Publications prochaines :

La publication des articles est conçue selon une alternance entre le culinaire et la culture où prennent place des critiques de spectacles, de films, de concerts, de livres et d’expositions … pour y défendre les valeurs liées au patrimoine et la création, sous toutes ses formes.

samedi 31 août 2013

La nuit en vérité de Véronique Olmi chez Albin Michel

Véronique Olmi m'avait charmée l'an dernier avec Nous étions faits pour être heureux. Une histoire d'amour en déroute sur la Butte Montmartre.

Le couple est cette fois un duo mère-fils installé au Palais-Royal, dans un appartement qui n'est pas le leur, où ils vivent d'une certaine manière à la façon des caméléons, en se fondant dans le désordre. L'auteur nous le décrit "avec des pièces en trop" ... et on est tenté de croire que les deux personnages aussi sont "de trop" dans cet espace qui n'est pas fait pour eux.

Le garçon est le souffre-douleur de son collège parce qu'il est gros, et que ses camarades ne peuvent pas le sentir, dans tous les sens du terme. Enzo est en quelque sorte une victime idéale et nous subissons avec lui d'horribles scènes d'humiliation. On comprend qu'il voudrait devenir invisible mais c'est précisément le contraire qui se produira. Sa sensibilité lui permettra de visualiser des évocations du passé.

On remarquera un bel hommage à la littérature (p. 62). Il n'empêche qu'il subsiste chez Véronique Olmi une forme d'écriture qui s'apparente toujours à la dramaturgie. Alors qu'il y a relativement peu de dialogues on peut lire son roman comme on le ferait d'une pièce de théâtre. Pour Enzo la vie c'est penser à tout sans oublier de souffrir et offrir cette souffrance, la déposer dans le coeur des autres ... à l'instar d'une chanteuse interprétant une tragédie à la perfection (p. 52).
L'adolescent a des pensées d'adulte absolument déroutantes. Quant à la mère, elle ne fait rien comme tout le monde avec une bonne foi désarmante pour nous lecteurs. Comme si retaper le canapé effacerait par magie tous les problèmes du monde. Leur maladresse et leur courage en font des personnages très attachants que l'on voudrait voir sortir vainqueurs ... et devenir enfin heureux.

La nuit en vérité de Véronique Olmi chez Albin Michel, sortie le 22 août 2013, code ISBN 978 2226 2496 92
(illustration : canapé, table basse et fauteuil collection Jacob de Grange, nouvelle collection automne 2013, fabriquant français de la région lyonnaise)

vendredi 30 août 2013

La fabrique du monde de Sophie Van der Linden

La découverte d'un nouveau livre est toujours une émotion, surtout quand on peut la vivre en avant-première comme c'est le cas pour les ouvrages que je chronique ces jours-ci. Elle est davantage encore particulière quand il s'agit d'un premier roman.

Certes, Sophie Van der Linden n'est pas une novice. Elle publie depuis longtemps des ouvrages de référence sur la littérature pour la jeunesse, dont elle est une spécialiste reconnue.

La fabrique du monde est un livre très abouti, très bien construit autour du personnage très attachant de Mei, une jeune ouvrière de dix-sept ans dont l'usine est devenue son seul lieu de vie.
C'est une paysanne, partie à l'usine parce que son grand frère entrait à l'université. Quantité des plus négligeables, petite abeille laborieuse prise au piège de sa ruche. Enfermée là pour une éternité.
Nous sommes page 37 et nous pouvons encore croire qu'un prince charmant viendra délivrer l'héroïne comme dans les histoires où tout finit bien. Pourtant tout est dit, ou presque. 

Tout ira bien, le temps nous aidera (p.119). Nos anciens prétendaient qu'à coeur vaillant rien d'impossible. Sophie Van der Linden apporte sa propre réponse. Elle nous livre un superbe portrait de femme, moderne et néanmoins romantique dans une Chine en pleine évolution, sans occulter l'aspect social des rapports de force entre les hommes et les femmes, ni les condition de travail en usine.

Je ne connais rien des motivations de l'auteure à avoir choisi pour cadre cet univers si particulier de la Chine contemporaine. Ai-je été influencée par la lecture de Balzac et la Petite Tailleuse chinoise, lui aussi un premier roman, de l'écrivain franco-chinois Dai Sijie, paru en 2000 aux éditions Gallimard dont l'action se situait au moment de la révolution culturelle (donc avant comparativement au roman de Sophie Van der Linden) ?

Ou par un des films chinois du festival Paysages de cinéastes qui a eu lieu l'an dernier, en particulier Last train home, de Lixin Fan, produit en 2009. Le film montre la difficulté pour les chinois originaires de provinces autres que celle dans laquelle ils travaillent d’obtenir des billets de train pendant la période du nouvel an chinois.

C'est, pour presque tous, le seul moment de l’année où ils vont quitter leur usine et rentrer quelques jours dans leur famille et le rituel se répétera toute leur vie. J'ai donc mesuré parfaitement l'importance de ce projet pour la jeune Mei.

Tout dans ce livre m'a semblé plausible. J'ai partagé le quotidien des ouvrières, leur dur labeur, les brimades, l'exaltation d'une rébellion, l'espoir d'un meilleur salaire, ... et puis les rancoeurs, les regrets, la colère, ... suivis des émois d'un amour inattendu auquel j'ai voulu croire.

La fabrique du monde de Sophie Van der Linden, chez Buchet-Chastel, sortie en librairie le 22 août 2013, code ISBN 978 2283 026472

jeudi 29 août 2013

Petites scènes capitales de Sylvie Germain chez Albin Michel

Comment ai-je pu passer si longtemps loin de Sylvie Germain ? Heureusement que ses Petites scènes capitales sont tombées dans mon escarcelle ... L'expression surprendra. Comme la (très belle) photo qui orne le bandeau de la couverture et qui évoque la liberté.

C'est l'image qui me vient à l'esprit en pensant à la petite fille se balançant, au début (p. 16-17) comme à la fin du roman (p.216) qui, clandestine, toujours tapie dans un recoin de son être refuse de déposer les armes, refuse de descendre de la balançoire lancée à la volée sous la voûte d'un marronnier en fleur criblée d'insectes et de flammèches de soleil. 

La question de l'identité est au coeur du livre. Une petite fille découvre, un jour de rentrée scolaire, que son premier prénom est Barbara. Jusque là on l'appelait Lili, Liliane si vous préférez. La situation est plus fréquente qu'on le croit. Quand la révélation a lieu en maternelle les adultes posent les mots qu'il faut. Plus tard ils n'en voient pas l'utilité ou n'en ont pas la force. Cela devient alors un fardeau à porter.

S'envoler pour s'échapper ...

Que Sylvie Germain ait donné ces deux prénoms à son personnage ne peut pas être anodin. Elle n'ignore sans doute pas l'enfance calamiteuse de l'artiste, qui s'appelait d'ailleurs Monique Andrée Serf. Qu'elle cite en italiques Rappelle-toi, Barbara, N'oublie pas ... et puis plus loin Et celui qui te serrait dans ses bras Amoureusement Est-il mort disparu ou bien encore vivant ... (p. 200) ne peut obéir au hasard.

On pense au poème de Prévert, chanté par Serge Regiani ... Ah Barbara, quelle connerie la guerre, cette pluie de fer, de feu, d'acier , de sang... Il pleut sur Brest.

On pense aussi au titre du documentaire d'Yves Riou réalisé en 2007 pour les dix ans de la mort de la "grande dame brune". Et puis encore à Lily, avec un Y, la chanson de Pierre Perret dont Barbara fit une interprétation très émouvante.

