Publications prochaines :

La publication des articles est conçue selon une alternance entre le culinaire et la culture où prennent place des critiques de spectacles, de films, de concerts, de livres et d’expositions … pour y défendre les valeurs liées au patrimoine et la création, sous toutes ses formes.

mardi 28 février 2017

L'homme debout de Frédéric Tissot et Marine de Tilly

Voilà un livre intéressant, et bien au delà de l'admiration que l'on peut avoir pour Frédéric Tissot qui, après un terrible accident qui n'est relaté qu'à la fin du livre, est devenu le premier Consul Général de France au Kurdistan, poste qu'il exerce bien entendu en fauteuil roulant comme on le voit sur la couverture du livre.

Le titre, L'homme debout, est une expression polysémique. C'est ainsi qu'on désignait les premiers chrétiens parce qu'ils écoutaient l'Evangile dans cette posture, signifiant qu'ils se tenaient dans le respect et la confiance. Celui qui est debout montre également qu'il n'a rien à redouter de la justice humaine ou divine.

Elle veut aussi dire (depuis qu'un homme politique l'employa il y a une vingtaine d'années) qu'on conservera une attitude ferme et très déterminée tout en se sentant la conscience tranquille même si on a tort, du moins en apparence.

Frédéric Tissot est de ceux là, capable, et c'est là un des points forts de son témoignage, de reconnaitre que lui même s'est trompé, ou du moins qu'il a participé à des actions qui ne résistent pas à l'analyse. J'ai hésité à donner quelques extraits dans ce billet, mais il y en aurait tant à pointer que ce n'est pas raisonnable d'en isoler un plutôt qu'un autre. Le livre est vraiment à lire (et relire) dans son entièreté.

Diplômé de médecine en 1980, celui qui fut surnommé French doctor en Afghanistan, au Kurdistan puis au Maroc, est devenu conseiller de ministres avant de s'orienter vers la diplomatie. Il a soigné civils et combattants, héroïques ou anonymes, milité pour la liberté des femmes à disposer de leur corps, cru en la reconstitution d'un peuple, d'une nation et d'un Etat, ce qui force l'admiration.

Par contre on sent poindre l'ironie de la situation quand il démontre l’absurdité des rapports économiques et la toute-puissance des "intérêts" géostratégiques, et qu'il démasque la générosité qui tue juste derrière celle qui sauve. Plusieurs passages sont édifiants comme rarement un tel témoignage le permet.

C'est qu'il a vécu des situations qui l'autorisent à livrer une narration sans concession sur les objectifs des humanitaires et des énarques bien pensants. On comprend qu'il regrette d'avoir fait l'expérience des limites de l'humanitaire (p. 157).

L'homme debout de Frédéric Tissot et Marine de Tilly, éditions Stock, en librairie depuis le 5 octobre 2016

lundi 27 février 2017

Racine ou la leçon de Phèdre d'Anne Delbée

Anne Delbée avait promis de redonner la Leçon de Phèdre ... pour ceux qui voulaient la revoir, pour ceux qui souhaitaient la découvrir, pour les sceptiques s'interrogeant sur l'opportunité d'inclure le spectacle dans leur future programmation, pour les dubitatifs votants aux Molières, en avant-première des festivals de Sarlat et de Figeac, mais aussi et surtout ... pour le plaisir ... et c'est pour cette raison supérieure que je suis venue ce soir au Poche Montparnasse qui avait coproduit la performance l'hiver dernier.

Il y eut Sarah Bernhardt. Il y a Anne Delbée, tragédienne majuscule qui ne s'interdit pas de faire rire. Ayant le sens du drame comme peuvent l'incarner aussi les grandes rockeuses.

La veste est jetée. Elle s'empare du micro pour chanter en alexandrins. Et la ressemblance est frappante avec Catherine Ringer, qui était bouleversante dans son interprétation de Malhler à la mémoire de Fred Chichin.
La comédienne démontre la modernité de Racine, sans doute parce que la tragédie est intimement liée au théâtre. La fulgurance du texte s'empare de nous. Chacun a conscience que si elle s'est tenue éloignée pendant quelques années elle a rudement bien fait de revenir nous donner cette leçon que l'on reçoit comme une passe de rugby qui arriverait en uppercut dans l'estomac.

