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La publication des articles est conçue selon une alternance entre le culinaire et la culture où prennent place des critiques de spectacles, de films, de concerts, de livres et d’expositions … pour y défendre les valeurs liées au patrimoine et la création, sous toutes ses formes.

mercredi 11 juin 2025

Dans le silence des paumes de Florian Pâque

Après Étienne A (au ParisOffestival en 2020), Sisyphes et Fourmi(s)Florian Pâque revient avec un nouveau spectacle, à mi-chemin entre le théâtre documentaire et la création onirique. Dans le silence des paumes interroge depuis déjà deux ans le corps de ces femmes et de ces hommes usés par des métiers pénibles et répétitifs, et tente, à travers un texte construit sur des témoignages récoltés auprès de travailleu.r.se.s précaires et invisibilisé.e.s de briser le silence dans lequel trop souvent la société les terre.

Florian s’est éloigné du thème qui traversait deux de ses précédentes créations. On retrouve néanmoins, par petites touches, les questions de maltraitance au travail autant côté masculin que féminin, l’abus de pouvoir hiérarchique comme la pénibilité, ce qui résonne bien entendu avec l’actualité remettant en cause l’âge de la retraite.

Ça aurait pu être donneur de leçon ou carrément culpabilisant. Le résultat diffuse une infinie tendresse avec de jolies notes d’humour.

J’ai vu le spectacle dans une salle qui n’est pas un théâtre, ce qui, malgré tout, correspondait tout à fait à l’intention de la compagnie de se produire à domicile ou dans des lieux qui ne sont pas dédiés au théâtre, y compris quand le spectacle partira en tournée. Et c’est dans un tel contexte qu’il a déjà été joué une trentaine de fois.

La configuration en cercle incluant les trois comédiens nous place dans une situation évidente de proximité. Nous sommes presque de la famille … et nous découvrons la situation en même temps que les protagonistes qui se parlent tout d’abord à la troisième personne, tant l’émotion bloque le dialogue.

Lélia (Loelia Salvadorétait arrivée la première. Puis Colin (Nicolas Schmitt) avec ses fleurs : J’aurais voulu qu’il fasse moche et que nous soyons moches et que tout ça, ici, que tout ça- ici soit moche. Enfin Florent (Florian Pâque) s’était particulièrement énervé. Ses mots surgis de son enfance nous cisaillaient le coeur : Pourquoi que tu me donnes jamais la main Maman ? 

Pas étonnant qu’il s’énerve : On ne la connaît pas, cette femme, dans ce salon, assise dans ce fauteuil, éclairée de côté par les rayons du soleil qui transpercent la fenêtre. Des regrets sont exprimés. Des interrogations tombent dans le vide. Colin sera le premier à prononcer le mot mort.

Le jour de sa mort, dans ce salon sans souvenirs que nous spectateurs partageons avec eux, chacun va oser glisser son visage dans ses mains, pour y pleurer. Lélia sera la première à se lancer. Et comme dans une coque vide on percevra le bruit de la mer (de la mère …) :
J’avais ma tête posée dans la main de ma mère.
Et comme un coquillage qui conserve les bruits de l’océan
C’est là, dans le silence de sa paume
Que pour la première fois j’ai entendu l’histoire de son corps
Qu’elle avait toujours voulu nous épargner.

Une histoire qui pourrait être universelle. Des femmes, parmi les premières spectatrices se sont exclamé que c’était leur histoire alors que, bien entendu, c’est une fiction. Une fiction nourrie de statistiques : on recense 52 000 cas de cancer professionnels chaque année, les femmes subissent souvent le temps partiel, les tensions au travail accentuent leur charge mentale privée.

Les dialogues ne visent pas le réalisme et nous assistons à un vrai moment de théâtre, avec ses ellipses, ses métaphores, une superbe chorégraphie de bouteilles de produits d’entretien, un lâcher de bulles de savon dans lesquelles se cachent des voix (ce sont ces bulles qui s’échappent des paumes sur l’affiche, mais d’autres y verront la tache laissée par chacun des emplois de Maryse), des personnages multiples, un travail sur les voix, les bruitages … Comme ils résonnent les coups portés par par le père de Maryse sur la jeune femme enceinte !

Lelia interprète alors Maryse recevant des coups de son père le premier mois, le second etc … chavirant de douleur avec beaucoup de réalisme. Et le curé imperturbable récite son bréviaire jusqu’à la formule consacrée : Que Thierry et Maryse soient unis dans un même amour.

De vraies marchandes de quatre saisons ont été enregistrées et l’imitation du curé comme de l’employeur est extrêmement drôle bien que criante de vérité. Elle mourra jeune, à 63 ans, en ayant résisté jusqu’au bout pour tenir. La répétition de son mantra intérieur est poignant.

Des trois c’est le plus jeune, Florent qui en sait le moins. Chacun aura tracé sa route tout seul. Maryse Bosquet aura voulu qu’ils soient ses enfants sans être leur mère. Elle les appellera pur leur dire adieu, en respectant l’ordre de naissance. Au petit dernier elle demandera pardon. Une magnifique chanson inspirée du titre éponyme de Jean Ferrat nous est offerte illustrant qu’ils furent l’embellie dans sa vie.

Ce spectacle s’accompagne dans sa forme "classique" d’un échange avec le public et même d’un repas à partager tous ensemble avec les moyens du bord quand ils sont en résidence à la Poudrerie de Sevran (Seine-Saint-Denis).
Dans le silence des paumes de Florian Pâque
Mise en scène Florian Pâque
Avec Loelia Salvador, Nicolas Schmitt, Florian Pâque
Scénographie et marionnettes Florian Pâque 
Création lumières et vidéo Hugo Fleurance
Création sonore Camille Vitté 
Costumes et affiche Jérémy Vitté 
Production : Cie Le Nez au milieu du village
Mercredi 11 juin à 17 heures et jeudi 12 juin 2025 à 11 et 15 heures
Salle Cromot - 9 rue Cadet - 75009 Paris
Puis du 5 au 24 juillet au festival d’Avignon au Théâtre du Train Bleu - Salle Maif (139 avenue Semard, 84000 Avignon). Départ en navette à 12H depuis le Théâtre du Train bleu, début du spectacle à 12H30 / Retour en navette vers 13H40 - Relâche les 11 et 18 juillet

mardi 10 juin 2025

Polaroids du frère de Grégoire Delacourt

Grégoire Delacourt vit depuis plusieurs années à New York mais il vient régulièrement à Paris. C’est ainsi que je l’ai rencontré à la médiathèque d’Antony (92) où il a été finement interrogé par Amandine Lochmazeur à propos de ses derniers ouvrages Ma deuxième liste et Polaroïds du frère.

