Suzanne Husky est la 12e lauréate du Prix Drawing Now Fair qui est remis à l’occasion de chaque édition de la foire au Carreau du Temple.
Il a pour but de mettre en lumière le travail d’un·e artiste en milieu de carrière ayant une pratique du dessin singulière et affirmée en soulignant également le travail de la galerie qui accompagne l’artiste. Ici, il s’agit de la galerie Alain Gutharc, située à Paris, avec laquelle Suzanne Husky travaille depuis 2017.
L'exposition du travail de Suzanne Husky, intitulé Le temps profond des rivières, est donc exposée au Drawing Lab dont les équipes se mobilisent pour accueillir le public gratuitement 7 jours sur 7 de 11h à 19h, en assurant un service de médiation culturelle du mercredi au samedi, des ateliers pour les enfants et des visites guidées pour tous les publics individuels ou scolaires, ce qui représente un engagement remarquable.
J'ai choisi Grandfather beaver and the tree of life pour illustrer cet article. Cette aquarelle sur papier de 2021 représente à merveille l'engagement écologique de l'artiste et ses qualités en terme de représentation, de coloriste et de mise en scène de son propos. Cependant le dessin n’est pas son unique pratique. Elle est aussi céramiste, tapissière et vidéaste et s’est formée en agri-paysagisme.
Comme le souligne la fondatrice du Drawing Lab, Christine Phal, chacune des oeuvres présentées ici incite à prendre conscience, souvent avec humour, du rôle de l’homme dans la nature sauvage ou domestiquée. Car c’est lui qui, par ses actions, change et perturbe le cours normal des choses ou un écosystème.
Avec Suzanne Husky le dessin devient militant, sur toute la ligne. En effet elle dilue les aquarelles dans une eau de source et son ultime dessein, si on me permet ce jeu de mot, a pour objectif de faire renaître l’image oubliée des rivières en bonne santé.
Lauranne Germond, commissaire de l’exposition, souligne combien la peinture occidentale est responsable d’avoir propagé l’image d’une nature contrôlée par l’homme. A tel point qu’on pourrait accuser les artistes d’avoir propagé une représentation simplifiée des cours d’eau. Elle en définit l'objectif en nous rappelant que contenir les forces des flux des rivières et des cours d’eau en un lit simplifié, prévisible a été une obsession pour nos cultures. La ligne bleue parfaitement maîtrisée d’un bout à l’autre et qui ne déborde pas. Cette obsession qui a transformé nos rivières en canaux est l’une des causes de la sécheresse que l’on pleure : sans méandres, sans aspérités, nos eaux filent tout droit à la mer. Mais à quoi ressemble un cours d’eau en bonne santé ? Une rivière reconnectée à sa plaine alluviale, ou qui se déploie sur les lits majeurs, change son parcours, mange à sa santé, fait ses exercices, goûte aux 1 000 plantes qui la bordent et est chatouillée par les amphibiens, les alevins et les pattes verruqueuses et velus des dytiques, des nèpes, et des odonates qui la parcourent ? Quelle est la responsabilité des artistes à travers l’histoire dans ces représentations simplifiées des cours d’eau et comment l’art peut-il aujourd’hui être un agent de transformation de cette perception ?
Suzanne Husky se situe dans la grande tradition de l’illustration naturaliste en collaboration avec le philosophe chercheur Baptiste Morizot qui co-signe une partie des oeuvres. Ensemble, ils nous invitent à reconsidérer le temps long de la rivière et l’artiste prend le contrepied de cette tendance en cherchant à la renverser. Ainsi, la totalité du mur principal déroule un morceau de papier long de près de huit mètres.
Employant le texte autant que nécessaire, et se référant explicitement à la tapisserie de Bayeux, le héros en est le providentiel castor qui nous relate l’Histoire politique des alliances entre humains et castors à travers les âges. Sachons que l’animal est arrivé il y a huit millions d’années et que 80% des espèces interagissent avec le milieu aquatique.
Les noms de villages déclinant le Beuve témoignent de la présence de l’animal, comme en région parisienne Bièvres (qui est encore connu pour avoir une grande communauté de castors). Dans la vidéo Rivière possible elle filme en surplomb de rares cours d’eau montagnards où des familles de castor ont restitué aux rivières leur aspect original.
Au centre de l’espace d’exposition, un empilement de bois déjà sec, écorcé, idéal pour faire du feu.
Chaque pièce présentée résonne avec le titre. Suzanne nous explique combien la situation est cruciale. Plus de 90% de nos cours d’eau ont été altérés (depuis très longtemps puisque déjà au Moyen-Age on avait la culture du propre partout, y compris dans les rivières) et leurs eaux vont plus vite à la mer, ce qui créé un assèchement progressif des zones traversées, qui se combine aux effets du réchauffement. Dans un cours d’eau en bonne santé les berges n’ont pas lieu d’être, comme je l’avais appris en naviguant sur la Mayenne cet été et en découvrant le fonctionnement des frayères.
Par une pratique appliquée du dessin mêlant exactitude scientifique, et visions holistiques d’une nature réenchantée, gouaches, aquarelles, et encres font renaître le visage oublié des rivières en bonne santé, des mille et une espèces en déclin, qui peuplent d’ordinaire son écosystème, et ravive notre lien originel à la zone humide.
Ne croyez pas que la vision de l’artiste soit idéalisée. Certains de ses dessins sont terriblement alarmants comme celui-ci ci-dessus.
Il est important d’aller voir cette exposition pour lutter aussi contre l’amnésie environnementale qui est le premier frein à la prise de conscience de la nécessité de changement.
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