L'idée de ce spectacle est née un soir de 2007 où Anne Delbée s'est retrouvée comme une gitane à déclamer sur une table la déclaration d'amour de Phèdre à Hippolyte (Acte II, scène 5). C'est devenu un spectacle pensé, épuré avec un vrai décor, quelques accessoires, et une projection vidéo conçue par sa fille Emilie que l'on reconnait sur les images, à coté de son petit neveu, dans un plan séquence prémonitoire puisqu'il tient entre les mains le brigadier dont elle a reçu le Prix le 17 février dernier.

Anne Delbée est fascinante dans un phrasé grave, et pourtant léger. Pas de soierie chatoyantes ni de perruque comme pour le Phèdre qu'elle avait monté à la Comédie française en 1995. Christian Lacroix ne signe pas le costume d'homme, noir, chemise blanche un peu bouffante qu'elle porte ce soir, le bras levé à la manière d'un toréador, prêt à planter la première banderille.

Le spectacle est ultra vivant, nous faisant vivre une large palette d'émotions, débordant sur la comédie et le rire. Aucun tabou ne caviarde la biographie du grand auteur dont Anne Delbée retrace le parcours, dans ce qu'il eut d'heureux et de malheureux.
Elle enfile une robe de velours noir, dénoue ses cheveux, soudain dorés sous l'éclat des projecteurs.

Phèdre c'est quoi finalement ? Une belle-mère qui drague son beau-fils, pas de quoi en faire un fromage, une cougar qui s'excite sur un petit jeune homme. Ah,vu comme ça ..., mais alors que fait-on de la langue de Racine, de la grande langue du XVII° siècle, de cette putain de langue, comme le disait récemment -et avec admiration- un chanteur des Eagles ? Phèdre est une partition dont il faut suivre pas à pas les notes.

Le ton est donné. Rien ne sera occulté.

Plus tard Anne Delbée, danseuse, en position cinquième, mimera Molière dansant le Lac des cygnes, nous prévenant : attention il va s'envoler !

On apprend beaucoup de choses. Nous sommes des éponges infusées de cette p... de langue que l'on se surprend à grandement aimer. On reçoit une belle leçon, de théâtre, de lettres (classiques) et même de danse (classique, elle aussi) ... mais surtout une leçon de vie ... magnifique de démesure !
On peut légitimement espérer le Molière du Seul(e) en scène qui sera un argument de plus pour convaincre les programmateurs d'inscrire cette leçon dans leurs futures saisons. Deux festivals l'ont déjà retenu cet été, celui de Sarlat le 25 juillet à 21h et celui de Figeac les 26 et 29 juillet, lui aussi à 21 h.

Racine ou la leçon de Phèdre
Conception, mise en scène, interprétation Anne Delbée
Scénographie Abel Orain
Création lumière Andréa Abbatangelo
Réalisation vidéo Émilie Delbée
Musique Patrick Najean
Costume Mine Barralvergez
Illustrations Emmanuel Orain

Les photos qui ne sont pas logotypées A bride abattue sont d'Emmanuel Orain

dimanche 26 février 2017

Rien à dire de Léandre Ribera

Léandre Ribera a beaucoup d'humour et de poésie mais il n'a Rien à dire, et rarement titre de spectacle aura été aussi juste. Aucune parole n'est prononcée et pourtant une infinité d'émotions circule.

La scénographie surprend. On croit voir des copeaux de bois recouvrir le plateau et on découvrira avec étonnement que c'est tout autre chose, et je ne vous dirai ni quoi ni comment.