N'ayant pas encore lu Ma deuxième liste je reprendrai ce qu'il nous en a dit d'ici quelques jours. Je signale que les phrases en italiques ocre sont celles que j’ai entendues de lui au cours de cette rencontre sauf lorsqu’elles sont tirées de Polaroïds du frère (le numéro de la page est alors mentionné entre parenthèses).

Ce dernier livre n'était pas destiné à être un roman. En fait l'objet-livre a clôturé l’histoire. Il ne l’a pas commencée. Ce que l'auteur a cherché à faire c'est une chronologie d’émotions avec des exemples illustrant ces émotions, 188 instantanés pour 30 ans de silence, d'où le titre.

A propos de la couverture (qui, nulle part ne mentionne l'origine de la photographie, pas davantage de qui il s'agit) il confirme notre impression. C'est un cliché familial et c'est lui le petit garçon qui figure au premier plan devant son frère.

Le lendemain du jour où je le refermais je découvrais L'effondrement d’Edouard Louis.

J'ai été frappée par la similitude de la situation et je me souviens également du choc de Nicolas Hulot découvrant dans la cave de l’appartement familial le corps de son frère enroulé dans un tapis. Perdre son frère de mort violente serait-il à ce point un fait divers récurrent ? Peut-être pas mais on ne peut pas s’empêcher de penser à d’autres duos de frères célèbres et dissonants comme les Léotard.

Sur le plan de l'écriture tous deux se composent de morceaux qui nous sont proposés dans un ordre qui ne suit pas la chronologie. Sur le fond, les points communs sont multiples sont en quelque sorte des écrivains de leur familletous deux se situent dans le nord de la France (le frère de Grégoire vivait quartier Sainte Elisabeth à Roubaix, précisément tout près de l’extraordinaire musée de la Manufacure), chaque frère a été retrouvé mort gisant au sol, dans un endroit où il vivait seul. L’un comme l’autre naquit dans une famille dysfonctionnelle, où les parents ont élevé (un peu) différemment leurs deux garçons, un seul faisant des études. Les deux frères ne se voyaient plus depuis de nombreuses années (dix ans pour Edouard Louis, trente pour Grégoire Delacourt) malgré d’anciens moments de complicité très forts qui nous seront racontés. Les pères sont particulièrement violents (Grégoire désigne le sien sous le terme de corbeau) et se comportent odieusement. La violence intra familiale atteint des sommets. Et après le décès du frère ce sont encore le frère survivant et la soeur qui ont les obsèques en charge.

Il est sans doute logique, quand on est écrivain et que la réalité vous heurte de plein fouet, qu’on cherche par l’écriture à comprendre ce qui, pour beaucoup de nous, restera indicible. Edouard Louis s’efforce de disséquer l’histoire en analysant le lien entre dépression et alcoolisme, en tentant de démêler ce qui relève du déterminisme, principalement social, et ce qui aurait pu être modifié.

Si sa motivation me parait davantage d'ordre politique celle de Grégoire Delacourt est d’ordre affectif. Comme il a raison de nous donner cette phrase de Françoise Sagan : aimer c'est comprendre. L'un ne me semble d’ailleurs à aucun moment nommer le prénom de cet homme qu’il met à distance en parlant de lui à la troisième personne tandis que Delacourt le tutoie et finit par révéler son prénom, même si ce n’est que page 143. Il dira même qu'il aurait voulu donner son prénom à l'ouvrage.

Il avoue sa propre frayeur rétrospective : Sa vie était celle que j'aurais pu avoir. Et il ajoute aussi : Je détestais souvent mon frère mais j'ai besoin de comprendre (p 155). On aurait tendance à rétorquer que le manque d’amour lui aura été fatal. Et pourtant l’auteur relate que plusieurs femmes se sont employées à tenter de faire bouger les choses, sans y parvenir.

Dans les deux cas c'est l’alcool qui "gagne la partie". La démonstration est donc faite, sans pourtant employer ce terme, que l’alcoolisme est une maladie, … une maladie mortelle.

C’est le silence autour de toi que je cherche à chambarder. Gaver de mots et d’images l’épouvante de l’effacement, jusqu’à effacer le mot effacement lui-même, car on dit que si un mot n’existe pas, la chose qu’il représente n’existe pas non plus.

Toutefois, il est curieux de constater qu’il n’existe pas de mot pour définir un frère qui a perdu son frère; et je t’ai perdu. Alors les hommes font des livres à leurs frères morts comme on érige des mémoriaux aux inconnus dans les villages pour retenir leurs cendres. 
Et aujourd'hui, si on y réfléchit, un livre tenu debout, c’est une pierre tombale … 

Personne n'a assisté à la mort de cet homme dont le cadavre a été découvert bien des jours plus tard. Même si Ecrire c’est mentir (p. 30) il nous livre (se délivre) plusieurs versions de cette mort dont la reconstitution ne peut qu’être hypothétique à l'instar d'une recherche archéologique. Après avoir déterré une statue, l’archéologue essaie de reconstituer ce que fut le modèle que le sculpteur a modelé et qui aujourd’hui n’a plus de bras. 

Une fois commencé, la lecture est rapide. De ses années de publicitaires il a conservé l’amour des mots et le formidable talent de les faire surgir inopinément ou de les associer pour créer des métaphores, des oxymores, bref d’enrichir le récit. Mais sans bavardage inutile car, et je suis bien d'accord avec lui, il y a trop de mots souvent dans les livres.

Je me suis régalée à découvrir beaucoup de mots que je ne connaissais pas. Comme boutanche dont je devine malgré tout le sens, pinaillondébagoulerméphitique, tartarinercrise comitiale et puis d'autres qu'ils a déjà utilisés mais que j'avais oublié comme paréidolie (p. 32).

Il a une façon toute personnelle de conjuguer le verbe irradier (p.34). Guerre et rire offrent l'occasion d'un jeu de mots avec guérir (p. 122). Son amour des mots n'est pas aveugle : les mots sont comme les lames de rasoir. Si vous les gardez, ils vous cisaillent.

Est-ce à dire que l'écriture pourrait avoir une vertu thérapeutique ? Pas vraiment Ça répare rien mais ça donne. Je m’étonne de l’emploi de ce mot "réparer" alors qu’il a écrit L’enfant réparé (critique à venir bientôt également). Il emprunte à Antoine Leiris (Vous n’aurez pas ma haine) une phrase qu'il aurait aimé trouve lui-même : l’écriture n’est sans doute pas thérapeutique mais offre une pause dans le chagrin.

On trouve dans le roman une autre définition écrire c’est dénicher les bruits qui font du bruit dans le silence (142)La rédaction de cet ouvrage a un autre effet bénéfique, faire exister son frère : La littérature est un vaste cimetière et j’y pioche ta place. (…)  On me parle de lui comme de quelqu’un de vivant. Deux de mes enfants ne l’ont jamais rencontré.

