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vendredi 5 janvier 2024

Ruby moonlight de Ali Cobby Eckermann

La vie est rude, comme le démontrait hier l'album L'enfance des méchants mais je voudrais en ce début d'année apporter un peu de douceur et de poésie. L'ouvrage de Ali Cobby Eckermann m'en donne l'occasion.

Ruby moonlight est minuscule par le format et l'épaisseur. Il est immense par ses qualités d'écriture et de composition. Qualifié à juste tire de roman phénomène, traduit en plusieurs langues, il est couronné de prestigieux prix littéraires en Australie et du prix Windham Campbell de l’université de Yale aux États-Unis. Ce livre qui est la seule œuvre de cette auteure à avoir été traduite en français à ce jour est éblouissant de justesse. Ses images sont fortes et évocatrices. Il est certain que la qualité de la traduction (par Mireille Vignol qui réussit à conserver des mots aborigènes pour respecter cette association avec une autre langue) compte énormément.

Je ne sais pas si ces images seront inoubliables. En tout cas, je sais que j'aurai envie de le relire plusieurs fois, comme on apprécie de retrouver la saveur d'un plat de famille.

J'ignorais qu'il existait en Australie -comme ce fut le cas d'ailleurs à La Réunion et Arianne Bois en a fait le sujet d'un de ses livres- une "génération volée", d'enfants aborigènes enlevés à leurs familles par des agences gouvernementales ou des missions religieuses pour les donner en adoption. C'est le cas d'Ali, née d’une famille Yankunytjatjara, sur la terre de Kaurna en Australie du Sud, et qui fut adoptée en 1963 et élevée par des Australiens d’origine européenne, la famille Eckermann, alors qu’elle était bébé.

Ce n'est qu'une fois adulte qu'elle a pu reprendre contact avec sa mère Audrey et quatre ans plus tard avec son fils Jonnie. Après avoir passé plus de trente ans dans le Territoire du Nord, elle réside à présent dans le village de Koolunga, en Australie du Sud, où elle a rénové la vieille épicerie locale pour la transformer en une retraite d’écriture aborigène. Elle n’a cessé d’écrire, depuis la sortie de son premier recueil de poésie little bit long time, en 2009, de la poésie, des romans en vers et un mémoire.

Elle s'est bien entendu inspiré de tragédies qui ont marqué son pays pour nous raconter cette histoire qu'on pourrait croire apparentée à Roméo et Juliette puisqu'une histoire d’amour et même d'amitié entre une femme aborigène et un homme blanc était interdite à l’époque coloniale bien que cette loi n’empêche ni les amours clandestins, ni les viols. Et il est amusant de relever que l'actrice a choisi de l'écrire en vers libres.

Il n'y a donc aucune ponctuation ni majuscule, excepté à leurs deux noms, Ruby et Jack. Chaque page est lancée par un mot-clé et l'histoire se dessine petit à petit dans une grande fluidité, tout à fait limpide. Notre oeil est conduit par les mots, leur disposition harmonieuse en faisant oublier le cadre de la poésie trop souvent réservée à une élite.

On constate ici qu'elle est un langage s'appuyant sur les sens et les émotions, secouant nos préjugés et ouvrant notre esprit.

L'auteur transmet beaucoup en peu de mots. Exemple (p. 21, en respectant le non alignement) :
la femme repose enfin son épuisement
   repose son chagrin
      et hume la pluie

Les images composent son langage. Ainsi l'homme allume sa pipe et fume ses pensées (p. 34). Plus loin (p. 40) il confesse son namour truffé de fautes ben sûr.

La loi est sévère pour chacun des deux et Ruby est consciente que l'homme risque sa présence (p. 41). Ruby le présentera néanmoins à son clan mais Jack comprendra que Ruby sera toujours une gemme et il sera toujours un mineur (p. 49).

Le mot gemme condense un double sens, celui de gin, qui qualifie péjorativement une femme aborigène et celui  de joyau, illustrant le paradoxe de la situation qui est inextricable car toute preuve de leur liaison est dangereuse pour elle en son absence et toute preuve de leur liaison est dangereuse pour lui à son retour (p. 55).

Ruby moonlight cheminera vers son destin, symbolisé par l'image projetée par son nom, un clair de lune rubisLes oiseaux tiennent une place importante dans le récit, de même que tous les éléments de la nature. La jeune femme répète comme un mantra : fie-toi à la nature.

Sur la couverture vole un grand oiseau noir et blanc (un cassican gorge noire qui apparait p. 19 et qui reviendra plus tard au moment du projet meurtrier p. 69) sur fond crème piqueté de fleurs carmin, dans le style graphique habituel de l'éditeur Au vent des îles dont l'an dernier La baleine tatouée figurait elle aussi parmi les romans soumis aux lecteurs de ce Prix.

L'éditeur nous invite à sillonner l’Océanie et à découvrir sa culture singulière sous l’angle d’une littérature engagée, aux plumes rythmées, pétries d’oralité et pleines d’humanisme comme nous le promet leur catalogue.

Ruby moonlight de Ali Cobby Eckermann, traduit de l’anglais (Australie) par Mireille Vignol, Au vent des îles, édition originale par Broome W.A. Magabala Brooks en 2012
Recommandé à partir de 14 ans 
Liste des livres sélectionnés pour le Prix des Lecteurs d'Antony :Trust – Hernan Diaz
Mille Hivers – Renaud de Chamaray
Le grand feu – Leonor de Recondo
Kalmann – Joachim B. Schmidt
Du thé pour les fantômes – Chris Vuklisevic
Ruby Moonlight – Ali Coby Eckerman
Demain les ombres – Noëlle Michel
Humus – Gaspard Koenig
Panorama – Lilia Hassaine
Les contemplées – Pauline Hillier (a obtenu le Prix des Lecteurs d'Antony 2024)

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