Un vent puissant souffle alors que le personnage tente d'ouvrir une porte. Ce serait trop facile de rentrer chez lui par l'entrée. Il choisit une armoire.
Et pour allumer le plafonnier ce sera un parcours semé d'embûches qui le fera traverser la salle et solliciter l'aide de quelques spectateurs. Voilà comment faire de la gymnastique sans en avoir l'air.
Les enfants rient, ayant compris avant les adultes que nous avons pénétré avec l'artiste dans un monde surréaliste. On ne s'étonnera bientôt de rien. Ni des situations, toutes plus comiques les unes que les autres, ni de sa manière de mettre les spectateurs en confiance pour les inciter à devenir son partenaire sur la scène. Quand certains ridiculisent ou font faire une sorte de figuration ce sont de vrais rôles que Leonard confie à de parfaits inconnus qui n'ont jamais répété avec lui. En acceptant le risque que cela ne tourne pas exactement comme il le voudrait. La scène devient alors plus drôle encore et le clown peine à retenir ses rires. Ce n'est pas facile de bouger en miroir.
Ce personnage drôle et attachant nous ouvre les portes de sa maison, une maison sans mur, pleine de vides, de trous vers l’absurde. Avec des monstres dans les placards, un cintre vierge en guise de penderie, une machine à laver sous le parquet, une table forcément bancale et une chaise bringuebalante. Tout un monde fait de déséquilibres, de rires, de chaussettes volantes, de pluie de parapluies, de miroirs joueurs, de cadeaux surprise, de lampes farouches et de pianos télépathiques… Il n'y a aucune logique à chercher.
Le clown s'est aguerri en multipliant les spectacles. Son équilibre est solidement ancré sur en constant déséquilibre. Tiraillé entre bêtises, vieux démons, esprits frappeurs et beaucoup de rêves de toutes les tailles.
Quand on ne s'exprime pas avec des mots il faut soigner la communication. Léandre a le sens du mime, que ce soit des émotions, comme la peur dans une maison hantée, des ordres à donner à un camarade de jeu, voire même au public tout entier qu'il transforme d'un geste en troupeau de canards croqueurs de céréales ou en équipe de joueurs de boules de neige. Il excelle dans le comique de l'absurde mais il y nage avec poésie, ce qui fait de son spectacle un moment partageable en famille.
Il s'affranchit des codes de la bienséance comme de l'hygiène. Il ne craint pas de multiplier les gaffes et nous sommes volontiers complices de ce clown un peu magicien qui fait tomber les bulles comme autant de flocons de neige. De ce golfeur aussi emprunté qu'Alice au pays des merveilles engageant avec la Reine de coeur une partie de croquet avec pour maillet de longs cous de flamands roses.

Il installe l'absurde sur la scène du théâtre avec naturel. Plus tard il transformera un enfant en marionnette sous le regard étonné de la mère qui filmera la scène depuis son fauteuil avec son portable.
L'artiste est espagnol, et c'est en toute logique qu'il a obtenu deux récompenses en 2014, d'une part le Prix "cirque" de la ville de Barcelone et d'autre part celui de la meilleure mise en scène de la région Catalogne, ce qui lui vaut de faire une longue tournée (dates sur le site de l'artiste).

Arrivé porté par une bourrasque, reparti emporté par un coup de vent. Rien à dire, rien à redire. On a tout aimé. Revenez-nous vite.

Rien à dire
Mise en scène, costumes et jeu Léandre Ribera
Création scénographie Xesca Salvà
Construction scénographie El taller del Lagarto : Josep Sebastia Vito “Lagarto”, Gustavo De Laforé Mirto
Création lumière et production technique Marco Rubio
Composition musicale Victor Morato
Production Agnès Forn
Diffusion en France D’un acteur l’autre Odile Sage
Le dimanche 26 février 2017
Au Théâtre Victor Hugo
14 Avenue Victor Hugo, 92220 Bagneux
Téléphone : 01 46 63 10 54

A signaler que le Théâtre Victor Hugo attache une importance capitale au rire, en l'occurrence le rire au théâtre, qui sera exploré dans les évolutions et les retournements du rire théâtral, de l’Athènes du Ve siècle à la France du XXIe siècle. avec Bernard Faivre, Professeur émérite d’Études théâtrales de l’université de Paris Ouest Nanterre La Défense (Paris X), au cours de six conférences, certains samedis, de 11h à 13h, suivies d’un petit brunch. 

