Le thème de la fugue est récurent au cinéma, comme en littérature. Avec Eric Pessan l'adolescente s'est enfuie le plus normalement du monde, en préparant son sac, en glissant à l'intérieur un pain de cinq cent grammes, deux fromages, plusieurs paquets de gâteaux secs, trois litres d'eau, des vêtements propres, sa trousse de toilette, et en refermant à clé la porte de la maison. (p. 13)
Elle a emporté (aussi) un duvet et (surtout) le fouillis désordonné de ses pensées.
Je trouve l'auteur sévère à son égard car si fouillis il y a c'est de sa responsabilité puisqu'il est le créateur du personnage. Il la dote pourtant d'une grande force de caractère, qui la retient de regarder en arrière alors que la maison de ses parents est encore en vue. Dans les histoires, il ne faut jamais se retourner, comme dans les contes grecs pessimistes. (p. 14)
Dans ce roman polyphonique on entendra la voix des parents, des phrases assassines imprimées en italiques et qui traverseront le récit comme des flèches, et celle de Muette qui se défendra comme elle peut dans un dialogue que l'on peut craindre perdu d'avance.
A force d'avoir subi le martèlement du renoncement, Muette se sent comme un puzzle dans le désordre. Admettons que c'est du fouillis ... même si je n'aurais pas dit cela. Si la jeune fille se joue un film dans la tête, elle emploie ses jambes pour se rendre là où on n'ira pas la chercher. Pas très loin, en dessinant un itinéraire invisible de cailloux blanc, le premier exil sera familial et la mise à distance est symbolique. L'enjeu est cependant colossal. Il s'agit de faire mentir la prédiction telle mère, telle fille ... en entrant dans une nouvelle ère, le premier jour de sa nouvelle vie (p. 39).
Muette, car tel est son nom, est née de plusieurs lectures. L'auteur s'en explique dans les remerciements, en fin d'ouvrage. Et l'on comprend mieux alors toute l'influence d'albums comme le très beau livre de Florence Seyvos illustré par Claude Ponti, la Tempête, à l'Ecole des loisirs, et qui est un de mes préférés. Difficile de trouver plus belle métaphore que ce voyage pour parler des difficultés de la vie, à condition d'avoir comme Clarisse des parents bienveillants. Muette n'est pas aussi gâtée et la "vraie vie" qui est racontée p. 102 et suivantes n'a rien à voir avec un rêve.
Coté mère, une matrone qui ne cesse de répéter que putain de gamine, va voir ailleurs si j'y suis ... et surtout (p. 199) sans toi ma vie aurait été plus simple.
Coté père, un colosse capable de tout pour ne pas faire l'effort d'articuler une phrase mûrie et complexe. (p. 49)
On comprend qu'elle n'ait pas particulièrement envie de se lier avec d'autres humains. Pour contrebalancer, Eric Pessan cisèle les descriptions de l'environnement en contraste avec le vide apparent de l'existence de la jeune fille. Il nous peint des phénomènes naturels que l'on a oublié d'apprécier comme l'orage ou la pluie. Sous sa plume le brouillard relève du prodige (p. 118).
La nature apaisante joue un rôle de premier plan et ce n'est pas un artifice d'écriture de nous faire vivre une réincarnation dans la peau d'un animal. Mais selon le principe que pour chaque bienfait il y un danger on peut craindre que l'issue ne soit pas heureuse.
Toute fugue a un enjeu. Pour Muette il s'agira de se réconcilier, avec la vie en tout premier. Jusque là c'est son coeur qui est muet (p. 29). C'est toute cette aventure qui fait l'objet du livre, avec un dénouement en forme de conte, finalement peu surprenant puisque c'est le cadre du départ.
Eric Pessan est un auteur confirmé dont j'ai regretté de n'avoir pas lu de roman jusque là, même si le précédent, Incident de personne, me "dit quelque chose" ... C'est qu'il a le sens de la dérision, ou de la cohésion, en le citant anecdotiquement p. 167 ...
Et puis d'un coup çà m'est revenu. Le souvenir d'un livre jeunesse que j'avais énormément apprécié, Plus haut que les oiseaux, paru à l'Ecole des loisirs, et chroniqué il y a tout juste un an. C'était curieux pour moi de faire connaissance avec un auteur pour adultes par l'intermédiaire de son premier roman pour ado. Un détour que je vous conseille, avant ou après ce dernier livre, parce que traiter l'adolescence avec une telle sensibilité c'est rare.
Muette, Eric Pessan chez Albin Michel, ISBN 978 2226 2497 08, sortie le 22 août 2013
En lice pour le Prix Femina
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