Multiplications et décompositions familiales se suivent, provoquant à chaque fois une métamorphose. Lili deviendra bel et bien Barbara.

A la manière d'une noveliste, l'auteure met en pleine lumière des instants qui ont marqué une vie. Que retenir d'une trajectoire ... quelques moments dont le souvenir resurgit plus ou moins inopinément et qui, placés bout à bout, composent un livre qui se lirait presque comme un poème.

Petites scènes capitales de Sylvie Germain chez Albin Michel, ISBN 978 2226 249791, sortie en librairie le 22 août 2013

Le livre est en lice pour le Prix Goncourt.

mercredi 28 août 2013

Bienvenue chez nous ... ce que vous ne verrez pas dans l'émission

(mise à jour le 8 septembre 2013)

Bienvenue chez nous est une émission de télé-réalité de TF1 qui est la version "chambre d'hôtes" du concept qui a fait le succès de Un dîner presque parfait de M6.
Durant une semaine, 4 couples de propriétaires de maisons d'hôtes venus des 4 coins de France se reçoivent à tour de rôle les uns chez les autres...
Chaque couple est jugé et noté sur 5 critères :
- L'hospitalité et la convivialité ;
- La maison et ses extérieurs ;
- La qualité des services proposés (découverte de la région, activité, dîner) ;
- La chambre ;
Enfin, dernier critère primordial : le rapport qualité / prix !

A la fin de leur séjour, les hôtes ont la possibilité de payer le tarif qui leur semble le plus juste, comprenant la chambre et le petit-déjeuner, tout en connaissant le prix pratiqué habituellement. Ils peuvent donner moins ou plus.

J'ai suivi cette série avec attention quelques semaines et même si j'ai trouvé des avis excessifs cela m'a permis de connaitre un échantillon représentatif de ce qui se pratique actuellement. Devant me rendre en Normandie j'ai décidé de tester la formule par moi-même. C'est qu'il y a des centaines d'adresses. J'ai potassé les sites, les guides et je me suis fiée à celui des Maisons d'hôtes de charme, édition 2012, publié chez Rivage sous la direction de Tatiana Gamaleeff.

Mon choix s'est porté sur une ancienne ferme normande, dont la description était dithyrambique.
Si je venais en complète "touriste" je n'avais pas caché à la propriétaire que j'écrivais dans un blog. Celle-ci semblait habituée aux honneurs, ayant fait l'objet d'un reportage pour Du côté de chez vous de Leroy-Merlin et la Maison France 5. J'ai cherché, depuis, trace de ces tournages que j'aurais visionnés avec attention mais rien ...

Première impression excellente : les lieux ressemblaient en tous points aux photos.
Les extérieurs sont aussi beaux que sur des cartes postales. Que ce soit l'Atelier (qui nous avait été attribué) ou le Pressoir.

Les intérieurs sont à l'image du goût de la propriétaire pour les bois peints. C'est d'ailleurs son métier. On aime ou on n'aime pas mais l'ensemble est cohérent.
La kitchenette est minuscule mais comme c'était pour moi un simple "plus" je n'y ai pas attaché d'importance. L'essentiel était qu'elle soit pourvue d'un frigo puisque je devais y conserver des fromages.

La salle d'eau, par contre, m'a déçue. Une simple douche, les WC à l'intérieur, un lavabo et un bac où l'huile de coude a été dosée au minimum ... et surtout une population d'araignées de toutes tailles et de toutes les couleurs qui franchement ont été dérangeantes au moment de se doucher.
Coté chambres ces petites et grosses bêtes étaient là encore à leur aise mais nous pouvions partager l'espace puisqu'il y en avait.
Il faut une certaine souplesse pour accéder à la mezzanine par l'échelle dont la vue est cachée par une armoire.
Et pas question de s'y tenir debout ... A réserver donc pour des enfants autonomes car les parents ne monteront pas pour exécuter le rituel de l'endormissement avec une histoire.

Noter la chambre est difficile. Nous serions dans la compétition de TF1, les toiles et les dépouilles d'araignées et les spécimens de 7 cm d'envergure qui couraient dans la salle d'eau auraient été sanctionnés d'un 4/10 d'autant que le ménage avait été distraitement fait et que la literie était "molle", ce qui ne m'a pas dérangé. Disons qu'on est à la campagne ...  et pour l'espace et la présence d'une kitchenette je mettrai un 7.

On nous promettait le calme. D'une certaine manière on l'a. Coté champs, la pleine nature se déroule impavide. Mais une route à forte circulation passe au ras des chambres, juste derrière les murs du gîte puisqu'il y a aussi un gîte (non photographié ici). Par chance l'Atelier, un peu en contrebas, se trouve protégé.

La nuit, heureusement, les voitures sont plus rares et on peut apprécier un ciel superbement étoilé, suivre les cris des chouettes et des hiboux, éperviers ou autres rapaces nocturnes en laissant une des fenêtres ouvertes ou en se postant sur un des nombreux bancs.
Calme plat pour ce qui est des communications téléphoniques. La zone ne capte pas. La propriétaire se moque des "parisiens" qui arpentent l'herbe le bras en l'air en tentant de rapatrier leurs messages.
Ce n'est qu'à deux mètres de ce bouleau que j'ai pu renouer avec le travail (les lacaniens apprécieront) et recevoir les SMS de confirmation de rendez-vous. Je ne m'y suis pas éternisée car j'avais les pieds sur ... une fourmilière. Un tel détail ne s'invente pas !

La salle à manger où est servi le petit déjeuner (si on a de la chance comme je vous le raconterai dans quelques instants) est dotée d'une très belle cheminée et si le feu avait été allumé j'aurais mis volontiers 9/10. Du coup, et considérant la proximité de la route et les difficultés de communication ce sera là encore 7.

Etant arrivés en fin de matinée nous avons pique-niqué agréablement même si la table est minuscule et instable, ce qui aurait été impossible sur la table de la terrasse du gite en raison du bruit.
Le petit déjeuner est un critère d'appréciation très important. Cette prestation peut faire basculer les avis. J'imaginais une jolie table dans la maison principale, devant un feu crépitant, des croissants, de la brioche, du bon pain et même des charcuteries et du fromage puisque la propriétaire est d'origine allemande et que dans son pays ce repas est toujours généreux.

Le sien battait les records de radinerie. Pas de croissant, du pain rassis au motif que le boulanger était fermé. Nous étions alors deux couples. Cela s'anticipe me semble-t-il et en général les hôtesses font un gâteau maison, une tarte .... Le jus de fruits était servi d'avance dans des demi-verres, sans possibilité de se resservir. Le café très médiocre. Deux confitures sûrement pas "maison". Une salade de fruits malgré tout et ce fut tout.

Le pire n'était pas atteint puisque d'emblée la propriétaire nous annonce qu'elle ne sera pas là le lendemain et que comme nous ne sommes plus qu'une chambre de louée elle nous y déposera le café. Effectivement on a trouvé le soir une cafetière déjà branchée, avec un peu (oh pas beaucoup) de poudre de café déjà placée dans le filtre et l'eau en conséquence. Une baguette de pain évidemment rassise enveloppée dans un torchon (très joli le torchon mais là n'était pas notre attente et cette baguette était tellement dure le lendemain matin qu'on s'en est passé), l'assiette sur laquelle étaient posés les ramequins de confiture du matin (pour recycler elle recycle). Idem pour le lait et le beurre qui avait conservé les traces de la veille et avait été mis dans le frigo sans beurrier. Ne nous en plaignons pas : puisque le pain n'était pas mangeable les confitures étaient superflues. Une carafe avec 5 cm de hauteur de jus de fruits, même pas une bouteille entière attendait dans le frigo. Le café avait un gout de café américain, très peu dosé.