Parce que le théâtre comique, à chaque époque, souffre d’un étrange paradoxe : il est le plus souvent dévalorisé (le genre noble, c’est de faire pleurer, pas de faire rire), mais en même temps, c’est le comique que plébiscitent les spectateurs.

Après le rire antique (Aristophane et Plaute), le rire médiéval (Jeux, farces et mystères), le rire Renaissance et Clasique (De Machiavel à Molière) c'est au rire de la Commedia Dell'Arte (De l’improvisation à Marivaux et Goldoni) que vous êtes conviés le samedi 18 mars 2017.

Ce sera ensuite, le samedi 22 avril, le rire du Vaudeville (Labiche et Feydeau) qui sera distingué du rire théâtral d'aujourd'hui (Théâtre de boulevard et solistes comiques) le samedi 20 mai.
Les photos qui ne sont pas logotypées A bride abattue sont DR.

samedi 25 février 2017

Le Centaure Bleu de la Compagnie Blin

L'émotion de Frédéric Blin est forte, même le soir de la seconde représentation de sa nouvelle création, le Centaure Bleu qui a tout de même nécessité trois ans de travail.

Pour ceux qui l'ignoreraient la Compagnie Blin est spécialisée dans la marionnette à fils, avec 4 500 confectionnées à ce jour pour 35 créations et bientôt 10 000 représentations à Montrouge, en France et dans le monde.

Les spectateurs sont désormais accueillis au sous-sol du Beffroi de Montrouge (92), dans une salle dédiée, mise en chantier en 2014, fort élégamment nommée salle André et Lucienne Blin, du nom de ses parents, immenses marionnettistes à qui la ville doit tant.

L'endroit sera partagé avec d'autres structures mais disposer cinquante soirs par an d'une scène capable d'intégrer le castelet est une révolution pour les artistes, et pour les spectateurs aussi, qui sont désormais assis dans de larges fauteuils confortables même si ce les bancs de bois n'avaient jamais rebuté personne.

Frédéric Blin, qui est le directeur artistique, porte  toujours, comme ses deux acolytes Corine Farge et Mathieu Aubertle tablier de cuir parce que la manipulation des poupées (selon le terme employé par les artistes) est délicate et qu'il ne faudrait surtout pas s'accrocher dans les fils. Rien que 30 personnages pour cette seule représentation.

Il est intervenu en tenue de scène devant le rideau rouge du castelet, qui est une belle scène de cinq mètres par trois, et n'a plus besoin d'être démonté entre deux saisons puisqu'il est sur roulettes et que le fond de scène permet de l'y entreposer.

Contrôler les mouvements des marionnettes exige une forte technique et j'imagine qu'avoir les bras en l'air aussi longtemps doit être exténuant. Les décors, conçus par Frédéric Blin, en bois peints à l’endroit et à l’envers, enrichis de nombreux éléments aux détails travaillés, sont déployés au cours du spectacle. Mais les gros changements auront lieu pendant un petit entracte.

