azul, la maison natale où Frida Kahlo vécut avec Diego Rivera, devenue musée en 1958 à la mort de celui-ci (il y a presque 70 ans). Les files d'attente m'en ont dissuadée et je me suis "consolée" en me rendant dans un nouveau musée consacré à la famille Kahlo, inauguré il y a tout juste trois semaines.

Baptisé Museo Casa Kahlo, il est installé dans la Casa Roja, ancienne demeure familiale de l’artiste après de gros travaux de rénovation et d'adaptation dont l'architecture a été confiée au Rockwell Group. Cette "maison rouge" est située à deux pas de la mythique "maison bleue" au 54 rue Aguayo, dans le quartier Coyoacán de Mexico et a ouvert ses portes au public le 27 septembre 2025.

C'est bien davantage qu'un musée parce que le parcours de visite est conçu comme une caisse de résonance où les expériences familiales, les émotions et les processus créatifs sont amplifiés. Chaque mur, chaque pièce et chaque patio retrace un mode de vie respectant l'intimité tout en favorisant l'expression artistique de Frida mais aussi de son père Guillermo Kahlo.

On comprend au fil d'un parcours combinant des pièces originales et des ressources numériques (qui enrichissent le récit, tout en respectant l’esprit de la maison) comment l'art, la vie quotidienne et les relations familiales se sont entremêlés pour façonner un héritage universel.

Côté rue, les murs sont de couleur Terre de Sienne, en lien direct avec le nom de l'édifice. On rentre par une sorte de très large couloir qui servait autrefois de garage pour déboucher sur un patio qu’entouré la maison proprement dire. Je ne sais pas quelle était sa configuration exacte quand la famille Kahlo y habitait puisqu’un gros travail de muséologie a été effectué, et qui d’ailleurs a été effectué avec beaucoup de sensibilité.
Nous voici donc dans le patio aménagé en salle d’attente en plein air avec les bancs mexicains traditionnels peints couleur rouille installés autour d’un pamplemoussier qui se trouvait là depuis toujours. On annonce un temps d’attente de 10 minutes entre deux visites guidées mais ce n’est qu’approximatif puisque j’ai patienté presque trois quarts d’heure, que je ne regrette pas car la découverte était passionnante, y compris pour quelqu’un comme moi qui connait plutôt bien la vie de Frida Kahlo. Mais il est préférable de prévoir un livre ou de quoi patienter. Et second conseil, vous munir d’une "petite laine" parce que la climatisation est vraiment réglée au plus bas.
La visite démarre avec un mapping -conçu de manière ludique et inventive- qui reprend l’essentiel de ce qu’il faut savoir sur Frida pour apprécier la visite. Comme vous le savez sans doute elle est née à Coyoacan et a eu plusieurs sœurs dont la plus importante fut Cristina, à la fois sa meilleure amie et sa rivale (elle a séduit son mari Diego Rivera, à moins que ce ne soit l’inverse).

C’est dans la maison qu’elle a occupée que nous nous trouvons et son empreinte est partout. D’ailleurs nous sommes accueillis par deux portraits immenses, de part et d'autre d'un grand écran sur lequel le mapping est projeté. A droite Cristina, à gauche Frida,  à la Maison Aguayo, Auteur inconnu, vers 1947, Archives Isolda P. Kahlo (ci-contre).

Un grand panneau nous explique que la maison fut d'abord habitée par Guillermo Kahlo et Matilde Calderón, les parents de Frida alors qu'elle s'installait temporairement avec son mari Diego Rivera dans la Maison Bleue.

Plus tard, cette adresse devint la demeure de Cristina, la sœur cadette de Frida. L'artiste y a également vécu en 1947. Après la mort de Cristina, la propriété a été léguée à sa fille Isolda. Elle appartient toujours à la famille Kahlo, qui l'a généreusement transformée en espace culturel.
La vidéo nous rappelle que Frida a été victime de la poliomyélite très jeune avant de subir à 18 ans le si terrible accident qui va handicaper sa vie adulte, et notamment l’empêcher de mener une grossesse à terme. Pourtant ce n’est pas le courage qui lui aura manqué.
Jeune adolescente, elle se déplaçait à bicyclette avec vigueur et elle a subi courageusement de multiples interventions chirurgicales. En conclusion une première phrase de Frida conclut le film : esta es tu casa, reprenant la formule de bienvenue si fréquente au Mexique affirmant que ma maison est ta maison.
Nous verrons d’autres citations, brodées au fil rouge sur les rideaux du couloir, comme Si quiero la luna, me la bajo yo solita (Si je veux la lune, je la décrocherai moi-même), Porque todo nace de una destruccion (Parce que tout naît de la destruction), Nada vale mas que la risa (Rien ne vaut le rire) …
Nous allons commencer par l’évocation de la cellule familiale, de sa mère Matilde dont on peut admirer une très jolie robe longue de dentelle blanche, et la figure paternelle de Guillermo qui influença tant la carrière artistique de sa fille.

