Un texte s’affiche sur le fond de scène qui fait office de téléscripteur alors que le public prend place. Le plateau brille comme la surface d’un plan d’eau, ou du miroir de nos âmes.
Il était important de rappeler le contexte du Cid. On a la confirmation que nous allons assister à une histoire d’amour et de guerre qui se déroule en 1207, il y a plus de mille ans. Allons-nous réussir à nous projeter dans un contexte que l’on ne peut même pas imaginer ?
Mais tout à fait ! Parce que la modernité de la scénographie (François Cabanat) va permettre d’oublier l’époque alors que la somptuosité des costumes (Dominique Bourde et Isabelle Pasquier) nous transportera dans une épopée somme toute chevaleresque.
Parce que les combats physiques seront réglés au millimètre, interprétés par des comédiens qui, évidemment, ne peuvent pas bénéficier de doublage. Ce n’est pas du cinéma. Il faut saluer l’entraînement prodigué par leur maître d’armes, Lionel Fernandez.
Parce que l’intelligence de la mise en scène de Frédérique Lazarini nous sensibilise à cette aventure dont on sortira sans savoir si elle se finira bien ou mal, comme la vraie vie qui ne finit jamais de nous surprendre. Parce que les choix musicaux nous emporteront. Parce que lorsqu’on est dans un théâtre d’incarnation tout devient vrai.
L’interprétation est si millimétrée que nous ne nous apercevrons même pas qu’un comédien (Cédric Colas, que l’on retrouve toujours avec bonheur dans chaque pièce de la metteuse en scène) endosse le rôle de deux personnages, ce qui, outre la prouesse, alimente la réflexion sur la manipulation des sentiments car il est successivement le père de Chimène et le roi de Castille.
Car le Cid est certes une poignante histoire de désir et d’amour, qu’il soit filial ou amoureux, muselé par la spirale de la vengeance au nom des exigences de l’honneur mais c’est aussi une interrogation sur la question (très actuelle) du consentement et de la liberté de penser, donc de celle de disposer de sa propre vie en maîtrisant son destin.
On mesurera la portée de répliques ultra célèbres qui ont souvent été dévoyées dans des sketchs comiques alors qu’elles sont d’une profondeur abyssale, preuve que la langue de Corneille n’a pas vieilli. Quel plaisir d’entendre la musicalité des alexandrins, dans la bouche de comédiens qui en maîtrisent harmonieusement la diction. Il faut aussi saluer le travail de Arthur Guezennec (Rodrigue), Quentin Gratias (Don Sanche), Philippe Lebas (Don Diègue) et Guillaume Veyre (Elvire).
Ça commence plutôt bien, presque trop. Don Diègue (père Rodrigue) et Don Gomès (père de Chimène) ont arrangé le mariage de leurs enfants qui par chance s’aiment déjà. Y aurait-il malgré tout sujet à en faire une histoire ? Bien sûr puisque figurez-vous que les deux pères sont rivaux pour devenir précepteur du fils du roi de Castille. Qui l’emportera et avec quelles conséquences ?
L’amour sera-t-il soluble dans l’eau de la Méditerranée alors que les cigales poursuivent imperturbablement leur cymbalisation ? Le débat sera cornélien, autant dire perdant-perdant.
C’est sa fille qui a donné à Frédérique Lazarini l’idée de mettre en scène ce grand classique alors qu’a priori elle s’apprêtait à monter un Goldoni et on lui donne raison.
Les lumières (de François Cabanat et Xavier Lazarini) sont d’une beauté remarquable, entre des rouges orangés saturés, des bleus profonds, et aussi de petits lumignons qui évoquent l’ancien temps. Et l’idée de souffler une bougie à la fin de chaque acte est aussi simple qu’efficace.
J’ai déjà pointé l’heureux choix des musiques, dont François Peyrony a composé l’essentiel qui, de mon point de vue, mériterait amplement une sortie en album car on prendrait beaucoup de plaisir à en faire une écoute particulière. Il a réussi à combiner ses créations avec des morceaux classiques, comme le Printemps de Vicaldi recomposé par Max Richter qui permet à l’archet de s’emballer sur le violon. Il utilise judicieusement un extrait de la passion du Christ.
Quand Chimène quitte le voile nuptial blanc pour le voile noir du deuil s’élève la voix d’Odetta chantant Sometimes I Feel Like a Motherless Child (1963) alors que s’avance le cercueil de son père. Économe de paroles, tournant en boucle sur seulement trois phrases, ce gospel exprime un chagrin infini que l’on pressent intarisssable :
Sometimes I feel like a motherless child,
A long way from home, a long way from home.
Sometimes I feel like I'm almost done,
Parfois je me sens comme un enfant sans mère,
Bien loin de chez soi, très loin de chez nous.
Parfois j'ai l'impression d'avoir presque fini,
Le chant que Chimène (Lara Tavella) interprète plus tard en espagnol est d’une rare beauté et créé une émotion proche de celle que l’on ressent quand, dans un autre spectacle, lorsqu’Antigone exprime ses souffrances et incarne le conflit de loyauté qui la tourmente.
Il faut également saluer l’idée d’avoir choisi une marionnette (créée par Félicité Chauve) pour représenter le jeune prince qui interviendra avec distanciation. Si l’on ajoute l’audace (et l’intelligence) d’avoir resserré la pièce, en l’élagant des rôles secondaires, on obtient un résultat qui respire le baroque et qui permet la saine exhalation des sentiments.
Chimène est le seul personnage féminin et elle doit composer avec finesse dans une société régie par les hommes, pour les hommes, suivant des règles fondées essentiellement sur l’affirmation d’un pouvoir qui s’exprime par les mots ou les armes. Il est signifiant à cet égard que les deux candidats à l’éducation du jeune prince opposent des principes éducatifs puisés dans les livres ou dans l’art de la guerre alors que plus tard on verra le jeune prince absorbé dans le dessin, qui est une activité artistique.
Au-delà du combat entre la gloire et la raison, entre l’amour et l’honneur, le spectacle est jalonné de très beaux moments de tendresse et ponctué de notes d’humour. C’est tout ce qu’on aime au théâtre.
Mise en scène Frédérique Lazarini
Avec Cédric Colas, Quentin Gratias, Arthur Guézennec, Philippe Lebas, Lara Tavella et Guillaume Veyre
Assistante à la mise en scène Lydia Nicaud
Scénographie François Cabanat
Costumes Dominique Bourde et Isabelle Pasquier
Lumières François Cabanat et Xavier Lazarini
Musiques et son François Peyrony
Conseillère artistique Anne-Marie Lazarini
Combats Lionel Fernandez
Marionnette Félicité Chauve
A partir du 29 janvier 2024 jusqu’au 28 avril 2024
Du mardi au dimanche à 15, 17, 20 ou 20 h 30
Au Théâtre Artistic Athévains - 45 Rue Richard Lenoir - 75011 Paris
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