A l’instar des autres spectacles de la compagnie ce conte associe traditionnel et modernité, savoir-faire ancestral et techniques d’aujourd’hui, histoire mythologique et thèmes intemporels, aux costumes et décors enchanteurs. La scénographie est grandiose, tout comme les costumes. Je ne suis pas étonnée d'apprendre que Frédéric Blin a pour modèle Fellini, Strehler et Visconti. On aimerait tous être assis au premier rang pour voir dans le moindre détail avec les toiles et les costumes aux inspirations exotiques, tous fabriqués à la main., comme cette Sméraldina si jolie.
C'est à Sophie Bidault que l'on doit les costumes, cousus à la machine et à la main, à partir des croquis de Frédéric.
L’intégralité du spectacle est façonnée par la Compagnie Blin, dans l’atelier situé à 10 minutes de Montrouge, cœur des créations pluriartistiques de la compagnie et lieu de conservation et de répétition. Des costumes en passant par l’enregistrement des voix et de la bande son, ainsi que la fabrication et la peinture des décors du castelet (scène du théâtre de marionnettes), qui évoquent cette fois savoureusement turqueries et chinoiseries.
La manipulation est très habile, faisant oublier que ce ne sont pas des êtres de chair et de sang. La musique a été composée par Michel Frantz, ancien directeur de la musique à la Comédie Française et musicien de la compagnie depuis 1981. Le son est parfait, les lumières magnifiques.
De multiples images font rêver, comme une galopade de chevaux. Les voix ont été enregistrées par plusieurs comédiens qui travaillent régulièrement avec la compagnie. Et dont certains sont spécialistes du doublage.
Le Centaure Bleu est une histoire rocambolesque et féérique mêlant amour et bravoure qui se passe en Chine au XVIII° siècle : le prince Taer vient présenter sa fiancée Dardané, princesse de Géorgie, à son père après dix ans d’absence. Mais le roi s’est remarié, et la nouvelle reine, n’appréciant pas ce retour imprévu, transforme Taer en une créature monstrueuse : un centaure bleu. Pour le sauver, Dardanée, avec l’aide de Zélou, le génie des bois, va devenir elle-même un beau soldat. Par malchance la reine tombe alors sous son charme mais Dardanée parviendra à la repousser. Dépitée, la reine l’envoie en mission dans la forêt tuer le soit-disant monstre qui terrorise la région. La situation est cornélienne.
On est dans le registre de la tragédie : peu m'importe la mort si c'est par toi que je meurs! Mais rassurez vous, c'est un spectacle adapté aux enfants. Alors tout est bien qui finira bien.

Il serait stupide de pas y enmener ses enfants. Mais les adultes seront eux aussi sous le charme.
La Compagnie Blin, riche de 35 spectacles, possède la plus importante collection de marionnettes à fils au monde, entièrement créées à la main, comptant environ 4 500 poupées réalisées au long de 83 années de travail.

André Blin, le père de Frédéric, exerça la profession de "commis d'agent de change" à la Bourse pour gagner sa vie. Mais il avait depuis l'enfance une passion pour les marionnettes et réalisait des spectacles en amateur et pour les amis. Sa rencontre en 1934 avec Gaston Baty, autre personnalité de l'histoire de la marionnette, sera déterminante. Il lâchera son métier nourricier et fondera avec lui " les p'tits bonshommes d'André Blin" qui sera le titre de leur première représentation en public.

Pendant la guerre et pour continuer à vivre, parce que, comme me l'a raconté Frédéric, les marionnettes c'est un peu mince!  il créé un atelier de jouets en bois et travaille avec sa mère Andrea.  Il créera pour Gaston Baty la figure principale de son "théâtre de marionnettes à la française" ( marionnettes à gaine) qui est Jean-François Billembois, compagnon menuisier du Tour de France.

Des milliers de maisons, fermes, poulaillers, gares et boutiques seront fabriqués à la main dans cet atelier, situé au 77, rue de Bagneux, jusqu'en 1946, année charnière qui correspond à l'apparition du plastique, fortement concurrentiel du bois, et à son mariage avec Lucienne Goubat. André décide de fermer l'atelier de jouets en bois et se consacrer définitivement et exclusivement aux marionnettes avec sa femme et sa mère.

Un an après, ils ont un fils, Frédéric. La famille voyage beaucoup et se produit internationalement jusqu’à ce que la ville de Montrouge propose à cette famille, montrougienne depuis 1885, de les accueillir en résidence permanente dans la Salle du Bar de l’ancien Centre administratif.  Nous sommes en 1958 et le petit Frédéric, âgé de 12 ans monte à son tour sur le théâtre pour manipuler "le tour du monde en 80 jours".
Il prend la relève de son père en 1977 et donne à la troupe le nom générique de Compagnie Blin. Il n'aura de cesse d'en développer le rayonnement.
Une exposition itinérante permet de faire découvrir au public la collection, enrichie de dessins originaux, maquettes et affiches. Certains sont exposés en ce moment dans le sous-sol du Beffroi, des poupées bien sûr mais aussi les croquis préparatoires pour le Centaure bleu, tous signés de Frédéric Blin.