Au cours de la soirée il aura beaucoup parlé de ses lecteurs, des propos qu’il entend en dédicace. Des "moi aussi" (j'ai perdu un frère). Des "maintenant" (après avoir lu votre livre je me sens apaisé). Preuve que si l’écriture ne répare pas elle donne beaucoup.

Grégoire Delacourt est né en 1960 à Valenciennes dans le Nord. Il a travaillé plus d'une vingtaine d'années dans la publicité (qu'il appelle "réclame"). Il écrit depuis très longtemps mais son premier roman, L’Écrivain de la Famille a été publié chez Lattès en 2010. Il enchaina ensuite de multiples succès littéraires, dont La liste de mes envies (2012) adapté au théâtre puis au cinéma, On ne voyait que le bonheur (2014), Les quatre saisons de l'été (2015) et plusieurs autres livres dont le dernier que j’avais lu qui est Un jour viendra couleur d’orangePour lire tout ce que j’ai écrit sur lui, suivre le lien.

Polaroids du frère de Grégoire Delacourt, Albin Michel, en librairie depuis le 30 avril 2025
Ma deuxième liste, en livre de poche depuis le 30 avril 2025

lundi 9 juin 2025

La femme qui est dans mon lit de Anne Révah

La femme qui est dans mon lit nous est racontée du point de vue de Jean, ce qui ne signifie pas forcément qu'il nous parle de celle qui est dans sonnait, est pour cause puisque Claire ne le partagera jamais.

Anne Révah, qui est aussi pédopsychiatre, professeur de pédopsychiatrie et chef de service à l'Hôpital d'Argenteuil, s'y connait pour nous perdre sur des chemins de traverse.

Les chapitres sont brefs, atteignant rarement cinq pages et son ouvrage est immédiatement inscrit dans un cadre intriguant. L’action se passe à Maleverne dont j’ignorais l'existence et qui contient le drame dans son nom.

Jean est le narrateur est un homme concentré sur le récit des moments passés avec Claire mais l’ombre de Sam, le frère jumeau, s’impose très vite. J'ai longtemps cru qu'il était l'unique récitant, m'étonnant malgré tout au bout de quelques chapitres qu'il soit devenu omniscient, comme s’il était partout.

C’est en fait l’auteure qui prend par moments la parole mais comme ce qu’elle nous dit succède à une phrase dans laquelle Jean s’exprime à la première personne nous avons une illusion de continuité. Ce procédé, très habile, contribue à nous faire douter et participe à l’angoisse.

Claire débordait de haine contre sa mère, son père, son propre corps (…) enferrée dans le mensonge (…) et ne trouve un peu d’apaisement chez Jean et auprès de son cheval (p. 65).

Maleverne est une ville figée entre son motel presque américain et sa zone commerciale. C'est le théâtre de la relation trouble entre Sam et Claire. Jumeaux inséparables depuis leur enfance, dont le lien fusionnel fait jaser. Au fil des années, Jean, son camarade d'école, a appris à attendre Claire, à accepter ses silences et ses retours, à s’effacer devant son lien indéfectible avec ce frère mutique qu’elle protège envers et contre tout.

Jean n'aime pas Sam. Il le trouve angoissant (p. 15) et nous aussi par voie de conséquence d'autant qu'il se répète. Je détestais ce frère pour ce qu’il lui faisait subir, cette vie de prisonnière aux aguets, je ne savais pas comment la sortir de là. La réalité c’est qu’elle n’avait pas le désir que ça change (p. 53).

Ce constat de blocage nous amène à supposer qu’il ne va rien se passer et pourtant c’est loin d’être fini. Les cauchemars arrivent (p. 57) que nous prenons d’abord au pied de la lettre. Puis le moment "fatal" où Jean n’accepte plus le rôle assigné (p. 60). La découverte du premier mort est glaçante (p. 68). C'est la preuve que le cauchemar n’est pas qu’un rêve.

Sam a régulièrement des accès de violence et cache des couteaux sous son lit (p. 52). Cela en fait-il un suspect ?
Les caméras de surveillance chopent une silhouette portant un sweat à capuche. Claire se rend souvent ainsi vêtue à la salle de sports. Cela en fait-il une suspecte ?
Jean est jaloux des femmes que rencontre Claire. Cela en fait-il un suspect ?

Pour complexifier davantage la situation on sait que chacun ment, y compris à soi-même. Personne ne dit la vérité. Tout le monde triche. Jean semble le seul à être lucide : Nous fabriquions ensemble une catastrophe, j’en étais convaincu (p. 93). Mais pourquoi en est-il certain ?

La tension monte au fil des pages. Et puis, il n’y a plus de doute possible. Le (ou la) coupable n’avoue pas mais affirme (p. 158).

Ce huitième roman oscille entre souvenirs d’adolescence, instants suspendus, et l’ombre persistante d’un passé familial délabré, marqué par la folie d'une mère et la mort prématurée d'un père peu investi. Anne Révah y trouve de quoi tisser une histoire de dépendances et de désirs inavoués en composant un roman noir explorant l’ambiguïté des liens, la force des obsessions et la frontière mouvante entre l’attachement et l’enfermement. 

La femme qui est dans mon lit de Anne Révah, Mercure de France, collection Bleue, en librairie depuis le 8 mai 2025 

dimanche 8 juin 2025

Maintenant je n'écris plus qu'en français de et avec Viktor Kyrylov

Je suis allée voir Maintenant je n'écris plus qu'en français dont le sujet m’interpellait et à propos duquel j’avais lu énormément (trop peut-être) de critiques positives.
Viktor, jeune ukrainien de 20 ans, se trouve à Moscou le 24 février 2022 lors de l’invasion russe en Ukraine. Il y vit depuis 3 ans, réalisant son rêve d’enfance : intégrer la plus prestigieuse école de théâtre russe, le GITIS. Il fait alors face aux bouleversements provoqués par la guerre : l’amour devient la haine, les amis d’hier deviennent les ennemis d’aujourd’hui. Le rêve d’enfance devient une trahison à son peuple.
Il n’y a pas de doute possible. Viktor Kyrylov a énormément de mérite à écrire si bien et à parler si parfaitement notre langue. Je me réjouis sans aucune réserve qu’il soit, lui comme sa famille, loin de la guerre qui ravage l’Ukraine et qu’il ait réussi à quitter la Russie dès le début du conflit.

Son témoignage est émouvant et on perçoit combien il est sincère. Son interprétation est touchante. Mais, car il y a un mais pour moi, je n’ai pas vraiment eu le sentiment d’être au théâtre. Je n’ai pas vu de mise en scène, et pour cause d’ailleurs puisqu’il n’y en a pas. Le programme fait mention du "regard amical d’Eric Ruf". Pourquoi ne pas avoir été plus loin ?  Peut-être parce que l’effort de mémorisation du texte français était déjà suffisamment complexe sans qu’on fasse peser une direction d’acteur ?