Pas de mot. Un tel sans gêne ferait chuter la note de la convivialité à 2 / 10. Je ne mettrais pas 0 parce qu'elle avait la veille accepté de prendre un message téléphonique au cas où et parce que cette personne n'était pas antipathique dans sa manière d'agir. Même si sa nonchalance vire à la faute professionnelle.
Le petit-déjeuner a été en quelque sorte sauvé parce que j'avais un pot de teurgoule, cette délicieuse spécialité normande de riz cuit dans le bon lait tout entier sorti du pis de ses vaches. Je vous en reparlerai bientôt.

J'avais aussi acheté à Beuvron-en-Auge du pain aux pommes et au cidre (qui se conserve 3 jours, bon à savoir). La photo est donc appétissante mais ce serait une publicité mensongère que de l'attribuer à notre hôtesse.

S'agissant de la qualité des services, aucun dépliant touristique à disposition, juste la liste des oeuvres en bois peint que la maitresse de maison a mis à la vente. Pas de table d'hôtes, mais considérant le petit déjeuner il vaut mieux pas. Difficile de noter au-delà de 3/10.

A la fin de notre séjour, nous aurions aimé avoir, comme dans l'émission de TF1, la possibilité de payer le tarif qui nous semble le plus juste, comprenant la chambre et le petit-déjeuner. Le prix pratiqué habituellement est de 65 € petit-déjeuner inclus. Nous aurions mis 45 € dans l'enveloppe, soit 30% de moins, ce qui donnerait une note de 7/10. Hélas nous étions dans la vraie vie et c'est un chèque de 130 € que j'avais réglés d'avance pour les 2 nuits à la demande de la propriétaire puisqu'elle serait absente.

Au final on obtient une note de 5,2 sur 10. Le système de notation est assez bien vu. Je pense qu'on se situe dans l'extrémité basse de la fourchette des notes obtenues dans l'émission de TF1. Ce n'est plus l'adresse exceptionnelle à prix doux qui est vantée dans le guide ... La rédaction invite les usagers à transmettre leur avis par courrier ou par mail. J'ai choisi cette formule, plus rapide et j'ai reçu le 8 septembre une réponse témoignant de la prise en compte de mes remarques. j'espère que la propriétaire va évoluer car sa maison a tout de même un potentiel important.

Dans les jours qui viennent je vous raconterai la visite d'une fromagerie, d'un chai et d'une distillerie. Je ferai aussi le portrait de deux artisans passionnés, l'une par la pomme, l'autre par le lait et le riz.
Et comme la mer n'est pas loin nous irons marcher dans le sable.

La région a créé le label Gourmandie qui fête cette année le 26 septembre son dixième anniversaire. Ses boissons seront à la place d'honneur à coté de ses fromages.

Les articles consacrés à la Normandie :
Visite de la fromagerie Graindorge pour le Pont l'Evêque et le Livarot
Les chais de Père Magloire
La distillerie Boulard
La Normandie est aussi le pays du cidre
La Teurgoule de Cambremer

lundi 26 août 2013

Le soleil à mes pieds de Delphine Bertholon

Delphine Bertholon aime les drames qui commencent mal et qui se terminent sur une ouverture sur l'espoir et la lumière. Au motif que la vie est pire que n'importe quelle fiction (p. 141) elle s'en donne à coeur joie pour concocter des romans qui seraient un point de départ idéal pour un scénariste de films d'horreur en panne d'inspiration. Elle en a fait plusieurs brillantes démonstrations avec Twist, en 2008, l'Effet Larsen en 2010, et Grâce l'an dernier. Le soleil à mes pieds n'échappe pas à la règle.

Dans ses livres, la mère est toujours en souffrance, première victime d'un détraqué, d'un handicap ou pire ... le père absent ou empêché, les enfants en quête d'identité. Il y a des secrets, des fantômes, des non-dits familiaux et le cadre exerce une influence sur les personnages comme si l'endroit où ils vivent leur ressemblait, à moins que ce ne soit l'inverse.

Tout part cette fois d'un putain de fait divers sans coupable (p. 93 et 145) avec une première victime, la mère, et l'action tourne autour de son fauteuil à bascule en ellipse, entrainant la Grande et puis la Petite.

Deux ans d'écart seulement entre elles (si on s'en tient à l'âge civil), qui pèsent très lourd et des tempéraments diamétralement opposés. La quatrième de couverture présente la Petite fragile et ravissante, se protégeant du monde dans le cocon de sa chambre de bonne; la Grande nymphomane, tyrannique et machiavélique s'agitant dans la ville. On nous promet que si le sort semblait avoir scellé leur destin, les rencontres parfois peuvent rebattre les cartes.

C'est la Petite qui parle. Elle raconte ... le soleil à ses pieds, qu'elle va retrouver dix-huit ans plus tard, et suivre la piste de l'énigme.

La couverture fournit un indice flagrant : des sandales, décolletées sur l'avant, des talons de bois peint avec des brides en liens autour de la cheville. Dorées. Démentiellement dorées (p. 113) qui seront une pomme de discorde entre les deux soeurs.

Vivent-elles en symbiose comme l'anémone et le poisson-clown ? L'une est-elle sous emprise de l'autre ? Laquelle croire ? Se laver, c'est un peu s'effacer (p.42). Et au rythme où la Petite récure elle n'existera bientôt plus. Encore heureux qu'elle parvient à se calmer un peu en jouant à la télékinésie ou à la détective en découvrant un mot doux (p. 54) pour laisser au temps le temps d'enclencher un processus de résurrection.
L'histoire tangue habilement entre horreur et policier, avec un détour sur ces Grands Boulevards (p.103) que je connais désormais si bien que j'ai cru un instant que nous allions entrer au Manoir de Paris où la Grande aurait une place toute légitime.

Le soleil à mes pieds de Delphine Bertholon chez Jean-Claude Lattès, ISBN 978 2709 6310 82, sortie le 22 aôut 2013
Et précédemment sur le blog :
Twist, L’Effet Larsen et Grâce, tous trois parus chez Lattès.

dimanche 25 août 2013

Le dessert préféré d'Astérix ... pour patienter avant de découvrir ses nouvelles aventures chez les Pictes en octobre 2013

Si vous ne le savez pas je vous l'annonce : les éditions Albert-René sont sur le pied de guerre. En effet, le 24 octobre prochain devrait voir la sortie des nouvelles aventures d'Astérix (et Obélix) après 8 longues années de silence. Ce sera l'album 35 et il s'intitulera Astérix chez les Pictes.

Albert Uderzo a été avec son compère René Goscinny les seuls auteurs à créer leur propre maison d'édition. Il a officiellement pris sa retraite, mais il demeure auteur dans la maison qu'il a fondée. Autant vous dire qu'il a suivi de très près la gestation du bébé, et avec beaucoup de plaisir.

Les parents sont Jean-Yves Ferri et Didier Conrad, de belles pointures dans l'univers de la Bande dessinée.

Jean-Yves Ferri est tombé dans le chaudron de la presse enfantine en 1990 où il démarra comme illustrateur. Il publia son premier album en 1996, Les Fables Autonomes chez Fluide Glacial (2 tomes parus) qui brossent avec humour un univers middle-west façon Steinbeck.

Son premier héros fut Aimé Lacapelle, un policier rural désormais mythique de la police montée tarnaise. Le dernier est De Gaulle, qu'il a croqué à la plage, et qui devrait bientôt émerger du brouillard londonien. Entre temps il a été notamment aux commandes de la célèbre série Le Retour à la terre (7 tomes parus).