Les parents de Frida se sont rencontrés à la bijouterie La Perla, où ils travaillaient et étaient de proches amis. Carl Wilhelm Kahlo Kaufmann est né en 1871 à Pforzheim, en Allemagne. Après le décès de sa mère, son père s'est remarié et le jeune homme a émigré en Amérique à l'âge de 18 ans pour tenter sa chance et commencer une nouvelle vie. Il a obtenu la nationalité mexicaine sous le nom de Guillermo et a travaillé pour plusieurs entreprises allemandes avant de se consacrer entièrement à la photographie.

Contrairement à ce qui a été dit, la mère de Frida n'était pas originaire d'Oaxaca. María Matilde Filomena Isabel Calderón González est née à Mexico en 1874 mais elle avait des origines indigènes. On voit une photo de leur mariage et le faire-part de la cérémonie (21 février 1898) apparait juste à coté la robe.

Physiquement, je leur ressemble à tous les deux. J'ai les yeux de ma mère et le corps de mon père. Frida Kahlo

La petite fille a manifesté très tôt un certain talent pour l’artisanat et tout ce qu’on peut faire de ses mains comme en témoigne cette petite tapisserie faite à l’âge de 5 ans.
La petite maison avec l'arbre, tapisserie en broderie à l'aiguille, par Frida Kahlo, vers 1912
Frida Kahlo, photographiée à 17 ans dans la Casa Azul le 7 février 1926 par Guillermo Kahlo
Tirage de l'époque, Archive Isolda P. Kahlo

Cristina était la seule des sœurs Kahlo à avoir des enfants. Frida éprouvait une profonde affection pour ses neveux, Isolda et Antonio, qui comblaient le vide familial qu'elle avait toujours désiré. Après le mariage bref et tumultueux de Cristina avec Antonio Pinedo, Frida, soucieuse du bien-être de sa sœur, l'aida à surmonter sa séparation. Elle la prit sous son aile, l'invita à vivre avec Isolda et Antonio à la Maison Bleue et la soutint financièrement en échange de petits boulots de bureau et de domestiques.

La guide ouvre un tiroir et fait apparaître une minuscule chaussure d’Isolda. Sur les panneaux on remarque une jolie photo de Frida entourée de sa nièce et de son neveu, en costume traditionnel. Et des poupées allemandes ayant appartenu aux enfants à côté d'un portrait d'Isolda Pinedo Kahlo exécuté au crayon par Diego Rivera, Sans date, Collection Isolda Pinedo Kahlo
Et puis cette très touchante carte écrite de la main de Frida : Ma douce petite Isoldita, Je t'offre ce bracelet pour que chaque fois que tu le portes, tu te souviennes que ta tante Frida t'aime de tout son cœur. Et comme symbole du jour où tu es passée de l'enfance à l'âge adulte.
On notera que l'affection d'isolda était symétriquement aussi forte. En légende d'une photo les représentant toutes deux on peut lire : Si je devais décrire ma tante Frida en quelques mots, je dirais qu'elle était aimante, courageuse, intègre, spontanée et généreuse.

On remarquera combien les échanges de lettres étaient ponctués de bisous. Pendant plusieurs années, Isolda et Antonio ont vécu chez leurs grands-parents, avec leur mère et leur oncle et leur tante, Diego et Frida, tandis que ces derniers faisaient régulièrement des allers-retours entre le Mexique et les États-Unis.

Lorsque Cristina accompagnait Frida lors de ses traitements médicaux, Isolda et Antonio étaient pris en charge par leurs tantes, qui leur prodiguaient amour et réconfort.
Autoportrait de Guillermo Kahlo en 1906, impression de l'époque

Bien que ses parents habitassent déjà à Aguayo, ils ne quittèrent jamais la Maison Bleue. Guillermo y conserva son studio de photographie jusqu'à son décès, tandis que Matilde s'occupait de la maison et des animaux pendant les séjours de Frida et Diego aux États-Unis.

mardi 14 octobre 2025

Les Promesses orphelines de Gilles Marchand

J’aime beaucoup l’écriture de Gilles Marchand. Je n’allais pas manquer Les Promesses orphelines. Il avait déjà plusieurs fois démontré qu’il savait raconter des histoires et j’étais encore sous le charme de son Soldat désaccordé.

