Elle arrive fringante, malicieuse, se réjouissant d’une salle comble, faisant sa révérence, un carton (mystère ?) à la main.
Elle va comme on dit, passer à table, c’est à dire nous offrir ses confidences. La table en question n’est pas très solide mais elle tient. A l’image de cette comédienne d’exception.
Et en terme de décor on ne pouvait pas imaginer plus simple ni plus léger que cet équipement de camping. Ne dit-on pas que les comédiens sont des saltimbanques ?
Je suis heureuse de passer cette soirée de dernière avec elle. J'avais affirmé que je viendrais, pas seulement à la comédienne, je me l’étais promis aussi à moi-même mais les mois ont passé et je n’avais pas trouvé de créneau. Mon excuse était que ça n’était pas tous les soirs à l’affiche.
La servante l'accompagne sur la scène. Cette lampe n'est allumée que lorsque les acteurs ont quitté la scène et permet à ceux qui travaillent la nuit de se diriger sans risquer de se faire mal. Elle a la réputation d'éloigner les fantômes. Il n'y a pas à en craindre ce soir alors Christine Murillo l'éteint en s'exclamant : Ah bon Dieu que je suis contente ! Est-elle encore Christine ou déjà Pauline ? Nous entrons de plain-pied dans ses souvenirs et peu nous importe qu'elle péclote côté mémoire.
Elle va régulièrement chercher le mot juste ou jouer à faire semblant. Quand elle butera sur ancillaire je ne suis pas certaine que tout le monde aura compris comme moi qu’elle faisait allusion aux servantes (les domestiques) qu’elle a interprétées si souvent. Toute la soirée elle va nous mener en bateau en faisant semblant de masquer ses pseudos trous de mémoire. Parfois certains spectateurs riront à retardement par exemple lorsqu'elle confondra engrais et anglais. Quelle saveur que ses inventions comme avoir la langue enfouifouinée.
Elle extirpe une brosse et deux barrettes de son carton fourre-tout et soupire qu'avant elle avait le visage lisse et portait des jupes plissées. Les lunettes posées sur un carnet de confessions, elle est devenue Pauline Carton (1884-1974). Elle nous apprend avoir gardé ce nom qui lui avait porté chance puisque c'était celui de son premier rôle, dans la pièce de Pierre Wolff, Le Ruisseau, en 1904. Elle était parvenue à se faire engager alors qu'elle n'avait aucune expérience et elle accepta de ne recevoir aucune rémunération tant le plaisir d'être sur scène la récompensait suffisamment.
Je ne suis pas sûre que Pauline Aimée Biarez aurait fait la même carrière que cette femme au caractère bien trempé qui démontre qu'il n'était pas nécessaire de coucher pour avoir un rôle. Son argumentation est implacable et drôle : elle incite à diviser le nombre de comédiennes (212 000) par celui de directeurs de salles (50 à 60 hommes) pour conclure que si c'était vrai ils auraient tous une vie de martyre.
Une idée en enchaine une autre. Elle adorait la tirade des "non merci" écrire par Edmond Rostand pour Cyrano (Acte II, scène 8). Je l'aime beaucoup également et je vous en sers de petits extraits :
Grimper par ruse au lieu de s’élever par force ? Non, merci. (…)
Exécuter des tours de souplesse dorsale ?… Non, merci. (…)
Faire éditer ses vers en payant ? Non, merci ! (…)
Travailler à se construire un nom. Sur un sonnet, au lieu d’en faire d’autres ? Non,
Merci ! (…) Non, merci ! non, merci ! non, merci !
Mais… chanter, Rêver, rire, passer, être seul, être libre, (…)
Travailler sans souci de gloire ou de fortune, (…)
Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,
Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles ! (…)
Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !
Cette dernière phrase est un bijou. Il faut l'entendre aussi nous dire La retraite de Russie de Victor Hugo en zézeyant. Le titre du poème est L'expiation et elle le maitrise à la perfection. Mais comment fait-elle çà ? Le public, ravi, applaudit.
Il battra des mains à chaque performance. Il faut dire qu'elle imite à la perfection Elviro Popesco, Danièle Gilbert et Michel Simon. C'est un émerveillement de l'entendre chanter que ce soit Par le trou, avec espièglerie, ou Bourvil avec tendresse, ou encore Sous les palétuviers, une chanson qu'elle interpréta en duo en 1934 avec le chanteur d'opérette René Koval au Théâtre des Variétés, pas très loin de la Scala. Elle se moque de Julien Clerc pour qui ils dorment sous le vent de la Californie.
Elle se moque de ses semblables qui lui demandait s'il était bien vrai que Fernandel (qui avait interprété six fois Don Camillo au cinéma) était entré dans les ordres. elle avoue un faible pour les forts (c'est le titre du premier album qu'elle enregistra en 1972), aimer le roman noir, Eddie Constantine (quand il chantait Cigarettes whisky et p’tites pépées). Mais plus que tout c'est le théâtre qu'elle aime avec ses incohérences, sa poussière, ses émotions et ses potins.
Elle évoque Jean Cocteau, Jean Marais et bien sûr Sacha Guitry qui la fit tourner dans une vingtaine de films (elle jouera dans plus de 250 films). On pourrait l'écouter jusqu'au bout de la nuit dérouler ses anecdotes, parfois à demi-mots. Tout est symbolique dans les rares objets qu'elle a glissé dans son carton, à commencer par le bouquet de violettes, en hommage au grand et sans doute unique amour de sa vie, le poète et écrivain genevois Jean Violette avec qui elle fut liée cinquante ans.
Il faut bien finir. On la voit à regret refourguer son tintouin dans le carton. On peut dire qu'elle a fait un carton dans cette Piccola Scala qu'elle remercie sans se risquer à donner la longue liste de tous ceux qu'elle voudrait honorer en rallumant la servante.
Très inspirée elle a composé juste avant de descendre sur la scène, une improvisation sur l'air de la Java bleue, devenue La Scala bleue, qui colle tout à fait à la situation. Nous avons du mal à accepter que la série soit terminée.
Christine Murillo, déjà riche de 4 Molière, a amplement mérité le Prix du brigadier pour cette création et on espère la voir très vite dans un nouveau spectacle.
Pauline & Carton
Adaptation Virginie Berling, Christine Murillo, Charles Tordjman
Mise en scène Charles Tordjman.
Avec Christine Murillo.
A La Scala Paris (La Piccola Scala), boulevard de Strasbourg - 75010 Paris
Dernière représentation le 25 novembre 2024