Didier Conrad a fait ses débuts dans le monde de la BD par une "Carte blanche", publiée dans le Journal de Spirou en 1976. de collaboration en collaboration il est parti aux USA où il a créé la série "Kid Lucky", et plus récemment "Marsu Kids" qui raconte les aventures des différentes couvées du Marsupilami, animal mythique inventé par Franquin. Autant dire qu'il sait hériter d'un personnage et continuer à l'animer.
J'ai eu la chance de pénétrer dans l'univers astérisquien au possible des éditions Albert-René. C'est que depuis les premières pages publiées dans Pilote à partir d'octobre 59 il y en a eu des strips ... et les souvenirs abondent dans le temple de la BD française la plus lue dans le monde.

J'hésite à vous donner tout de suite des scoops sur le scénario du futur album. Ce que je peux vous dire c'est que la gastronomie sera à l'honneur. Il était donc logique que je revienne avec une des gourmandises préférées du petit homme, à savoir des Financiers aux framboises.

Je vous donne les proportions pour 8 personnes mais bien entendu il faudrait voir les choses en plus grand pour un banquet. Sinon le goûter va se terminer en pugilat et c'est plutôt bruyant :
Ingrédients (pour 8 personnes) :
  • 200 g de framboises
  •  200 g de beurre
  • 200 g de sucre glace
  • 80 g de farine
  • 80 g de poudre d'amande
  • six blancs d'oeuf
  • un demi-sachet de levure chimique
Préparation :

1. Dans un saladier, mélanger le sucre glace, la poudre d'amande, la farine et la levure chimique.

2. Battre les blancs jusqu'à ce qu'ils soient mousseux et les ajouter au mélange.

3. Faire fondre le beurre dans une casserole jusqu'à ce que sa couleur prenne un joli ton noisette. Attendre qu'il tiédisse pour l'ajouter dans la préparation.

4. Préchauffer le four à 180°C (thermostat 6).

5. Verser la pâte dans des barquettes en papier posées dans les moules individuels et disposer alors des framboises sans trop les enfoncer. Enfourner pour 15 minutes.

A table ! Et ne vous bagarrez pas !

samedi 24 août 2013

Muette d'Eric Pessan chez Albin Michel

Le thème de la fugue est récurent au cinéma, comme en littérature. Avec Eric Pessan l'adolescente s'est enfuie le plus normalement du monde, en préparant son sac, en glissant à l'intérieur un pain de cinq cent grammes, deux fromages, plusieurs paquets de gâteaux secs, trois litres d'eau, des vêtements propres, sa trousse de toilette, et en refermant à clé la porte de la maison. (p. 13)

Elle a emporté (aussi) un duvet et (surtout) le fouillis désordonné de ses pensées.

Je trouve l'auteur sévère à son égard car si fouillis il y a c'est de sa responsabilité puisqu'il est le créateur du personnage. Il la dote pourtant d'une grande force de caractère, qui la retient de regarder en arrière alors que la maison de ses parents est encore en vue. Dans les histoires, il ne faut jamais se retourner, comme dans les contes grecs pessimistes. (p. 14)

Dans ce roman polyphonique on entendra la voix des parents, des phrases assassines imprimées en italiques et qui traverseront le récit comme des flèches, et celle de Muette qui se défendra comme elle peut dans un dialogue que l'on peut craindre perdu d'avance.

A force d'avoir subi le martèlement du renoncement, Muette se sent comme un puzzle dans le désordre.  Admettons que c'est du fouillis ... même si je n'aurais pas dit cela.  Si la jeune fille se joue un film dans la tête, elle emploie ses jambes pour se rendre là où on n'ira pas la chercher. Pas très loin, en dessinant un itinéraire invisible de cailloux blanc, le premier exil sera familial et la mise à distance est symbolique. L'enjeu est cependant colossal. Il s'agit de faire mentir la prédiction telle mère, telle fille ... en entrant dans une nouvelle ère, le premier jour de sa nouvelle vie (p. 39).

Muette, car tel est son nom, est née de plusieurs lectures. L'auteur s'en explique dans les remerciements, en fin d'ouvrage. Et l'on comprend mieux alors toute l'influence d'albums comme le très beau livre de Florence Seyvos illustré par Claude Ponti, la Tempête, à l'Ecole des loisirs, et qui est un de mes préférés. Difficile de trouver plus belle métaphore que ce voyage pour parler des difficultés de la vie, à condition d'avoir comme Clarisse des parents bienveillants. Muette n'est pas aussi gâtée et la "vraie vie" qui est racontée p. 102 et suivantes n'a rien à voir avec un rêve.

Coté mère, une matrone qui ne cesse de répéter que putain de gamine, va voir ailleurs si j'y suis ... et surtout (p. 199) sans toi ma vie aurait été plus simple.

Coté père, un colosse capable de tout pour ne pas faire l'effort d'articuler une phrase mûrie et complexe. (p. 49)

On comprend qu'elle n'ait pas particulièrement envie de se lier avec d'autres humains. Pour contrebalancer, Eric Pessan cisèle les descriptions de l'environnement en contraste avec le vide apparent de l'existence de la jeune fille. Il nous peint des phénomènes naturels que l'on a oublié d'apprécier comme l'orage ou la pluie. Sous sa plume le brouillard relève du prodige (p. 118).

La nature apaisante joue un rôle de premier plan et ce n'est pas un artifice d'écriture de nous faire vivre une réincarnation dans la peau d'un animal. Mais selon le principe que pour chaque bienfait il y un danger on peut craindre que l'issue ne soit pas heureuse.

Toute fugue a un enjeu. Pour Muette il s'agira de se réconcilier, avec la vie en tout premier. Jusque là c'est son coeur qui est muet (p. 29). C'est toute cette aventure qui fait l'objet du livre, avec un dénouement en forme de conte, finalement peu surprenant puisque c'est le cadre du départ.

Eric Pessan est un auteur confirmé dont j'ai regretté de n'avoir pas lu de roman jusque là, même si le précédent, Incident de personne, me "dit quelque chose" ... C'est qu'il a le sens de la dérision, ou de la cohésion, en le citant anecdotiquement p. 167 ...

Et puis d'un coup çà m'est revenu. Le souvenir d'un livre jeunesse que j'avais énormément apprécié, Plus haut que les oiseaux, paru à l'Ecole des loisirs, et chroniqué il y a tout juste un an. C'était curieux pour moi de faire connaissance avec un auteur pour adultes par l'intermédiaire de son premier roman pour ado. Un détour que je vous conseille, avant ou après ce dernier livre, parce que traiter l'adolescence avec une telle sensibilité c'est rare.

Muette, Eric Pessan chez Albin Michel, ISBN 978 2226 2497 08, sortie le 22 août 2013
En lice pour le Prix Femina

vendredi 23 août 2013

La nostalgie heureuse d'Amélie Nothomb

(mise à jour le 30 août 2013 : j'ai retiré la video dont l'ouverture était automatique dès l'arrivée sur le blog, quel que soit le billet d'ailleurs. Mais vous trouverez le lien pour la consulter à la fin de l'article)

Tout ce que l'on aime devient une fiction.

C'est par cette déclaration qu'Amélie commence le cru Nothomb 2013. Elle aurait pu écrire "tout ce que j'aime devient une fiction" puisque chacun de ses livres est construit à partir d'une expérience vécue. Arnaud Viviant se plait à le souligner sur deux pages très détaillées dans la Vie critique qu'il publie cette rentrée (p. 143-144).

L'auteure voudrait réussir à être proustienne dans la retenue. Les japonais excellent dans l'exercice. A tel point qu'ils ont inventé ce concept de "natsukashii", que l'on peut traduire par nostalgie "heureuse", pour signifier que l'évocation des moments de bonheur perdus ne devrait pas tirer des larmes de regret, mais de joie,  puisque les souvenirs sont la preuve de leur existence. Soit ! Et soyons zen !