Le fil rouge des Promesses orphelines est une utopie, celle de l’Aérotrain, en rendant hommage à son inventeur, l’ingénieur Jean Bertin qui en a déposé le brevet le 17 janvier 1962 et dont la biographie est rappelée pour l’essentiel (chapitre 22). Il nous donne des clés pour comprendre cette histoire "incroyable" de cet engin censé propulser les voyageurs à une vitesse de 400 km/h et qui échoua pour des raisons essentiellement politiques.

Le prétexte est trouvé pour décrypter une époque, à partir des années 55, en se focalisant sur la période 68-75 en rendant hommage à tous ceux qui travaillent pour les rêves des autres. Il célèbre donc Apollon 8, premier engin à être en orbite autour de la terre en décembre 1968, le premier vol d'essai du Concorde en mars 1969 (qui aurait alors prédit une si brève existence ?), les premier pas de l'homme sur la lune le 21 juillet 1969 (les promenades ont été définitivement arrêtées en 1972).

Mais c’est aussi une histoire d’amour désenchantée qui, un peu à l’instar d’Aimer, que j’ai refermé il y quelques jours, va se dérouler sur plusieurs dizaines d’années et se conclure de manière inattendue et très jolie.

Un amour incommensurable pour une jeune Roxane que Gino n'avait vue qu'une seule fois, qui était presque une amie imaginaire (p. 28), et qu'il se prépare à aimer toute sa vie comme Raymond Kopa, qui sera un substitut paternel.

Gino est un petit gamin né en 1946, dont la famille s'installe en 1955 dans la région orléanaise. Il est passionné par les avancées technologiques et scientifiques. mais a surtout un talent particulier, celui de raconter des histoires. 

Il compose une galerie de personnages autour d'un orphelin qui rêvasse, d'un frère qui deviendra photographe, spécialisé dans la capture des sourires, d'une vieille tante qui n'était peut-être pas de la famille et de Jacques, le copain "différent" qui se clôturera par une triste affaire suite à "la réflexion de trop qui fait déborder le vase à colère (p. 214).

Les chapitres alternent le "on" et le "il", comme si la focale zoumait entre "petite" et "grande" histoire, avant de prendre un peu de recul. Le style est d'une grande vivacité, titillant les neurones du lecteur placé d'emblée en position d'alerte par une écriture contrastée, faite de répétitions, insérant des inventaires à la Prévert, n'hésitant pas à triturer les expressions et à néologismer à tout va : alors que les Trente Glorieuses gloriaient (…), un automobiliste ingénieur (…), il n'y avait rien à ingénier là où j'habitais.

C'est une excellente idée d'avoir redonné vie aux arguments publicitaires de l'époque, qui disent beaucoup de la conception qu'on avait du progrès. On l'appelle encore la réclame, et on constate combien elle est misogyne. Toutes les citations ont été rigoureusement vérifiées et certaines surprennent. Nous avons droit à un florilège de "raflâmes" (p. 84) ou de "Persil lave plus blanc " (p. 127). Une forme particulière de communication se déploie par le biais des cartes postales qui … elles aussi ont quasiment disparu.

C'est aussi le début de la mesure de l'opinion publique. Une "dame" employée de l'Institut national de l'opinion publique revient régulièrement enquêter pour mesurer la perception qu'à la population à propos du bonheur. On sait maintenant combien avouer être heureux dans les années 70 n'allait pas de soi. C'est à mettre en regard de l'ouverture du roman sur la question de dire ce qu'est une vie réussie.

On remarquera des références à la musique. Ainsi (p. 14) Les musiciens accordaient leurs instruments (et on pensera au soldat désaccordé dont la mémoire resurgira étrangement plus loin -p. 243- avec le Soda désaccordé). Un autre livre du même éditeur, celui d'Alexandra Koszelik, sera indirectement cité p. 55 avec les poèmes à crier dans les ruines (dans le déroulé d'un poème intitulé Promis craché).

