Voilà un noir qui ne l’est pas tant que ça. En tout cas, il m’a tirée de la dépression qui me pendait au nez après m’être immergée dans Les vallées closes.
Ce qui est original dans l’écriture de Joachim B. Schmidt c’est que s’il y a bien une énorme mare de sang (dont l’existence est révélée dès les premières pages, en même temps que la disparition d’un personnage haut en couleurs), le lecteur ne se sent jamais menacé. Ne pas ressentir d’angoisse à la lecture d’un roman policier est une sensation qui m’était inconnue.
En fait Kalmann est plutôt un voyage dans un territoire en lui même étrange, puisque c’est l’Islande. C’est aussi le prénom du héros, un trentenaire particulier, handicapé mental, et lui faire raconter sa propre histoire apporte forcément une autre dimension elle aussi inhabituelle. Le roman est donc déconcertant, et c’est très réussi. Le jury du Crime Cologne Award en a bien saisi toutes les valeurs puisqu'il l’a récompensé en 2021.
L’histoire se déroule à Raufarhöfn, à plus de 600 km de la capitale, un petit port islandais tout proche du cercle polaire arctique où ne subsistent plus guère de pêcheurs depuis qu'ils ont épuisé la faune marine locale, et même lointaine, et que les quotas de pêche ont achevé de réduire l’activité, menaçant la survie de l'école. Ce fut un moment une base américaine et voilà comment la mère du héros a rencontré celui qui fut le père de son enfant, avant de repartir aux Etats-Unis. Il reviendra beaucoup plus tard, le temps de lui donner, un chapeau de cow-boy et une étoile de shérif, et surtout un mauser antique, parce que c’est la tradition dans sa famille, ponctué d’une exclamation dans sa langue, qui ne fait même pas l’objet d’une note de bas de page : I want him to fucking have it (p. 186).
On pourrait croire que le parti pris est original. Il l’est moins quand on a lu auparavant Des fleurs pour Algernon, si brillamment interprété au théâtre par Gregory Gadebois (dès 2012 au Théâtre du Petit-Saint-Martin). Quand on connait ce livre on s’attend à la logique qui régit le comportement de Kalmann, y compris à la sagesse de ses réflexions : Je suis assez bon pour refouler. On apprend ça quand on est comme moi (p. 320).
On adopte son point de vue quand il nous demande pourquoi quelqu’un, en l’occurrence une femme, a le droit de conduire (très mal) alors que lui non. Les routes islandaises ne sont pas dangereuses et il sait parfaitement lire la vitesse maximum autorisée. Mais la loi est la loi, sauf quand son cousin, trop ivre pour rentrer d’une soirée, lui demande de prendre le volant. Et tout se passe bien (p. 139).
La description de ses rapports avec son grand-père adoré et sa mère sont empreints d’une infinie tendresse. La quête d’amour de Kalmann est forcément touchante et on peut admettre l'étrange amitié qu'il a nouée avec Nói via Internet. Ses réflexions à propos du bonheur sont universelles : Je voudrais être tout le temps heureux mais ce n’est pas possible. On ne peut pas maîtriser ses sentiments. Seuls les robots le peuvent (p. 183).
Kalmann a plusieurs talents dont celui de mémoriser, lire et dessiner les cartes géographiques. Il tient de ce grand-père les secrets de la pêche au requin. Avec d'abord l'appât car aucun requin ne s’accroche volontiers à un hameçon (p.198) comme nous le fait remarquer le jeune homme. Il est en quelque sorte victime de son excellent odorat qui lui permet de sentir de très loin la chair de viande de cheval marinée dans une eau salée, vinaigrée et embaumant le rhum et le cognac. Et puis la recette de la fermentation de la viande de requin qui semble être un régal pour les islandais. On s'émeut de la situation des requins qui, alors qu'ils nagent dans les profondeurs où règne une obscurité totale, étaient autrefois pêchés uniquement pour récupérer l’huile de leur foie qui éclairait les rues européennes. Pauvres bêtes qui ne sont pas dangereuses pour l'homme qui, s'il se baignait dans les eaux islandaises aurait plus de risque de se faire mordre par un phoque (p. 115).
Mais le moins qu’on puisse dire est que l’enquête avancera à pas de fourmi, tant Kalmann Óðinsson digresse dans son récit. J’avoue avoir parfois eu envie d’accélérer le mouvement même si la lenteur du rythme est assez plaisante. Ma réaction aurait été plus favorable si je l’avais lu en hiver, dans un fauteuil enveloppant, avec un plaid moelleux et une tasse de thé fumante. Il faut dire qu’au printemps et sous le soleil on a envie de davantage d’action. J’ai tout de même bien failli me lasser …
Kalmann est le quatrième roman de cet auteur qui nous parvient traduit en français pour la première fois. Il est certain que nous sommes nombreux à espérer que d’autres romans nous soient bientôt accessibles.
Kalmann de Joachim B. Schmidt, traduit de l’allemand par Barbara Fontaine, collection La Noire, Gallimard, en librairie depuis le 6 avril 2023
Liste des livres sélectionnés pour le Prix des Lecteurs d'Antony :Trust – Hernan Diaz
Mille Hivers – Renaud de Chamaray
Mille Hivers – Renaud de Chamaray
Le grand feu – Leonor de Recondo
Kalmann – Joachim B. Schmidt
Du thé pour les fantômes – Chris Vuklisevic
Ruby Moonlight – Ali Coby Eckerman
Demain les ombres – Noëlle Michel
Humus – Gaspard Koenig
Panorama – Lilia Hassaine
Les contemplés – Pauline Hillier (qui a obtenu le Prix des Lecteurs d'Antony 2024)
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