Je l'écris sans ironie parce que ce roman, qui est en réalité une autofiction, est extrêmement sincère, y compris jusque dans ses excès lyriques, où l'on reconnait la psychologie de l'auteure qui, étranglée par l'émotion, tombe en pâmoison (p. 49) devant un caniveau, seul endroit qui n'aurait pas changé depuis son enfance.

Je le mentionne avec tendresse parce que je la comprends, au risque d'être moi-même ridicule. Quand j'ai retrouvé la maison de mon enfance auxerroise, dignement posée en lisière de ce qui est aujourd'hui un arboretum, j'ai regretté l'époque où elle faisait face à un minuscule ru bordé de saules éventrés qui se traversait d'une enjambée et où je pourchassais maladroitement les écrevisses avec une épuisette. Cette maison qui avait vu croitre sa valeur financière se trouvait amputée d'une grande part de son intérêt.

J'ai retrouvé avec plaisir son art de l'exploration, quand elle hésite entre le syndrome de Stendhal et celui de Mishima (p. 76), son humour, ses alignements de jeux de mots, s'autorisant le surgissement d'expressions familières, quand elle regrette de n'être pas aussi cool qu'elle l'aurait voulu (p. 28), qu'elle raille la perte sèche de coordonnées téléphoniques, se vante de ne jamais poser de lapin, sans parler de tout ce qu'elle subodore. Et ce ne sont que quelques exemples.

Si je suis capable de sourire de cela je ne devrais pas prendre ses ironies au pied de la lettre. Pourtant je la trouve blessante lorsqu'elle pointe les résidences prétentieuses que l'on bâtit de nos jours à Verrières-le-Buisson pour se persuader de sa réussite sociale. (p. 43) Quelle mouche l'aurait piquée dans cette petite ville de la banlieue sud pour lui faire un tel procès ? Il me faut rester sereine pour ne pas me laisser envahir par les souvenirs de vingt ans de ma vie passés à VLB (dans une résidence dont la prétention m'échappe encore) et me concentrer sur le retour de l'auteure au Japon.

Elle a gardé ce pays dans son corps et dans sa tête (p. 7), ce qui donne envie de lire son analyse en parallèle de celle de Brigitte Giraud sur ce sujet. La voilà partie pour six jours à Kobé, trois à Tokyo alors qu'elle se prétend au bout du rouleau. S'attend-elle à une résurrection comparable à celle de son bonsaï, libéré de son envoûtement de petitesse par l' Hugo Cabret de Scorsese (p. 25) ?

La résurrection a déjà eu lieu, littérairement parlant, ... par ironie du sort après la catastrophe de Fukushima. Si elle confie ici que le drame la ravagea d'une manière qu'elle ne pourra pas dire (p. 23) elle a pu en fait l'écrire d'une telle manière qu'elle toucha le lectorat japonais avec cette conséquence imprévisible d'y être de nouveau traduite.

Amélie raconte chacune des étapes de son retour d'enfant prodigue ... et prodige ... Elle renoue avec Rinri, le fiancé éconduit de ses vingt ans,  héros de Ni d'Eve ni d'Adam où elle racontait leur liaison. Ce garçon merveilleux d'une bonté absolue (p. 14) le plus délicieux et gentil du monde (p. 28) ne la décevra pas. Il la reverra avec enthousiasme.

Ce sera par contre la palme de la désolation (p.  62) pour les retrouvailles avec Nishio-san, la femme sacrée qui fut sa gouvernante bien-aimée et qu'elle élève au rang de mère, pour qui elle demeurera Amélie-chan, la petite Amélie.

Alors qu'elle prétend n'avoir pas le talent de rester à la surface des choses (p. 42) pour ne rien laisser paraitre de ses émotions comme toute japonaise qui se respecte, Amélie démontre presque le contraire. Son livre lui permet en effet de laisser éclater l'état de transe qui agita sa mémoire au pays du soleil levant.

On aurait aimé que ces instants soient filmés. Scruter "son visage poli" quand elle ne reconnait plus rien du quartier de son enfance, son visage béat quand elle affirme son optimisme incongru à une "journaliste célèbre" (p. 138) à propos de la hausse de TVA du livre, son expression extatique dans le parc de Shirogane, et surtout la voir se dissoudre dans l'agitation tokyoïte comme une aspirine effervescente (p. 139).

Ce fut fait. L'auteur explique même que sans ce reportage, intitulé Empreintes - Amélie Nothomb, une vie entre deux eaux, et qui eut lieu en avril 2012, il n'y aurait pas eu ce livre qui en constitue en quelque sorte les sous-titres. J'ai pesté contre le site de France 5 qui ne permet plus d'y accéder au-dela de la bande-annonce. Et puis le miracle eut lieu. A force de scruter le web je l'ai déniché, intact et entier sur le blog de la Zone Manga. Je viens de le visionner d'une traite, avec une émotion sans doute plus forte que si je l'avais vu avant d'avoir lu le roman.

Je suis heureuse de pouvoir l'intégrer à ce billet mais je vous conseille de faire comme moi. C'est-à-dire de lire le livre et de n'ouvrir le lien vers ce film une fois que vous vous serez imprégné de cette nostalgie heureuse.

La nostalgie heureuse, Amélie Nothomb, Albin Michel, ISBN 978 2226 2496 85, en librairie le 22 août 2013

Billet consacré à Barbe bleue, 24 août 2012,
Billet consacré à Tuer le père17 août 2011
Billet consacré à Une forme de vie, 29 août 2010
tous parus chez Albin Michel 
Blog de la Zone Manga

jeudi 22 août 2013

Art nègre de Bruno Tessarech

J'ai rencontré Bruno Tessarech au mois de juin, bien avant de savoir si son denier livre allait déclencher une tempête médiatique. Il est encore trop tôt pour l'affirmer mais il n'est pas impossible que cet Art nègre provoquera des réactions intenses, tant sur le fond que sur la forme.

D'aucuns accuseront l'auteur d'en dire trop. D'autres lui reprocheront l'inverse. Il est pourtant resté entre les cordes de la bienséance et de ses engagements malgré une forte tentation de se lâcher. Car après une trentaine de livres écrits "au nom de ... " il en connait un rayon sur la question.

Une chose est certaine, ce livre n'est pas une autobiographie même si l'éditeur y fait allusion. Il n'allait tout de même pas faire semblant d'être le nègre de lui-même. C'est un roman qui raconte une tranche de vie d'un homme, écrivain, en panne d'écriture, auquel un ami éditeur propose ce qui est beaucoup pratiqué dans cette profession, c'est-à-dire d'écrire pour quelqu'un d'autre. Si en France on emploie le terme de nègre, peu élégant, les anglais préfèrent joliment celui de ghost writter, écrivain fantôme ou de l'ombre.

Le personnage, qui s'appelle Louis, se lance dans l'aventure avec doute, hésitation, scrupule, et sa trajectoire exprime d'une certaine manière la grandeur et la décadence de celui qui écrit pour un autre. La grande réussite de Bruno Tessarech est de parvenir à restituer ce qu'il adore dans ce type d'activité comme également ce qu'il y trouve de totalement exaspérant et insupportable. Il y a donc beaucoup de vérité dans son roman. Toutes les sensations reposent sur du vécu, même si beaucoup de situations sont transposées, ... mais pas toutes.

