Pauvre Bitos a été écrit en 1956 par Jean Anouilh (1910-1987) et fut créé en octobre au théâtre Montparnasse dans une mise en scène conjointe de Roland Piétri et d'Anouilh lui-même, avec notamment Michel Bouquet, Pierre Mondy et Bruno Cremer.
Il est utile de resituer cette création, dix ans après la Libération. Rien d'étonnant qu'elle fut un scandale. Elle faisat un parallèle avec la Terreur de 1793 en s'attaquant à ce qu'on appelait l'Epuration (qui visait les personnes ayant collaboré avec les autorités d'occupation nazies ou considérées comme telles) et que condamnait Anouilh, dans un contexte français de montée de la violence en Algérie. Il règlait ses comptes, en quelque sorte, avec ceux qui, dix ans plus tôt, l'accusaient d'avoir collaboré. Au-delà, la pièce est un manifeste contre tous les exercices abusifs du pouvoir, quels qu'ils soient.
On raconte que c'est un tout jeune comédien, Michel Bouquet, qui deviendra son acteur-fétiche, qui avait sollicité Anouilh, lui demandant quelques mois plus tôt de lui écrire un Robespierre. Son jeu fit de la pièce un triomphe en dépit du scandale et quand on sait que Maxime d'Aboville fut son élève il n'est pas davantage surprenant qu'il interprète aujourd'hui le rôle titre. Il lui avait rendu un magnifique hommage avec son spectacle, Je ne suis pas Michel Bouquet.
Maxime d'Aboville y est excellent, évidemment, car il a déjà démontré combien il est -lui aussi- un comédien d'exception. Il a obtenu en 2015 le Molière du comédien pour son rôle dans The Servant (mise en scène de Thierry Harcourt), et à nouveau en 2022 pour la pièce Berlin Berlin de Patrick Haudecœur et Gérald Sibleyras (Molière de la Comédie, mise en scène de José Paul).
Dans une petite ville de province, un groupe d’amis de la bonne société se donne rendez-vous pour un "dîner de têtes". Chacun doit se faire la tête d’un grand personnage de la Révolution française. André Bitos, fils du peuple devenu magistrat incorruptible et vertueux, est l’invité d’honneur et jouera Robespierre. Cet ancien camarade de classe des autres convives, qui raflait tous les premiers prix, est le seul roturier de la bande, mais également celui devenu procureur qui a requis, après la guerre, contre tous les collaborateurs ou ainsi présumés.La bande de notables en smoking-perruque va se lancer dans un jeu de massacre aussi cruel que jubilatoire. Drôle, grinçant et terriblement actuel, renvoyant dos à dos haine de l’Autre et tyrannie de la Vertu.
Côté décor Jean-Michel Adam a eu la très bonne idée d'utiliser pour commencer le plateau nu du théâtre comme si c'était un lieu autrefois fastueux, aujourd'hui abandonné, éclairé simplement par une servante. Les costumes de David Belugou n'en seront que plus magnifiés, même si on aura bien compris que l'accessoire principal d'un dîner de têtes est la perruque.
On pensera inévitablement au Dîner de cons de Francis Veber (1998) sauf que celui de ce soir ne se termine pas par le même retournement de situation. Quand tombe le rideau de fer à la toute fin c'est plutôt à la guillotine que l'on songera.
Je me suis aperçue que je ne savais pas grand chose de Robespierre dont je gardais de ma scolarité une image un peu floue. La réalité historique est intéressante et les scènes de confrontation apportent une dimension supplémentaire à l'intrigue principale qui tourne autour du combat entre la justice et la vengeance, en mettant dos à dos les deux justifications.
Les dialogues sont d'une saveur extrême. Ils sont la preuve du génie de l'auteur. Les comédiens s'en saisissent à la perfection et sont tous plus "vrais" les uns que les autres. Et s'ils provoquent le rire le jeu n'empêche pas de mesurer toute la virulence à prétendre que Dieu pardonnera tout le monde sauf les médiocres, comme le dit Mirabeau, même si le "pauvre" Bitos semble être d'accord en affirmant qu'on n'est jamais trop cruel avec les imbéciles.
L'homme a compris qu'il est la victime d'un guet-apens et pourtant il n'enfile pas son manteau et reste. S'ensuit un coup de théâtre le mettant face à face avec Mirabeau (Francis Lombrail, formidable lui aussi), nous offrant un autre combat d'idées entre la raison d'Etat est l'intérêt du peuple.
Je ne voudrais pas spolier la mise en scène, parfaitement huilée par Thierry Harcourt (ci-contre) alors je n'en dirai pas davantage.
Tout est réuni pour toucher le spectateur, attendri par l'interprétation sans faille de Maxime d'Aboville (et de tous les autres invités) et qui découvrira dans le personnage psychorigide du magistrat cet enfant maltraité depuis toujours et à jamais.
Le sujet est hélas encore d'actualité soixante-dix ans plus tard. Il est d'autant plus grave que la France reste le pays dans lequel le milieu social de l’élève conditionne le plus fortement sa réussite scolaire. Qu’en est-il de la promesse d’égalité véhiculée par l’école ?
Le pensionnat dans lequel Bitos a fait ses études lui a peut-être permis d'être premier de sa classe mais sans promouvoir l’altérité. Une fois adulte sa légitimité à occuper une place importante dans l'échelle sociale ne lui est pas reconnue par ses anciens camarades.
Personne ne sort indemne et c'est une des forces d'Anouilh que de nous faire regretter d'avoir ri de la tragédie. Rien ne nous empêche d'y réfléchir.
Pauvre Bitos de Jean Anouilh en collaboration avec Nicole Anouilh
Mise en scène Thierry Harcourt
Avec Maxime d’Aboville, Adel Djemai, Francis Lombrail, Adrien Melin, Etienne Ménard, François Nambot, Adina Cartianu et Sybille Montagne
Décors Jean-Michel Adam et Lumières Laurent Béal
Costumes David Belugou et Musiques Tazio Caputo
Les vendredis et samedis à 19h et les dimanches à 17h30
Représentations supplémentaires les jeudis 6 et 13 juin
Dernière le 15 juin
Au Théâtre Hébertot
78 bis boulevard des Batignolles - 75017 Paris
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