Alors que l'Iran sert de toile de fond à plusieurs pièces de théâtre, la situation de ce pays a fait l'objet d'un roman qui aurait pu être classé dans les documentaires, qui raconte le courage et la passion d'un homme, que rien ne prédestinait à cela, à conserver (jamais le mot ne fut tant adéquat) la collection d'art constituée à la demande de l'impératrice d'Iran dans les années 77.
Intitulé Le gardien de Téhéran, il est écrit par Stéphanie Perez qui eut connaissance d'un parcours de vie hors normes à l'occasion d'un reportage effectué en tant que grand reporter à France Télévisions.
La quatrième de couverture ne laisse planer aucune hésitation sur le succès de la mission qui sera confiée à Cyrus au moment où éclate la révolution au printemps 1979 conjointement au départ précipité du Chah le 16 janvier. Cette histoire est vraie, un peu frictionnée pour des raisons évidentes de sécurité, qui se lit tout à fait comme un roman.
Le doute est néanmoins permis de savoir si Farah Diba a ignoré ou non que lui, le petit Cyrus Farzadi, fils d'une couturière des quartiers ouest, a sauvé sa collection de la folie destructrice des mollahs. Lui, le gamin sans diplôme qui n'était jamais entré dans un musée avant son embauche (p. 176). Il a su à merveille appliquer un des préceptes iraniens : s'adapter et résister.
L'auteure a réussi à y instiller du suspense, surtout en y ajoutant la destinée de plusieurs femmes, ce qui tranche avec la condition de la femme que nous connaissons dans un pays islamique, qui la réduit à enfanter de la chair à canon. Son travail de grand reporter l'a habituée à l'investigation et son livre offre une véritable immersion, non seulement à l'intérieur du musée mais aussi dans cette période si troublée de l'histoire perse dont les scènes de théâtre se sont emparées. Je pense à la pièce Les poupées persanes qui marqua le Festival d'Avignon en 2022 et 4211 km qui toucha l'édition 2023, avec un succès qui est dopé par le Molière 2024 de la révélation féminine pour Olivia Pavlou Graham, à tel point qu'il va être repris à la rentrée dans une salle parisienne.
La dimension politique qui se dégage du livre est indéniable, avec un souci d'objectivité et on constatera que plusieurs personnages ne sont pas forcément totalement bons ou mauvais. Elle se double d'un aspect historique (l'histoire de la création du musée et de sa folle inauguration en 1977 serait à elle seule un sujet de roman) et enfin d'une veine romanesque parce que tout nous est raconté de l'intérieur comme si on y était.
Le personnage énigmatique de Reza semble appartenir à la Savak, la police secrète du Chah qui traque la moindre critique ou opposition pouvant envoyer n'importe qui en prison et à la torture car personne n'est sûr de son destin (p. 32). Nous en lirons plusieurs démonstrations.
Les photos de sa jeune voisine et amie Azadeh témoignent d'un régime de voleurs et de corrompus en train de couler le pays et détruire son âme (p. 46). Elle sera jetée en prison pour de "simples" photos, comme aujourd'hui en Iran le rappeur Toomaj Salehi est, à seulement 33 ans, condamné à mort pour corruption sur terre comme l'a déploré Jean-Marc Dumontet, président des Molières, au cours de la cérémonie du 6 mai dernier.
Evidemment le million de personnes qui défilaient dans les rues de la capitale en septembre 78 ne se doutaient pas de l'issue que prendrait la révolution même s'ils étaient pour la plupart conscients des risques. Leur credo était alors "on verra après".
Un des aspects positifs est la place accordée au dialogue intérieur avec les oeuvres. L'emploi de Cyrus le nourrit aussi intellectuellement (p. 67) et à plusieurs reprises il est fait allusion au pouvoir hypnotique de l'art qui serait comparable à un coup de foudre qui se passe de mots parce que l'émotion l'emporte. On pourrait comprendre un tableau sans avoir besoin d'explication ou de médiation car il ne s'agit "pas juste d'un tableau. C'est de l'art. C'est universel" (p. 194).
Il y a une analyse touchante d'un Rothko, dont j'ai admiré plusieurs tableaux à la Fondation Vuitton en octobre dernier. Le suicide (Purple Jumping Man) d'Andy Warhol peint en 1963 fait sangloter le chauffeur (p. 183). La tentation était forte pour moi, en ayant la chance de déambuler dans le centre Pompidou un soir lors d'un vernissage et en l'absence de public de prendre la photo du livre au pied d'un Warhol réalisé à ses débuts en répétant le visage de l'actrice Elizabeth Taylor jusqu'à saturation sur une toile semblable à un écran de cinéma, faisant de cette icône hollywoodienne un portrait d'une indéniable fragilité mais aussi une allégorie d'un monde dominé par la prolifération des images.
Il est amusant d'apprendre que c'est cet artiste que l'impératrice sollicita pour faire son portrait en 1976. Leur rencontre et la séance de pose (reconstituée) est tout à fait vivante (p. 186).
Le musée a été créé avec une volonté d'ouverture et d'inscrire l'Iran dans la modernité et le progrès p. 69). Sa Mona Lisa devait être un Pollock (p. 70) mais il était sans doute encore en avance sur son temps pour pouvoir être à la mode en 1977.
Le livre se fait l'écho de la réouverture du musée en novembre 1979 (p. 202) pour devenir un lieu de propagande présentant une sélection d'oeuvres iraniennes et nationalistes à la gloire de la révolution.
Pour ne donner qu'un exemple, la Nature morte à l'estampe japonaise de Gauguin, certes achetée 1,4 million, vaudrait désormais 45 millions de dollars. Ces prix sont affolants. On l'a vu dans le film Le tableau volé en ce moment à l'affiche. Il est extraordinaire que malgré l'appât possible du gain Cyrus ait réussi à convaincre les révolutionnaires de ne pas brader le patrimoine de l'Iran ni de le laisser sortir du pays. L'auteure émet l'hypothèse que la fierté de susciter la convoitise de l'Occident ennemie (p. 224) a pu peser dans la balance.
A la fin, une liste qui n'est pas un inventaire exhaustif (il n'existe pas et on estime le nombre de chefs-d'oeuvre à près de 300) donne une idée précise de ce musée dont on vient d'assister à la naissance. Il abrite toujours aujourd'hui la plus grande collection d'art contemporain occidental après l'Europe et les Etats-Unis.
Il se trouve que récemment le Fiap Paris a organisé dans notre capitale une exposition de la Collection Privée d’Art de Sa Majesté Farah Pahlavi, à initiative de la Fondation Shahbanu Farah Pahlavi pour soutenir les artistes, du 8 avril au 24 mai 2024, en accès gratuit, mais sur réservation.
Stéphanie Perez est née en 1973. Grand reporter pour France Télévisions depuis plus de vingt-cinq ans, chargée de l’international, elle s’est rendue plusieurs fois en Iran et a couvert plusieurs conflits, comme la guerre en Irak et en Syrie, ou récemment en Ukraine. Elle a remporté le Prix Bayeux des lycéens en 2018 et le Laurier du grand reporter en 2020 (Prix Patrick Bourrat).
Le gardien de Téhéran est son premier roman. Il faut souhaiter qu'il y en ait d'autres parce qu'elle a vraiment une plume de romancière.
Le gardien de Téhéran de Stéphanie Perez, Plon, en librairie depuis le 6 septembre 2023
Première sélection du Prix Orange du Livre 2023
Article illustré avec Ten lizes, encre sérigraphique et peinture à la bombe sur toile d'Andy Warhol de 201 sur 564,5 cm achetée en 1986 par le Centre Pompidou
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