La quatrième de couverture annonce la couleur :
Hésitant, velléitaire, perdu, Louis ne parvient plus à écrire. Même sa compagne aimante, Olivia, a déserté le champ de ruines qu’est devenue son existence.
Un beau jour, un vieux copain éditeur lui propose de rédiger les mémoires d’une célébrité. Il faut bien gagner sa vie, Louis accepte donc...
Dans la veine de La Femme de l’analyste, Bruno Tessarech signe un nouveau roman, autobiographique et drôle, sur l’écriture - ses vérités et ses mensonges.
Le mot "autobiographique" est clairement mentionné. Il aurait été plus judicieux d'indiquer "en partie autobiographique". Une telle accroche poussera le lecteur à chercher des clés. Je vais vous satisfaire en vous en donnant quelques-unes, mais quelques-unes seulement car, comme le nègre est soumis à un certain secret, la bloggeuse l'est tout autant quand on lui offre des confidences "off".

Je dois cette chance au fait d'avoir déjà rencontré Bruno Tessarech. C'était à l'occasion de la sortie des Sentinelles (chez Grasset). S'appuyer sur la fiction pour faire réfléchir sur la réalité est un exercice dans lequel il excelle, ce dont il n'a d'ailleurs pas complètement conscience, persuadé qu'il était d'avoir écrit un roman sans aucun lien avec le précédent.

Tous les deux creusent pourtant le même thème qui concerne la recherche de la vérité et le surgissement du vrai par omission.

Ce que chacun peut vite comprendre c'est le vertige qui a dû saisir l'auteur quand il a compris qu'il a écrit il y a dix-sept ans une fiction qui préfigurait sa propre trajectoire. Le Dilettante a en effet publié en 1996 son premier roman, la Machine à écrire où le héros, un certain Louis, y exerce (déjà) le métier de nègre.

Ce qui est fort amusant c'est qu'alors Bruno Tessarech brodait pour parler d'un métier qu'il ne connaissait que par ouie-dire, et qu'il n'avait pas l'intention de pratiquer. Le comble était par ailleurs qu'il n'avait pas davantage publié sous son nom puisqu'il n'était alors pas encore écrivain. La machine à écrire était son premier roman. A croire que tout ce qu'on écrit finit par devenir vrai.

Il était loin de se douter qu'il venait de faire une déclaration au monde de l'édition et qu'il allait devenir au sens littéral une "machine à écrire". Je ne suis pas sûre qu'il laisserait passer aujourd'hui une petite phrase qui le rendit vite célèbre à l'époque : "Faisons court : le métier de nègre consiste à donner des idées aux cons et à fournir un style aux impuissants." (page 12)

C'est extrêmement drôle d'apprendre qu'après cela on n'a pas cessé de le solliciter. Rien ne lui résiste. Il parvient à prendre la plume au nom de personnes diamétralement éloignées de son tempérament. Un criminel, un écologiste engagé, un trader ... dont je pourrais vous livrer quelques noms. Je me bornerai à un seul, parce qu'il est de notoriété publique, avec Nicolas Hulot qui a fait ajouter cette mention dans Le Syndrome du Titanic (chez Calmann-Lévy) : Merci à Bruno Tessarech qui m'a aidé à mettre de l'ordre dans mes idées.

Le sujet est encore tabou. Rares sont les personnalités qui reconnaissent ne pas avoir commis leur biographie toutes seules. Il n'y a pourtant rien de déshonorant. Les éditeurs devraient comprendre que ce qui intéresse le lecteur c'est l'histoire. Un bon article sur une célébrité fera vendre Paris Match alors qu'on sait parfaitement que c'est un journaliste qui l'a rédigé. La mention "écrit avec le concours de ..." devrait pouvoir devenir systématique. A l'instar du nom du photographe sous chaque portrait.

Au siècle où on prône la transparence ... voilà une mesure à mettre en oeuvre. Pourquoi pas une loi qui rendrait célèbre un ministre en mal d'inspiration.

Au coeur de l'Art nègre

On retrouve donc Louis en plein désarroi. Le meilleur remède à la dépression reste tout de même de recevoir une bonne nouvelle. Elle arrive par la proposition d'un ami éditeur d'être coauteur d'un livre qui devrait faire un tabac (p. 12). Il n'y aura pas de tabac mais le pied est dans l'étrier et ne le quittera plus.

Quant au terme de coauteur, il est valorisant pour les deux protagonistes et permet d'accepter la situation. Le dilemme est vif résolu : entre continuer à ne pas écrire pour moi ou me mettre à écrire pour un autre. (p. 17)

L'exercice a néanmoins ses aberrations. Le pompon est d'écrire (bien) un livre qui ne parait pas et pour lequel on est payé (correctement) pour cela.

L'analogie avec le ménage

Louis a probablement un problème identitaire. Il se pense écrivain, voudrait prouver sa compétence mais n'y parvient pas, pour des raisons confuses. Il subit le syndrome "demain je m'y mets". Comme souvent en pareille situation le personnage en impute la cause à son cadre de vie. Son appartement est, comme lui, à la dérive, et il estime que le plus urgent serait d'obtenir les faveurs d'une femme de ménage.

Sauf qu'il n'en a pas les moyens, ni financiers, ni psychiques. Les grains de poussière deviennent des scrupules (même étymologie) et nous suivrons avec délices sa manière de gérer son employée. Dans le domaine Nathalie Kuperman excellait avec J'ai renvoyé Marta (Collection Blanche, Gallimard, 2005). 

Peu de gens le comprennent mais la qualité essentielle d'une femme de ménage serait de nettoyer sans rien déplacer. A ce propos Tracy Chevalier a décrit admirablement les choses dans la Jeune fille à la perle (collection Quai Voltaire, Gallimard, 2000) où il est essentiel pour Vermeer que son travail soit en quelque sorte invisible alors que c'est tout l'inverse qui est visé par une femme de ménage "normalement" constituée. Faut que çà brille !

Après le drame du grand rangement (p. 150) Louis ne se sentira définitivement plus chez lui et ira écrire ailleurs. Au Regina, chez son voisin ... Cela m'a fait penser à Marguerite Duras qui confiait dans Ecrire (Gallimard, 1993) qu'elle a acheté sa maison de Neauphle-le-chateau spécialement pour la disposition d'une pièce où elle s'est spontanément sentie à l'aise, avec la certitude qu'elle pourrait y produire quelque chose de fort.

Se mettre dans la peau d'un autre

S'il vous prenait l'envie de devenir nègre sachez qu'il vous faudra faire preuve de qualités humaines indéniables pour ambitionner de commettre un livre qui "fonctionne". Les sujets ne manquent pas. Je vous conseille de pointer qui, parmi les 100 personnalités préférées des français, n'a pas encore publié de récit de vie.

Bruno Tessarech nous dresse la fiche de poste (p. 130) en listant les qualités requises : rigueur, sérieux des entretiens, respect des délais, fluidité stylistique.

La méthode est rodée : 15 heures d'enregistrement suffisent à contenir le misérable petit tas de secrets d'une vie entière qu'il faudra ensuite s'atteler à retranscrire soi-même pour entendre le non-dit.

La recette est simple : agencer des séquences, construire un destin (p. 61) en dévoilant la face privée d'un homme (ou d'une femme) public en respectant un code d'honneur qui veut qu'on ne déballe pas la totalité de la pêche miraculeuse. Tout compte fait le nègre invente moins que le romancier. Il enjolive. Il retouche. Il a le stylo esthétique.

Il faut aussi avoir le goût du défi, accepter de se laisser surprendre, se piquer au désir du livre impossible.

Nègre et romancier, quelles différences ?

Il n'y a pas un si grand écart entre les deux démarches. L'une comme l'autre mettent en jeu le réel et l'imaginaire. Elles en inversent simplement les polarités (p. 72) Une des tâches du romancier consiste à rendre un personnage aussi crédible qu'un être de chair, tandis que le nègre élève son client aux dimensions d'un personnage.