Je n’aurais pas été perturbée que Viktor s’exprime parfois en russe, qui est sa langue maternelle (même si je n’en parle pas la langue, et après tout il existe des solutions de surtitrage). Certes le titre du spectacle l’interdit d’une certaine manière mais le concept devient un piège joliment illustré par la photo que j'ai placée en tête de cet article (et que l'on voit correctement depuis quelques sièges bien précis) alors qu’il nous est bien précisé que Maintenant je n’écris plus qu’en français est une histoire ukrainienne.

Elle nous plonge dans un conflit qui traverse des siècles de destins mêlés entre deux peuples et met en lumière le rapport qu’ils entretiennent aujourd’hui. Le récit intime et les circonstances politiques et historiques s’entrechoquent : la famille et la patrie, la jeunesse et la mort, la haine et l’amour, la trahison et la culpabilité … Le spectacle pose effectivement une question essentielle : pourquoi combat-on ? Le spectacle n'y répond pas et l'option retenue par Viktor est la fuite et le renoncement à l’un comme à l’autre en choisissant d’appartenir désormais à un "troisième" pays, la France.

Bien entendu je ne juge pas son comportement mais le spectacle. J'aurais sans doute une autre réaction si je l'avais entendu dans le cadre d'une émission d'information ou de témoignage.

J'ai lu dans sa note d'intention "Jusqu’où je vais raconter mon histoire ? Cette histoire a un début, mais la fin reste à écrire : je continue à vivre dans les conditions qui m’ont été imposées par la guerre. C’est pourquoi je finis cette histoire par mon arrivée en France. L’adaptation, l’intégration... Ce sont des sujets qui méritent d’être détaillés dans un autre récit, un autre spectacle".

Il poursuit en insistant sur le fait qu'il a voulu poser la question de la guerre : comment elle arrive dans une vie, comment elle bouleverse une vie et un être.

Ce sont des choses horribles mais qui me sont familières parce que j'ai tant de fois entendu l'histoire de mes arrières grands-parents, de mes grands-parents et de mes parents, dont les parcours de vie ont été secoués par la Guerre de 1870, puis les deux Guerres Mondiales que je crois que je connais cela …

Je suis surprise également par l'emploi du verbe "raconter" alors qu'on aimerait tous "comprendre" quelle folie peut encore secouer l'Europe et menacer l'équilibre (donc fragile) qui a été reconstruit après 1945.

Il se dit en quelque sorte réfugié linguistique et s'il a raison d'écrire que la langue formate une façon de penser j'aurais aimé entendre en quoi l'acquisition du français l'a changé. Plus précisément quels bouleversements sont imputables à cette guerre et lesquels au changement de langue ?

Il écrit aussi : Si demain, la guerre arrive en France, que ferions-nous ? Cette maladresse syntaxique (il faudrait interroger : Si demain, la guerre arrivait en France, que ferions-nous ? ou bien Si demain, la guerre arrive en France, que ferons-nous ?) relève sans doute d'un acte manqué trahissant l'angoisse du futur.

C’est ça que je veux transmettre aux Français (…) après avoir vécu trois années dans ce pays, ce pays  incroyable, mais qui ne veut pas voir le danger qui le menace.

Je ne sais pas si nous sommes aveugles, en tout cas sans doute pas davantage que les 7 millions d'Ukrainiens vivant aujourd'hui en Europe et qui ne s'imaginaient pas devoir s'y installer.

Il n'en reste pas moins que je salue le mérite de ce comédien que je serais curieuse de voir distribué dans une pièce dans laquelle il ne sera pas impliqué émotionnellement.
Maintenant je n'écris plus qu'en français [création]
Texte & interprétation Viktor Kyrylov
Sous le regard amical d’Eric Ruf
Son Thomas Cany 
Scénographie & costumes Constant Chiassai-Polin 
Vidéo Clara Hubert 
Création lumière Anne Coudret 
Conseil dramaturgique Laurent Muhleisen  
Du vendredi 4 avril au dimanche 29 juin 
Avril & juin : Mer., Jeu. Ven. et Sam. 19h, Dim. 15h
Mai : Mer. 19h, Jeu., Ven. et Sam. 21h15, Dim. 15h
Théâtre de Belleville -16, Passage Piver - 75011 Paris
La photo qui n'est pas logotypée A bride abattue est de © Pauline Le Goff

samedi 7 juin 2025

Rebecca dans l’ombre d’Hollywood de Michel Moatti

J’étais préparée à la lecture de Rebecca, Dans l'ombre d'Hollywood par Hollywoodland de Zoé Brisby. Je retrouve, peut-être en pire, cette ambiance malsaine des coulisses des studios de cinéma. Pire parce qu’une série de meurtres de jeunes femmes, gravitant toutes autour du monde du cinéma, se succèdent dans West Hollywood. Dans le même temps, les incidents se multiplient sur le plateau, venant perturber le quotidien de stars lancées dans une féroce compétition pour occuper le devant de la scène. … 

Tout cela nous est raconté du point de vue de Judith Anderson, désormais au crépuscule de sa vie, célèbre pour son second rôle dans Rebecca d’Alfred Hitchcock. Elle nous immerge dans la suite d’événements survenus à l’automne 1939, lors du tournage à Hollywood.

J’ai retrouvé les personnages présents dans le roman de Zoé Brisby mais aussi ceux qui traversent la pièce qui était interprétée si brillamment par Catherine Silhol au Poche Montparnasse il y a quelques semaines. Elle incarnait Vivien Leigh se confiant à un public de journalistes dans une conférence de presse fictive.

Chaque célébrité a ses failles et si on éprouve de l’empathie pour l’une d’elles il n’est pas très commode de "changer de camp" en sympathisant avec une de ses adversaires. Car, on le sait bien, elles étaient tûtes rivales. Les metteurs en scène et les producteurs en profitaient pour tirer les ficelles. Si bien que même si la scène est fort bien écrite je me suis demandé si Serge Moatti n’avait pas un peu forcé la mesquinerie de Vivien Leigh pendant les trois jours où elle a imposé sa présence sur le tournage (p. 56).

Je n’avais pas perçu immédiatement si la silhouette féminine de la couverture était de face ou de dos, ce qui illustre bien toute l’ambiguïté du propos de Michel Moatti. A l’instar de Rebecca, morte ou suicidée gisant au fond d’une barque, nous sommes ballotés par les vagues du souvenir au gré de la volonté (perfide évidemment) de Judith Anderson, la si angoissante Mme Danvers, gouvernante du manoir de Manderley.

Le roman reste encore un des meilleurs romans policiers de tous les temps. Le film d’Alfred Hitchcock fut un immense succès qui se concrétisa par l’Oscar du premier film. Mais à quel prix !