La musicalité émane aussi du récit, peut-être accentué par la ponctuation. Il faut dire que Gilles Marchand est musicien, jouant de la batterie comme il aime jouer sur le rythme des phrases. Il s'est déjà engagé à faire des lectures musicales, ce qui sera une façon de donner des suites au livre sans l'abandonner trop vite aux lecteurs.

Ce dernier roman est (une nouvelle fois) remarquable, à ceci près que, ayant été placé comme je le précisai plus haut "en position d'alerte" il y a plusieurs aspects qui m'ont fait grincer. Pour moi qui ai vécu vingt ans dans la région d’Orléans, et un bon moment à La Source, et dont il est question dans le livre, il est manifeste qu’il n’y a jamais mis les pieds. Pas plus qu’à Lamotte-Beuvron dont l’orthographe (la bourgade est mentionnée La Motte Beuvron p. 57) trahit qu’il ne sait pas davantage ce qu’elle doit pourtant aux soeurs Tatin qui en ont fait la capitale mondiale d’un type de tarte.

Il est commode de convenir qu'il ne cherche pas à décrire, mais certains paysages auraient mérité quelques mots de contextualisation. S’il avait un peu enquêté sur La Source il aurait appris que cette ville nouvelle, baptisée Orléans 02, s’était construite sans bistrot et sans bibliothèque, à une époque où, c’est lui-même qui l’a dit en interview, les bistrots qui ont remplacé le forum romain, sont encore essentiels. La vie était alors là-bas d’une pauvreté intellectuelle et d’une misère sociétale que je n’ai jamais retrouvées nulle part ailleurs.

Je ne pense pas qu’un café ait ouvert dans le quartier avant 1975, peut-être fallait-il même attendre 1977, profitant de la création (enfin !) d’un petit centre commercial au lieu-dit La Bolière. La population venait tout de même de dépasser les 17 000 habitants contre seulement 25 en 1963, vivant dans des maisonnettes et des fermes isolées. Une succursale provisoire de la bibliothèque municipale a alors été ouverte au dernier étage de l’emblématique T 17, se dressant au centre d’une immense dalle où des ensembles de barres de logements étaient disposés en carré et qui, par sa taille (17 étages), a fait partie intégrante du paysage sourcien … jusqu’à sa démolition en octobre 2023, soixante ans après sa construction, preuve de la défaite d’un urbanisme défaillant. Autant dire qu’alors il ne fallait pas avoir la phobie des ascenseurs pour oser s’abonner à cet ersatz de médiathèque. Je ne suis pas sûre d’ailleurs que les enfants avaient le droit de monter si haut sans être accompagnés d’un adulte. Je ne me souviens pas des lieux. J’avais déjà fui cette ville inhumaine pour m’installer à Orléans.

A part un campus universitaire décrit par la presse de l'époque comme un futur "Oxford-sur-Loire", dans la ville sortie de terre en 1962 (selon des plans de l'architecte Louis Arretche) sur des terrains vagues achetés en 1959 à la commune de Saint-Cyr-en-Valle Parc floral d'Orléans inauguré en juillet 1964 (mais où les habitants n’allaient pas se promener au motif qu’il n’était pas gratuit), deux laboratoires du CNRS implantés en 1967 (dans une prairie que je traverserai bientôt à pied quatre fois par jour pour aller au lycée), les Chèques postaux quatre ans plus tard (qui disposaient d’une piscine, privée, réservée à leurs employés), et le BRGM implanté lui aussi en 1968 (auquel Gilles Marchand fait une allusion fugace) il n’y avait … rien. Imaginez : nous n’étions que deux externes dans la classe de Terminale de la Cité scolaire polyvalente Voltaire de La Source, construite également en 68 (par les architectes Andrault et Parat). Quelle solitude ! Je dois dire qu’à l’époque je n’avais pas pleinement conscience du progrès qui est le thème principal des Promesses orphelines.

Ces deux lacunes me font rétroactivement douter de tout. Et j'ajoute l'erreur qui pourrait sembler minime à propos de la dénomination de la RN 20 que Gino doit emprunter pour tenter d'aller se faire embaucher sur le chantier à Chevilly. Cette voie, définie en 1978 comme la route de Paris, porte d'Orléans, à la frontière espagnole, à Bourg-Madame, voilà que l'auteur l'appelle la D 2020 qui est le nom qui lui a été dévolu seulement à partir de 1996. Tout orléanais bondira en constatant que sa mythique route nationale a été déchue prématurément en départementale (p. 241). J'espère que tout ce qui concerne l'Aérotrain aura été rigoureusement vérifié. 