Curieusement il est plus facile d'écrire sur commande que pour soi. Un nègre pourra travailler 8 à 10 heures d'affilée et produire 30 ou 40 pages tandis que le même homme ne pourra pas, comme écrivain, dépasser 4 heures de travail qui ne donneront que quelques pages utilisables.

Ecrire reste écrire (p. 81) ce qui fait qu'il serait ridicule d'établir une hiérarchie. Par contre ce qui semble certain c'est que Bruno Tessarech s'enrichit d'alterner les deux professions. D'une certaine manière il est plus valorisant de se sentir pleinement écrivain et il en vient à affirmer qu'il est sorti de la négritude.

Il jure que la bio qui va sortir est son dernier coup, énorme mais ultime. Malgré une sincérité évidente il me semble qu'il n'est pas guéri de son addiction. C'est trop jouissif de vivre par procuration, d'avoir l'impression d'accéder aux coulisses du vaste théâtre du monde (p. 169) et qui plus est d'être payé pour cela. C'est très fascinant.

Jusqu'à un certain point parce que la négritude semble être une médaille sans avers. Le manque de reconnaissance peut être cruel. D'où l'impérieuse nécessité d'écrire aussi ses propres romans. Quitte à se trouver dans une situation ubuesque dans un Salon du livre : condamné à attendre le lecteur potentiel devant une pile de romans à quelques mètres de son "coauteur" qui paraphe un best-seller à tour de bras. On peux rire (jaune) de l'anecdote : tu signes à deux tables !

A l'instar du guide-athlète qui conduit le sprinteur non-voyant à la victoire et qui ne reçoit pas de distinction olympique (cf la Ligne droite de Régis Wargnier) le coauteur, qui reste anonyme, ne recevra pas le Nobel de littérature. Il n'entrera pas davantage à l'Académie française ... sauf exception puisque Toussaint Rose, qui fut la plume de Louis XIV y siégea aux cotés de Racine et Boileau (p. 110). Si quelques nègres y siègent aujourd'hui ce n'est pas pour ce motif. De même que dans l'Académie Goncourt, ce qui au demeurant permet sans doute à l'illustre assemblée de repérer le vrai écrivain du sosie.

Vous voulez des noms ? En voilà de notoriété publique : Auguste Maquet, Erik Orsenna, Patrick Rambaud, Christine Albanel, Henri Guaino, Max Gallo, Lionel Duroy, Jean François Kervéan, Dan Franck, Catherine Siguret ... 

On se rassurera : la probabilité de lire un roman qui n'a pas été écrit par son signataire est faible. Admettons les coups de main pour terminer un livre qui n'en finit pas. Pour le reste l'essentiel de la profession officie dans le domaine de la biographie où là il est rare que l'on écrive soit-même la sienne. Cette révélation va d'ailleurs me rendre très méfiante quand les attachés de presse vont me proposer d'en chroniquer.

Quand la réalité s'infiltre dans le roman

Bruno Tessarech aurait des milliards de détails à raconter. Il est frustré de pas pouvoir dire tu sais machin il est comme çà dans la vie. Le roman lui permet de laisser échapper un peu du trop plein d'énergie que ses années de négritude ont condensé. Il le fait avec mesure, secret oblige.

Les fausses pistes sont nombreuses. La dédicace à Jean-Marc Roberts témoigne de l'amitié qui liait cet immense éditeur à l'auteur sans qu'il faille conclure que c'est lui qui l'alimenta en contrats. Louis habite un étroit deux pièces à Paris. Bruno est bordelais et son vaste appartement lui permet d'accumuler ses meubles, ses livres, sa documentation et d'avoir encore de l'espace pour écrire car s'il peut plancher sur n'importe quel sujet il a besoin d'un certain cadre ... ... mais il a vécu enfant dans ce haut du IX°, à proximité du square Vintimille et de la place Clichy qui sont décrits dans le roman.

On ne cherchera pas qui pourrait être ce mandarin nobelisable, jamais primé, qui concurrence l'abbé Pierre dans la défense des sans-abris.

Inversement on pourra croire que Bruno Tessarech pousse le bouchon un peu loin en faisant croire que Danielle Mitterand avait une liaison avec son professeur de gym. Ce n'était peut-être pas "son" professeur mais le jeune homme (il avait quinze ans de moins qu'elle) exerçait bel et bien ce métier. L'idylle ne fut pas un caprice. Elle dura plus d'une décennie.

Aussi étonnant que cela puisse paraitre aujourd'hui, Churchill (p. 62) a bien reçu le prix Nobel de littérature "pour sa maîtrise de la description historique et biographique, ainsi que pour sa brillante éloquence dans la défense des valeurs humaines exaltées".

Quand il évoque (p. 87) une des voix et des rires les plus connus de France, je parie illico sur le patronyme du comédien tout en doutant un peu. Philippe Noiret ou Guy Bedos pourraient se cacher derrière ce Jean superbement décrit comme le Dandy suprême. L'ébauche de son nom, qui surgit plus loin comme un lapsus et puis surtout la référence à Don Quichotte ne me laisse aucun doute. Le seul clairement nommé est le seul avec qui l'auteur n'a pas travaillé.

Bruno Tessarech a hésité à laisser filtrer ce portrait qu'il n'a d'ailleurs jamais eu l'occasion d'écrire "pour de vrai" ... enfin disons dans l'ombre, pour choisir de le faire en pleine lumière en lui rendant un très bel hommage dans une vingtaine de pages admirables. Espérons que l'ami appréciera.

Nègre et comédien ?

La présence d'un comédien n'est pas qu'un clin d'oeil pour suggérer qu'il regrette de n'avoir pas écrit sa biographie. Personne ne pourra plus être "dupe" si elle parait un jour. L'un comme l'autre seraient condamnés à devoir la cosigner. Ce qui est intéressant c'est le parallèle qu'on peut établir avec les deux positions. Tous deux sont des interprètes.

C'est passionnant de vivre par procuration et sans risque des existences exaltantes (on raconte rarement des vies médiocres ou ennuyeuses), de recueillir des confidences de première main, de nouer parfois de réelles amitiés.

Un autre point commun entre les deux professions réside dans l'importance de la résistance. Il faut de la santé pour passer d'un personnage à l'autre avec autant de crédibilité à chaque fois. Etre muni d'une cotte de maille assez solide (p. 45) pour supporter toutes les croisades. Le comédien demeure celui qui se met le plus en danger parce qu'il est toujours à découvert. On en mesure la cruauté dans la scène où le "fan" exige d'entendre la réplique de la publicité pour les assurances Amaguiz.

Il n'empêche qu'à force de broder sur la biographie de son sujet on comprend que le "coauteur" ait le tournis. M'avait-on raconté de telles anecdotes, ou les ai-je imaginées ? (...) L'énormité de certains propos du coauteur me stupéfiait, surtout son degré d'inconscience. (p. 27 - 32) La suffisance d'un autre sera tout autant remarquable.

Jusqu'où aller trop loin ?

Est-ce par esprit de revanche, par inconscience, par lapsus, par envie inavouable de "se faire prendre", le nègre, du moins Louis, estime que l'abnégation a des limites et, pour pimenter l'exercice, s'emploie à glisser un propos scandaleux, une révélation aberrante ou au contraire si vraie qu'elle pourrait déclencher un mini scandale de Panama (p. 186), ce qui serait impossible, faut-il le souligner, s'il cosignait l'ouvrage.