On sait aujourd’hui combien Alfred Hitchcock manipulait et maltraitait ses actrices. Sa perversité était abyssale et sur ce point Serge Moatti n’est pas un lanceur d’alerte. Nous autres français n’avons pas perçu l’injonction d’ordre moral (p. 48) imposé par le sénateur William Hays (que dénonçait bien entendu Zoé Brisby dans son roman) alors que des comportements  autrement plus répréhensibles étaient étouffés dans une atmosphère malsaine de compétition.

On sait encore moins qu’Hollywood fut le théâtre de meurtres touchant des femmes qui n’avaient même pas acquis le statut (d’ailleurs ultra fragile) de starlette. Il nous glace le sang en les qualifiant de casting parallèle aux films qui se tournaient (p. 29).

En tricotant les coulisses du tournage avec des faits d’actualité de l’époque il réussit, avec ce douzième ouvrage, un roman noir éclairant l’envers du décor et restaurant la mémoire de tous les sacrifiés sur l’autel de la notoriété, victimes des cinglés attirés par les collines de Beverley (p. 201). Il nous donne aussi envie de retrouver Rebecca, tout autant le livre que le film pour les comprendre avec davantage d’acuité.

Journaliste, docteur en sociologie et ancien professeur à l’université, Michel Moatti est aussi l’auteur de Retour à Whitechapel, unanimement salué par la critique, de Tu n’auras pas peur, prix Polar de Cognac 2017, et de Darwin, le dernier chapitre, prix Max Gallo 2024.

Rebecca dans l’ombre d’Hollywood, de Michel Moatti, éditions Hervé Chopin, en librairie depuis le 7 mai 2025

vendredi 6 juin 2025

Toutes les autres de Clotilde Cavaroc

Je suis venue avant-hier voir spécialement la représentation unique de Toutes les autres en région parisienne, en avant-première du festival d'Avignon.
Clémence est en fauteuil roulant depuis son accident de voiture trois ans plus tôt. Souffrant d'une solitude affective, elle a recours à un accompagnant sexuel pour l'aider à se réapproprier son corps et redécouvrir les plaisirs charnels. Elle trouve chez Antoine non seulement un amant complice, mais aussi une oreille délicate. Antoine tombe sous le charme de cette femme drôle et touchante. Les sentiments prennent le pas sur le contrat de départ. Sentant qu'il a franchi la limite, Antoine décide d'interrompre les séances au grand désespoir de Clémence. 
Vous aurez compris que Toutes les autres parle de l'accompagnement sexuel des personnes en situation de handicap, un moyen parmi d'autres de répondre à la détresse affective et sexuelle de ces personnes souvent reléguées au rang d’ "asexué.es". Sans se vouloir tribune ou plaidoyer, l’intention de Clotilde Cavaroc est de lever le tabou sur la sexualité des personnes handicapées et sur les travailleur.se.s du sexe.

De rouille et d’os, Intouchable, Le scaphandre et le papillon, Gabrielle, Simon de la Montana, Mon inséparable, Patients (tous chroniqués sur le blog, catégorie 7ème art) … beaucoup de films touchent au handicap mais rares sont ceux, même documentaires, qui explorent le sujet tabou de l'accompagnement sexuel. La réalisatrice Kathie Kriegel s’était prêtée avec brio à l'exercice dans son film A fleur de peau, un court-métrage primé en 2023 mais dont aucun extrait n’est encore accessible …

Il n’est donc pas faux de considérer que le sujet reste méconnu et l’autrice a longuement enquêté avant de commencer à écrire dans la continuité d’un court-métrage qu’elle avait tourné en 2022 avec deux comédiens qui sont aussi distribués au théâtre. Primé dans plusieurs festivals, Toutes les autres est à ce jour référencé à l’Agence du court-métrage, au catalogue de L’Extra court, et sur la plateforme Educ Arte.

Sur la scène le décor est sommaire, composé de plusieurs tapis sur lesquels on devine une table et un fauteuil roulant à jardin. Une voix off nous donne l’essentiel des chiffres à connaitre sur le nombre de personnes formées à l’accompagnement sexuel : 150 personnes en 2015 et seulement une trentaine sur le terrain.

On fait connaissance avec les personnages. Antoine (Stéphane Hausauer), infirmier de 47 ans, bouille sympathique, marié, vivant à Strasbourg, bien dans sa peau, donne de son temps à des handicapées 2 à 4 fois par mois comme assistant sexuel. L’activité est légale en Suisse, pas en France où elle est assimilée à de la prostitution, mais peut-on imaginer une condamnation pour délit d’humanité à l’égard de celles qu’il appelle des bénéficiaires

Il fait connaissance avec Clémence (Kimiko Kitamura) au cours d’un entretien téléphonique marqué par l’humour où il la met en garde de ses limites et du tarif de la prestation. Evidemment leur rencontre restitue l’étrangeté de la situation. On se doute bien que malgré tout ce type de relation n’est pas anodin et peut difficilement se limiter à un cadre professionnel même si les assistants bénéficient de réunions de recadrage avec des superviseurs.

A ce stade j’ai pensé au film de Frédéric Fonteyne, sorti en 199, avec Nathalie Baye et Sergi Lopez, Une liaison pornographique dans lequel un homme et une femme conviennent de se rencontrer pour assouvir un fantasme sexuel. Mais insidieusement, des sentiments se font jour et une relation se crée. Le sexe n'est plus la seule chose qui les réunit.

Clémence elle aussi s’attache (un peu trop) et comprenant que des sentiments pourraient prendre le pas sur le contrat de départ et qu'il a franchi la limite, Antoine décide d'interrompre les séances au grand désespoir de Clémence, provoquant un cri déchirant. Mais l’histoire n’est peut-être pas terminée …
L’accompagnement musical est choisi avec pertinence. Avec d’abord Da pacem domineun morceau d’Arvo Pärt, musicien estonien né en 1935, et qui est l'un des plus importants compositeurs vivants. Ses explorations et transgressions musicales influencent beaucoup ses contemporains. La chorégraphie sur La grande cascade de René Aubry est juste magnifique et il faut saluer le travail de Ira Nadia Kodiche qui a parfaitement dirigé les comédiens.

Citons aussi Pointillism de Laurent Dury, Daylight and the Sun d'Antony and the Johnsons et Après la Neige d'Airelle Besson.
 
Je te laisserai des mots de Patrick Watson est une autre chanson qui s’accorde très bien avec le contexte. Enfin quelle autre que Mais je t’aime par Camille Lelouche et Grand Corps malade aurait mieux convenu pour soutenir la déclaration d’amour de la jeune femme ?