La triste issue est prévisible même par un néophyte. Elle est programmée avec cette sentence qui arrive au tout début du roman : le progrès s'est pris un choc pétrolier dans la gueule (p. 11). Je veux néanmoins bien croire que sans deux incendies et la mort du Président Pompidou l'Aérotrain n'aurait pas été condamné par Valéry Giscard d'Estaing au nom de l'austérité au profit du TGV … comme bien plus tard le projet de cube de la Grande Arche sera "raboté" par les ministres de la cohabitation, encore une fois au nom de nécessaires économies.

Et pourtant, Gilles Marchand a raison sur le reste. Il y a globalement de quoi être nostalgique, non pas de cette période, mais de la croyance, alors communément répandue, que le progrès allait résoudre tous les problèmes. Il n’a rien réglé, bien au contraire, et je crois que je l’avais compris du fin fond de mon isolement. La Source en est un parfait et triste exemple puisque la ville modèle est devenue une cité sensible, avant d’être qualifiée de difficile, avec un taux de chômage très élevé. Sans parler de la dégradation de son patrimoine immobilier de béton.

Je m'accorde aussi sur une certaine forme de mélancolie qui pointe par exemple dans l'hommage rendu à Ménie Grégoire, tellement en avance sur son temps (p. 243) … dont les émissions étaient des fenêtres ouvertes sur le monde pour tous ceux qui vivaient loin de toute occasion de débat …

Les Promesses orphelines de Gilles Marchand, Aux forges de Vulcain, en librairie depuis le 22 août 2025
Finaliste du Prix du roman Fnac 2025
Finaliste du prix de la librairie Coiffard 2025
Sélection de la rentrée littéraire 2025 des Espaces Culturels Leclerc
Pépite Cultura de la Rentrée littéraire 2025
Sélection de la rentrée littéraire 2025 des libraires Ensemble
Sélection de la rentrée littéraire 2025 des libraires Furet et Decitre

lundi 13 octobre 2025

Découverte de la maison du photographe mexicain Manuel Álvarez Bravo à Coyoacan

Il était tentant de retourner visiter la Casa Azul de Frida Kahlo, ou même la maison où Léon Trotsky mourut tragiquement.

Le hasard a voulu que, séjournant à quelques dizaines de mètres, j’avais remarqué un très discret musée, la Casa MAB, à l’ouverture hebdomadaire réduite, mais qui m’avait intriguée. Renseignement pris il s’agissait de la maison d’un des plus grands photographes mexicains, contemporain de Luis Bunel dont il fut photographe de plateau sur plusieurs de ses films, Manuel Álvarez Bravo (1902-2002).

Il faut être (un peu) spécialiste pour reconnaitre la grande reproduction qui signale sa trace sur le mur bleu extérieur avec un de ses motifs récurrents, les linges blancs. Il s'agit d'une oeuvre de 1932 intitulée Las lavanderas sobreentendidas, difficilement traduisibles comme Les lavandières sous-entendues qui a été choisie comme couverture d'un livre paru aux éditions de La Martinière en 2012, L'impalpable et l'imaginaire, présentant de manière thématique, environ 130 photos de Manuel Álvarez Bravo, en les mettant en regard d'une dizaine de photographies de Berenice Abbott, Lola Álvarez Bravo, Graciela Iturbide, Tina Modotti, Paul Strand, Edward Weston.

La visite fut très intéressante. D’abord parce que cette maison est out à fait représentative de l’architecture mexicaine des années 50-60 dont on voit encore de nombreuses traces, jusqu'aux blocs de verre insérés dans les plafonds pour laisser entrer une lumière naturelle zénitale.
On retrouve le même type de jardin à la Casa Azul, les mêmes plafonds de bois et de briques à la Cas Roja, les mêmes murs de pierres volcaniques un peu partout dans le quartier du Quadrant de San Francisco à Coyoacán, la division territoriale située au sud de Mexico où les grandes tours n’ont pas encore remplacées les maisons anciennes. C’est toujours une banlieue pittoresque où il et agréable de flâner. Je rappelle qu’y vécurent autrefois le conquistador Hemán Cortés (dont la maison est aujourd’hui un centre administratif) et de La Malinche, sa maîtresse indienne à qui un spectacle grandiose est actuellement consacré.