L'anonymat lui donne des ailes. Il balance (p. 190) et nous invite à scruter le second paragraphe d'une certaine page 207 ... Peu importe le vrai du faux du moment que le texte reste vraisemblable. Walt Disney en faisait la brillante démonstration en dessinant une cloche au cou d'une vache qu'il faisait sonner en lui tirant la queue. Impossible mais paralogique.

Vous aurez compris que j'ai beaucoup aimé ce livre dont je vous conseille la lecture sans en perdre une miette. Vous n'aurez pas à le regretter. Il est bien construit, distrayant, instructif, traversé de jolies références à Proust, Hemingway, Verlaine (p. 147), Talleyrand, Malraux, John Le Carré, Lacan, Mallarmé, Gide ... et Dumas (celle-ci s'imposait, Alexandre Dumas ayant abusé des services d'un aide littéraire).

Outre l'histoire qui se lit, et pour cause, comme un roman, il y a de très belles pages sur les freins et motivations à écrire.

L'été se termine. Le premier janvier est encore loin mais la rentrée littéraire offre la possibilité de faire des voeux comme en début d'année. Alors souhaitons à Jean Rochefort de jouer Beckett et à Bruno Tessarech d'écrire la biographie d'un homme qui travaille lui aussi sur commandes, par exemple un grand architecte comme Jean Nouvel.

Art nègre de Bruno Tessarech, chez Buchet-Chastel, ISBN 978 2283 0263 04, sortie le 22 août

mercredi 21 août 2013

Avoir un corps de Brigitte Giraud chez Stock

La rentrée littéraire est désormais une réalité. Elle s'incarne dans ce livre de Brigitte Giraud, qui nous sert un nouveau roman que l'on prendrait volontiers à première vue pour un récit.

L'auteure l'avait évoqué lors d'une rencontre à Antony et j'avais hâte de le lire.

Tous ceux qui connaissent et apprécient Brigitte Giraud vont se jeter dessus et ils vont être surpris, vraiment. Parce qu'on sent tout de suite qu'elle se situe constamment sur l'étroite ligne qui sépare la fiction de la réalité, bien davantage que dans ses autres livres.

Le style aussi est différent. Mais ce n'est pas pour autant que je n'ai pas apprécié. Je dirais même que j'ai été emportée, très vite et que ce roman est un de mes coups de coeur.

Je suis de plus en plus sensible au travail d'écriture et ici la mise à distance est si parfaitement dosée que l'on ne cherche pas stupidement ce qui peut être autobiographique de ce qui relèverait de l'invention. On vit ce roman à fond, comme on suivrait un film, sans se poser de question.
Avoir un corps est la trajectoire d’une enfant qui devient fille, puis femme, racontée du point de vue du corps, une traversée de l’existence, véritable aventure au quotidien où il est question d’éducation, de pudeur, de séduction, d’équilibre, d’amour, de sensualité, de travail, de maternité, d’ivresse, de deuil et de métamorphoses. L’écriture au réalisme vibrant, sensible et souvent drôle, interroge ce corps qui échappe parfois, qui ravit ou qui trahit. Un roman qui rappelle que la tête et le corps entretiennent un dialogue des plus serrés, des plus énigmatiques.
Je m'attendais à un récit exhaustif démarrant avec une naissance et s'achevant sur une fin de vie. Ces étapes ne sont pas absentes mais elles n'interviennent pas de manière aussi normative. Avoir un corps c'est se souvenir ... de lui, comme de celui des autres, et forcément les premières prises de conscience ne peuvent se situer que vers 4-5 ans.

Au commencement  je ne sais pas que j'ai un corps (p. 11). Evidemment ! C'est quand il fait défaut, quand il lâche que le corps signifie d'abord sa réalité. Le luxe c'est de n'avoir pas de corps, nous dira-t-elle plus loin  (p. 216) quand les épreuves l'auront malmené.

En attendant, pour la petite fille, ce sera l'assaut de la scarlatine. Plus tard ce seront les paumes creusées à vif par les barres asymétriques (p. 48) et les hématomes qui sont les seules médailles que la jeune fille ramène alors de ses entrainements.

De toute évidence, ce personnage est Brigite Giraud. Il est aussi chacune de nous, non pas dans ce qui nous arrive de particulier, mais dans la succession des étapes que nous traversons de manière universelle. Car l'auteure n'est pas le moins du monde nombriliste. Elle écrit "je" mais sans jamais exclure les autres qui, eux aussi ont un corps, avec ses propres forces et ses faiblesses.

Elle décline les transformations conjuguées par l'âge, des évènements "naturels" qui accompagnent l'adolescence ou la maternité, et puis la maladie et le deuil en se situant le plus possible au niveau des émotions. Ce que la tête peut faire au corps (p. 202) l'obsède. L'inverse également quand le corps n'écoute pas, comme s'il trahissait (p. 46).

Tout n'est pas rose, loin de là, mais il y a suffisamment de décalage et de drôlerie pour qu'on se surprenne à sourire, voire même à franchement rire. Et puis surtout il y a de la pudeur à revendre pour traiter de la mort, qui est d'abord un corps qui disparait. (p. 206). Elle aborde ce rivage sans faux semblant, et avec distinction. Les images sont fortes, sans paroles inutiles, avec de constants mouvements, fussent-ils infimes, à l'instar d'une chorégraphie de Pina Bausch. La référence s'impose.

Brigitte Giraud s'était expliquée sur les conditions dans lesquelles le livre a vu le jour et elle le précise en dernière page. Il est né des nombreux échanges et du travail réalisé avec la chorégraphe Bernadette Gaillard, (Cie Immanence), avec qui elle a créé une "lecture dansée" intitulée "BG/BG Parce que je suis une fille", initiée par le grand R-scène nationale de la Roche-sur-Yon, pendant la saison 2011/2012.

Avoir un corps, c'est aussi le récit d'une victoire et un hommage vibrant à la vie. Depuis le commencement, en passant par les premières fois, çà commence, je deviens, en traversant les étapes, les épreuves, en subissant les douleurs qu'on oubliera (p. 92) jusqu'au retour des premières fois (p. 228) après le grand vide qu'on aura réussi à mettre à distance puisque rien ne nous aura tué.

Il se pourra alors qu'un ami devienne au fil des pages "mon ami" sans chasser le souvenir de celui qu'elle avait nommé le garçon, pour désigner l'amoureux, puis l'homme qui fut le père de l'enfant.

C'est l'enfant qui dégage le plus de force et de vitalité. Il ne pouvait donc pas demeurer anonyme. Pour lui conférer malgré tout un statut de personnage c'est un subterfuge d'écriture qui le désigne par le prénom inattendu de Yoto.

Et c'est l'enfant lui-même qui se nomme et dit Yoto (p. 169) au moment où il acquiert le langage. Brigitte est alors l'écrivain suffisamment bonne pour accorder à son personnage le droit de se désigner lui-même alors qu'elle aurait pu choisir gars, kid, gosse ou gamin.

Pas son vrai prénom donc, mais celui qui va rester...

Le livre se termine avant la fin de l'histoire, ce qui, là encore, est heureux. L'harmonie s'est installée dans ce corps où cohabitent le petit animal en short de l'enfance qui escalade le toboggan, la gymnaste marchant sur la poutre, l'adolescente qui danse sur Imagine, l'amoureuse qui monte derrière la moto, la libraire en équilibre sur un escabeau, la mère qui maintient Yoto contre sa hanche.(p. 233)

Le récit peut se clore sur un futur, ... toujours en mouvement.

Avoir un corps de Brigitte Giraud chez Stock, ISBN 978 2234 0748 04, sortie en librairie le 21 août 2013.
En lice pour le Prix Femina, le Prix décembre et le Prix Wepler.

Articles les plus consultés (au cours des 7 derniers jours)