On sort conquis par le propos, le jeu et la mise en scène (d’Elise Noiraud). Nous avons vu une femme qui est bien comme "toutes les autres". C’est un spectacle qui mérite toute l’attention du public.
Toutes les autres de Clotilde Cavaroc
Commande de mise en scène Elise Noiraud
Avec Kimiko Kitamura et Stéphane Hausauer
Création lumière François Leneveu
Scénographie Fanny Laplane
Chorégraphies Ira Nadia Kodiche
Mercredi 4 juin 2025 à 16h au Théâtre de Belleville qui reprendra le spectacle à la rentrée
À partir de 12 ans
Au festival d’Avignon à l’Artéphile du 4 au 26 juillet à 15 h 55, relâche les dimanches

jeudi 5 juin 2025

Happy Apocalypse de Jean-Christophe Dollé

Comme le dit Perle dans la bande-annonce de Happy Apocalypse tout n’est affaire que classification et il faut être nommé pour exister. Et la spectatrice que je suis a bien du mal à nommer ce spectacle qui se qualifie simplement  de "théâtre contemporain".

Après "E-génération", que j'avais vu au théâtre Victor Hugo dans le cadre du festival Virtuel.Hom(e), "Mangez le si vous voulez", "Téléphone-moi ", "Je vole… et le reste je le dirai aux ombres", "Allosaurus", "Le hasard merveilleux... Jean-Christophe Dollé présente cette nouvelle pièce qu’il a mise en scène avec Clotilde Morgiève.

Bien sûr on peut estimer que c'est un conte musical électro-pop, une protopie, qui questionne la place de l’humain, une ode à la fragilité où le burlesque, la poésie, l’astrophysique et la métaphysique se croisent dans un tourbillon psychédélique autour de 6 comédiens et 3 musiciens en live qui font vivre des personnages fantasques et quelques animaux pour donner à l’humanité une chance de se réinventer.

Bref c’est un spectacle hybride, donc pleinement cohérent avec le propos consistant à tisser une trame théâtrale à partir de Perle, au prénom clairement choisi sans hasard, résultat du croisement entre une femme et un Varan de Komodo. Elle serait le premier enfant hybride de l’histoire de l’humanité mais beaucoup d’autres humains à tête d’animal vont peupler la scène comme le suggère la photo qui ouvre cet article.

Le titre est autant une oxymore qu'une allitération sachant qu'apocalypse signifie "révélation" en grec. A l'inverse de la plupart des spectacles, celui-ci doit, me semble-t-il, être regardé pour ce qu'il est, sans trop réfléchir, à part deux-trois interrogations évidentes, à propos de ce qui détermine le monstre (où là encore l'étymologie est essentielle puisqu'il est ce qu'on montre), et de tout ce qui alimente l’éco-anxiété grandissante à mesure que l'on souligne les effets de la pollution, du capitalisme et de la croissance exponentielle, du réchauffement climatique et la dégradation de notre planète parallèlement à l'injonction à être heureux.

Au lieu de nous effrayer davantage, les créateurs de ce spectacle invitent les spectateurs à vivre en leur compagnie une folle fête, irrévérencieuse et transgressive.

Pour mieux y parvenir, outre un jeu très fin, mené par une formidable bande d'acteurs (capables d'endosser plusieurs rôles et de danser … et on imagine combien Aurélie Mouilhade a dû les faire répéter). Marie Hervé a imaginé un décor déstructuré, composé de cases sans cesse repositionnées dans un théâtre de théâtre de manipulations (bravo à la technique !) façon puzzle vertical ou tetrix dans une ambiance surréaliste et des couleurs pop et illustrant le théorème selon lequel le vide est une illusion.

L'ensemble baigne dans des tonalités de bleu intersidéral (Simon Demeslayqui parfois est difficile à supporter mais qui permet de focaliser le regard sur certains endroits. La musique, interprétée en live remplit une fonction essentielle. Les trois musiciens (parfois acteurs) sont totalement intégrés dans la progression de l'histoire : le claviériste Noé Dollé, le guitariste et bassiste Laurent Guillet et le batteur percussionniste Pierre Martin-Bànos.

La musique a spécialement été composée pour l'occasion, avec de multiples sources d'inspiration allant de Radio Head à Eminem en passant par Ben Mazué. On reconnaitra aussi le morceau Superman, de .1. Elle emprunte un chemin conduisant du chaos vers l’harmonie et s'il est vrai qu’elle adoucit les moeurs la technologie devrait adoucir l'existence.

Il faudrait sans doute pour cela arrêter de se poser des questions hautement existentielles comme Si tu m'oublies est-ce que j'existe moins ?

Qu’ajouter si ce n’est qu’on rit (aussi) régulièrement … 

Je conseille à ceux qui voudrait en savoir plus sur la genèse d'Happy apocalypse à consulter le dossier de la compagnie qui foisonne de références bibliographiques, iconographiques et musicales extrêmement recherchées. 
Happy Apocalypse de Jean-Christophe Dollé
Mise en scène : Clotilde Morgiève et Jean-Christophe Dollé
Assistés de : Madeleine Fourtune
Avec : Jean-Christophe Dollé, Clotilde Morgiève, Sol Espeche, Yann De Monterno, Géraldine Roguez, Noé Dollé, Rodrigo Viana, Pierre Martin, Simon Demeslay et la voix de Solenn Denis​
Scénographie et costumes : Marie Hervé
Création lumières, création machinerie plateau, régie générale : Simon Demeslay
Mise en son : Georges Hubert
Musiques : Jean-Christophe Dollé, Noé Dollé, Laurent Guillet et Georges Hubert
Chorégraphie : Aurélie Mouilhade
Couture : Julia Brochier
Perruques : Julie Poulain
Masques : Olga Reis
Coach vocal : Amélia Donnier
Assistanat régie générale : Lili Dollé​
Au Théâtre des Gémeaux Parisiens
Du 4 au 11 juin à 21h sauf le dimanche 8 juin à 17h
Relâche mardi 10 juin
Sera au Théâtre 11 pendant le festival d'Avignon du 5 au 24 juillet à 22h35
À partir de 13 ans
La photo qui n'est pas logotypée A bride abattue est de © Alessandro Gallo

mercredi 4 juin 2025

Avoir le réflexe Vendômois pour choisir un Gris

Je connais le travail des Vignerons des Côteaux du Vendômois, la variété de leurs vins, souvent bio, et qui sont commercialisés à des prix très raisonnables, ce qui bien entendu n’exclut pas de les consommer avec modération.

Les cuvées de Gris 2024 sont juste en bouteilles, ce qui me donne l’occasion de vous en reparler aujourd'hui avec un Coteaux du Vendômois Gris Montagne Blanche 2024 de la Cave Coopérative du Vendômois, dont le prix de vente (donné en fin d'article) signe un excellentissime rapport qualité/prix.