Outre l’intérêt architectural, on apprécie l’atmosphère de cette maison, grande mais simple, où l’empreinte des habitants semble être restée en l’état. On ne serait pas surprise d’entendre sa voix nous interpeler, ce qui en soit est assez saisissant. Cette maison a indéniablement une âme et est fascinante. D’ailleurs ce sont les airs préférés de Manuel Álvarez Bravo que l’on entend pendant notre déambulation. Sa passion pour la musique classique était familiale, et il ne manquait jamais d'écouter ses disques entre une courte sieste après le déjeuner et son travail en laboratoire.

Je pensais suivre une visite en français mais ce n’était pas possible ce jour là. Dommage parce que j’ai retenu peu d’informations. Certes de grands panneaux d’information fournissent l’essentiel de ce qu’il faut savoir mais ils ne sont pas traduits, ni en français ni même en anglais. Ce serait formidable que ces textes soient au moins lisibles sur petit livret qu'on aurait entre les mains en passant d’une pièce à une autre Du coup, à moins de très bien comprendre l’espagnol, je vous conseillerais plutôt d’opter pour une visite libre … après vous être documenté auparavant sur cet immense artiste.

Il y a beaucoup à voir. Enormément à lire. Alors forcément, on fait sans doute l’impasse sur l’essentiel.
Côté jardin, on admire les extérieurs sans se douter que l’énorme porte masque un premier patio où se dresse un cactus centenaire. La limite de la dernière éruption volcanique a été conservé et se remarque nettement sur le sol.
Si on contournait alors la demeure principale on pénétrerait dans un espace très vert, et on aurait envie de se poser autour de la table, à l’ombre et dans la fraîcheur des grands arbres.
Un atelier annexe du photographe a été construit au fond. La pièce est minuscule mais on y ressent encore sa présence. On remarquera au fronton de la porte une reproduction d’une fresque que j’avais vue dans le temple des peintures de la zone archéologique de Bonampak en août 2017. Cet ancien site maya de l’Etat du Chiapas dépendait d’un d’un site plus grand, celui de Yaxchilan, situé à une trentaine de kilomètres plus au sud, à la frontière du Guatemala.
De grandes reproductions de photographies ornent les murs. On y reconnaît notamment son célébrissime ami (ci-dessous), en action dans un cliché de 1930 intitulé "Diego Rivera Painting the Reservoir of the Lerma River", mais aussi Man Ray…
On y voit aussi un grand portrait en couleur de Colette datant de 1964 (ci-dessous  à gauche)
Les années ont passé mais la fenêtre à travers laquelle il a pris un célèbre selfie en 1980 est toujours là, sur le mur d'en face, en 2002.
On découvre au fil de la visite plusieurs clichés représentant l'artiste. Par ordre chronologique c'est d'abord Manuel Álvarez Bravo dans la chambre noire de son studio de photographie (Photo : Doris Heyden). Puis celle de María García et de Colette Urbajtel. 
Manuel Álvarez Bravo (1902-2002) fut l'un des artistes mexicains les plus marquants du XX° siècle et l'un des représentants les plus importants de l'histoire de la photographie mondiale. Il est né à Mexico et a vécu dans le centre historique jusque dans les années 1930. Il s'est ensuite installé dans le quartier de San Rafael, pendant la période 1940-1950. Puis dans cette maison, conçue en collaboration avec l'architecte José de la Vega et construite entre 1955 et 1962 qu'il habita de 1960 jusqu'à sa mort en 2002.

Elle a été rénovée par l'architecte Brígida Recamier de 2021 à 2023 pour abriter les Archives Manuel Álvarez Bravo, SC, fondées en 2005 dans le but de préserver la mémoire de la vie quotidienne et du lieu de travail de Don Manuel et de son épouse Colette. étudier et diffuser l'héritage du photographe.
Il y a bien entendu des photos que lui ont dédicacées ses amis, comme celle-ci d'Henri Matisse, prise en 1944 par Henri Cartier-Bresson. On devine combien la peinture était importante pour Manuel Álvarez Bravo qui, dans les années soixante réalise celle-ci en Hollande, en hommage à Claude Monet.
Entrons dans la maison. On est saisi par l'espace qui offre une vision très large sur les murs (couverts de photos et de quelques estampes européennes et mexicaines appartenant à l'importante collection personnelle de l'artiste) et sur l'immensité de sa collection d'objets d'art populaire et préhispaniques. Une série d'ouvrages est placée sur la table circulaire que nous aimerions avoir le temps de consulter.

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