Je rappellerai d’abord, au risque de me répéter, que le cépage utilisé est le Pineau d’Aunis qui affectionne particulièrement ces terroirs de première côte. Il est issu du prieuré d’Aunis (près de Saumur) au XIème siècle. Ce cousin du Chenin Blanc s’est beaucoup développé dans le Vendômois depuis le début du XXème siècle et il constitue de nos jours la particularité de cette Appellation d’Origine Contrôlée.

La Montagne Blanche est un promontoire rocheux de tuffeau de couleur claire. Le donjon du chateau de Vendôme y fut autrefois érigé. Le Loir se divise en plusieurs bras au pied de la ville. Les vignobles se sont développés sur les coteaux et bénéficient d'un microclimat propice à la culture de la vigne. Le Pineau d’Aunis s’y exprime magnifiquement et confère aux Gris du Vendômois une typicité tout à fait originale.

C'est le terroir de silex rose qui apporte vivacité acidulée et élégance au vin tandis que l’argile lui confère rondeur et fruité. Les raisins ont été récoltés à pleine maturité, avec une superbe arrière saison, alliant la fraîcheur naturelle du Pineau d’Aunis à une belle intensité aromatique.

Pour les férus d’œnologie j’ajouterai que la vinification a été le résultat d’un pressurage pneumatique léger, d’un débourbage statique du moût 24 h suivi d’une fermentation à 14°C en cuves inox thermorégulées et d’un élevage sur lies fines pendant 4 mois.

La robe est saumon, avec des reflets argentés. Le nez est fondu et fruité, avec de la fraise, de la pêche de vigne et d'agrumes parmi lesquels on reconnaît le pamplemousse rosé. Des notes poivrées viennent soutenir les arômes de fruits murs et la pâte de coing.

La bouche est désaltérante et fraiche, avec une belle amplitude. Servir ce vin sur un melon avait de quoi surprendre mais la confrontation préparait le palais pour la suite.

On peut le proposer sur des charcuteries, des sushis, des gambas flambées, un filet de rouget, un rôti de veau et des fromages de chèvres affinés. Je l’ai associé à une tourte pousses d’épinard et saumon, aussi simple que bonne.
Je l’ai préparée avec une pâte feuilletée parce que je voulais ce coté beurré et croustillant. J’avais déposé des pousses d’épinards parmi lesquelles j’ai placé des morceaux de saumons d’environ 3 cm sur 2. J’ai nappé de 4 œufs battus avec un verre de lait et une cuillerée de maïzena.
Gris Montagne Blanche
Coteaux du Vendômois AOC
Cave Coopérative du Vendômois – 41100 Villiers sur Loir
Prix de vente à la cave 6 euros, 12 magnum

mardi 3 juin 2025

Les Dactylos, mise en scène d'Éric Chantelauze

Il ne faut pas craindre d'entendre un texte d'une horreur insensée sur l'état d'esprit de ce qu'on appelait le personnel de bureau. Certes, leur travail a considérablement changé depuis 60 ans. L'ordinateur a remplacé la Remington que j'ai remarquée (par hasard) dans la vitrine d'une boutique en sortant du Conservatoire de Versailles.

Alors qu’Eric Chantelauze change de costume dans les coulisses du théâtre Montansier où il vient d'interpréter Joseph Kessel dans Le chant des lions, son nom apparaît le même jour au générique d'une pièce en tant que metteur en scène.

Il s'agit d'une comédie sociale et romantique se déroulant au début des années soixante dans un bureau new-yorkais mais qu'on ne s'y trompe Les Dactylos mêle une certaine forme de mélancolie à un humour mordant.

Elle a été écrite par Murray Schisgal, un dramaturge, scénariste, producteur de cinéma et acteur américain (1926 - 2020). Ses pièces n’ont commencé à être connues en France que lorsque Laurent Terzieff décida d’en adapter plusieurs, dont Les dactylos, en 1963. Il a été le formidable scénariste du film de Sydney Pollack Tootsie, dans lequel il interpréta le rôle de Party Guest en 1982.
A partir d'une scénographie simple (mais efficace) Éric Chantelauze dirige avec finesse Jérôme Rodriguez (Paul) et Valentine Revel-Mouroz (Sylvia). Les premières minutes font penser à la manière de jouer de Jacques Tati dans les années 70. Les déplacements sont raides et caricaturaux à l'extrême … jusqu'à ce que le spectateur devine que le moindre geste est intentionnel pour signifier le niveau de routine et de conformisme des personnages. Comme ce sera jouissif de les voir ensuite "perdre les pédales".

Pour le moment ils commencent leur journée de bureau en retard mais Sylvia, qui arrive en claquant des talons, aura eu la présence d'esprit de reculer les aiguilles de la pendule murale. L'honneur de la jeune femme est sauf. Il est à la hauteur de sa promotion entant que "surveillante de tout le service" (à savoir juste deux personnes).

En une heure de temps, semblant se dérouler sur une journée, c'est toute leur vie qui défile sous nos yeux. Au tout début Sylvia Payton prend très au sérieux la mission de formation que lui a confiée son patron : apprendre le travail à Paul Cunningham, qui vient d’être engagé pour la seconder à taper des adresses à la machine. A la moindre des erreurs de ce collègue qui prétend être un peu rouillé cette employée consciencieuse qui "prend tout sur elle" est psycho-rigide et se révèle être une véritable miss catastrophe. 

Elle ne résistera pas longtemps au plaisir de lui révéler les manies du patron. Travailler n'empêche pas de parler et d'essayer d'en savoir plus sur la personnalité de chacun, quitte à le soumettre à une alternative truquée dont il se sortira par une réponse absurde. Le spectateur a bien compris ce qui est en train de se tramer mais se demande malgré tout jusqu'où la mise en scène va nous entrainer.

La surenchère semble sans bornes et enfle dans une forme de ping pong intellectuel au cours duquel chacun dit ses blessures sans parvenir à l'approbation de l'autre. le ton monte même si Sylvia prétend ne pas être énervée. Le ton bascule dès qu'elle a vu en Paul un homme à séduire et réciproquement. Rires et rapprochement nourrissent l'enthousiasme de la jeune femme qui envisage le mariage qu'il faut urgemment annoncer à la famille : Je vais appeler ma mère et vous votre femme. Mais le collègue n'entend pas les choses de cette oreille. On assiste à une crise très violente qui emprunte tous les codes du boulevard. Tout est prétexte à un effet comique.

Le temps semble avoir passé brutalement et cruellement. Les corps se sont dégradés. Les confidences deviennent amères. La misère intellectuelle refait surface et on découvre l'alcoolisme de Paul, qui déploie ses ambitions dans un déni remarquable. Ils tombent d'accord pour s'estimer tout seuls dans un monde cruel et solitaire, signant un nouveau rapprochement aussi fugace que le premier.

Ils sont désormais chacun dans sa bulle de folie et de démesure … mais consciencieux jusqu'au dernier instant. Murray Schisgal a composé une partition malicieuse et grinçante sur le quotidien monotone des employés de bureau. Eric Chantelauze s'empare du moindre effet comique possible pour en souligner une forme de détresse aussi noire qu'absurde, en poussant le curseur de l'humour le plus loin possible.
On rit et on croit l'époque révolue mais il existe sans doute encore des gens qui raisonnent comme ces deux employés qui sont confondants de sentiments médiocres, et qui ne réaliseront jamais leurs rêves, faute de s'en donner les moyens. 

Ce que réussissent formidablement les comédiens, ce n'est pas tant de les incarner, c'est de se livrer à ce qu'on appelle un numéro d'acteurs et il est hors normes. La musique choisie pour clore le spectacle est un dernier clin d'oeil puisqu'il s'agit de Can't Take My Eyes Off You (Je ne peux pas te quitter des yeux) chantée par Andy Williams. Le titre a été créé en 1967 par Frankie Valli et il est devenu un des titre les plus repris au monde, de Muse à Amanda Lear, en passant par Lauryn Hill, et même Line Renaud. 

Les Dactylos de Murray Schisgal
Adaptation de Laurent Terzieff
Mise en scène d'Éric Chantelauze
Avec Jérôme Rodriguez et Valentine Revel-Mouroz
Création dimanche 1 juin à 19h00 dans le cadre du Mois Molière 2025
Conservatoire à rayonnement régional de Versailles Grand Parc - Auditorium Claude Debussy - 24, rue de la Chancellerie - 78000 Versailles
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Le Mois Molière renforce son lien avec le festival d'Avignon. Après le succès de l’aventure d’un nouveau lieu de spectacle dans l’ancien Carmel d’Avignon où les spectacles ont fait quasi salle comble rapidement, une nouvelle demande a été adressée à François de Mazières par les propriétaires du réputé théâtre du Petit Louvre pour assurer sa programmation. Le Mois Molière sera ainsi présent dans trois salles du Off.

Les dactylos seront joués du 5 au 26 juillet à 18h15 au Petit Louvre, 23 rue Saint-Agricol, 84000 Avignon

lundi 2 juin 2025

Peacock, premier film de Bernhard Wenger

L'AFCAE a encore une fois mis à l'honneur un premier film et c'est une excellente découverte que celui du réalisateur autrichien Bernhard Wenger qui a été projeté ce soir par les salles adhérentes.

Son titre original, Peacock, parle sans doute dans toutes les langues. En français, on connait ce que signifie faire le paon. L'animal est symbole de beauté et de vanité mais on sait tous qu'il ne vole pas très bien et que son cri est affreux, ce qui ne le rend pas très sympathique même si ses plumes sont convoitées … pour orner un chapeau.

Les première minutes sont (volontairement) déroutantes. On comprend mal pourquoi il serait préférable de ne pas éteindre un incendie trop vite. Ni à quoi rime le billet que la femme tente de faire accepter à cet homme qui la raccompagne après un concert qu'ils ont agréablement suivi ensemble.

La révélation est stupéfiante. Nous allons suivre les pérégrinations professionnelles, et par voie de conséquence également personnelles, de Matthias (Albrecht Schuch) dont le travail consiste à être le partenaire idéal, en toutes occasions. Il peut donc aussi bien endosser le costume du parfait petit ami, du fils modèle ou même du sparring-partner pour vous entrainer à rompre avec un mari violent.

Par contre, et c'est là que la situation devient à la fois tragique mais aussi furieusement comique, il ne parvient plus à être lui-même dans sa vie quotidienne.

Bernhard Wenger a puisé l'idée du scénario en 2014 dans les agences pour "louer un ami" qui existe au Japon depuis au moins vingt ans déjà. Il est allé dans ce pays pour rencontrer des employés, et comprendre la raison d'être de ces agences et la manière dont les employés se préparent pour revêtir leurs rôles. Il a été touché par les confidences d'une personne qui est confrontée au dilemme de ne plus savoir qui elle est vraiment.

Ce qui renforce le mystère de la situation c'est que le personnage de Matthias, bien que dérouté, et presque paniqué, ne réagit pas autrement qu'en adoptant une passivité angoissante qui interroge le spectateur. Quel part de responsabilité Matthias a-t-il dans ce qui lui arrive ? Se pourrait-il qu'il ne soit que la victime d'un système perverti ? Et surtout, pourra-t-il rompre le cycle infernal, et si oui comment ?

Peacock est une comédie noire qui frôle le drame existentiel pour nous offrir une réflexion satirique sur les constructions sociales, les rôles qu'on s'acharne à jouer et les identités fabriquées. L'originalité de la mise en scène est renforcée par le fait que les effets comiques ne sont pas générés par les dialogues ou très peu, mais par l'absurdité des situations. Par exemple par la présence d'un énorme chien ou au contraire d'un minuscule animal. Et par la déconnection d'une maison où tout est régi par l'électronique.

Quand sa petite amie Sophia (Julia Franz Richter) lui demande quel vin il veut boire, il répond "comme tu préfères". Ce qui peut passer pour de la politesse sonne la fin pour Sophia :"Tu n’es plus une vraie personne", dit-elle à Matthias avant de le quitter.

On pourra penser à l'humour noir anglais ou à la manière pince-sans-rire que l'on a de s'exprimer dans les pays scandinaves mais sans mettre de coté le sens de la tragédie qui est particulier en Autriche. Si bien que le film prend parfois des allures de thriller quand l'aspect tragique devient effrayant, comme l'est le ronflement des pompes d'alimentation de la piscine.

Matthias va devoir travailler sur lui-même et sur ses problèmes, comme le lui suggère son ami et collègue David (Anton Noori). Mais rien ne semble fonctionner. Comme le paon de l’établissement où Matthias part en retraite, il devra rejeter le perfectionnisme afin de … peut-être … vraiment se trouver.

Matthias ayant parfois l'allure d'un robot, j'ai pensé au film I'm Your Man (Ich bin dein Mensch ou L'Homme idéal au Québec, ou Je suis ton homme). Dans ce film allemand réalisé à partir d'une nouvelle d'Emma Braslavsky par Maria Schrader et sorti en 2021 une scientifique acceptait, dans le cadre d'une expérience, de cohabiter avec un robot humanoïde, entièrement programmé en fonction de son caractère et de ses besoins. Il devait incarner l'époux parfait pour Alma, dont, jusqu'ici, la vie se résumait à la recherche scientifique.

Si la musique originale est composée par Lukas Lauermann, la bande son emploie fort astucieusement Unchained Melody par The Righteous Brothers

Peacock, premier film de Bernhard Wenger
Avec Albrecht Schuch, Julia Franz Richter, Anton Noori …
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Sortie en salles le 18 juin

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