Le centaure bleu
Spectacle tous publics de marionnettes à fils
Compagnie Blin
Du 15 février au 5 avril 2017
Voir horaires sur le site
Le Beffroi – Salle André et Lucienne Blin
2, place Emile Cresp – 92210 Montrouge
Réservations : 01 42 53 23 24
Métro Ligne 4 – Station Marie de Montrouge

vendredi 24 février 2017

Moi Caravage de Cesare Capitani au Lucernaire

Créé en 2010 à Avignon lors du 400ème anniversaire de la mort du Caravage, le spectacle de Cesare Capitani revient au Lucernaire jusqu’au 12 mars 2017. et Isabelle est allée le voir pour le blog.

Si beaucoup a déjà été dit sur l’œuvre et la technique du peintre, sa vie privée reste assez mystérieuse. C’est cet aspect qu’a exploré l'acteur franco-italien pour Moi, Caravage en s’appuyant sur un roman fort bien documenté de Dominique FernandezLa course à l'abîme.

Dans la salle, la lumière diminue et le noir se fait. Apparait alors à jardin une forme humaine encapuchonnée d’une bure sombre qui porte l’unique source de lumière, une bougie blottie entre ses mains.

Le spectre vivant se déplace en chantant d’une voix douce et triste. Dans cette ambiance Arte Povera surgit soudain un personnage sur le devant de la scène. Personne n’en doute, c’est le Caravage réincarné. Il s’impose d’emblée tout en sensualité, sa chemise de peintre largement ouverte sur son torse, manches bouffantes, pantalon court et pieds nus.

L’artiste rebelle (1571-1610) vient dérouler devant nous le fil de sa courte existence. L’accent italien de Cesare Capitani rend le personnage très convaincant, et pour ceux qui comprennent cette belle langue, il joue en italien tous les mardis.

Michelangelo Merisi, est né en 1571 à Caravaggio, un village de Lombardie dont il s’appropriera le nom. Sa vocation pour la peinture se manifeste à treize ans. Il fait son apprentissage à Milan auprès d’un vieux maître qu’il trouve trop "moelleux" dans sa peinture : Moi ce n’est pas comme ça que je veux peindre. Je ne veux pas de silence dans mes tableaux : je veux du bruit !

Mérisi se révèle vite avoir un fort caractère. Il aime nager en eaux troubles et prendre des risques. Incarcéré pour avoir fréquenté des peintres que l'Inquisition considère comme hérétiques, il est marqué au fer rouge à l'épaule d'une fleur de chardon. Son caractère rebelle lui fera dire avec provocation cette plaie sera mon blason.

A 20 ans, il s’installe à Rome où sa peinture va attirer l’attention des riches notables et des proches du pape. On lui confie des commandes prestigieuses (par exemple trois grands tableaux célébrant la vie et le martyre de Saint Mathieu pour l’église Saint-Louis-des-Français de Rome) qu’il exécute avec talent. Son style s’affirme et sa palette s’obscurcit. Bien qu’il soit obligé de ne représenter pratiquement que des scènes religieuses, ses personnages dégagent une présence d’un réalisme et d’une force dramatique hors du commun.

Et surtout, il révolutionne les codes picturaux en imposant le clair-obscur.  La lumière qui perce généralement en axe oblique depuis la gauche de la toile est le personnage principal de ses tableaux. Elle éclaire et donne du relief à la nudité des corps, à une épée, à l’expression torturée d’un visage. Par contraste, l’ombre monopolise le reste du tableau, et le décor n’a que peu d’importance, les figures au premier plan n’en sont que plus vivantes.
La scène est baignée de ce clair-obscur si cher à Caravage. Nous rentrons dans un de ses tableaux. C’est un autoportrait d’un réalisme fascinant qui nous est offert par Cesare Capitani. Dans la pénombre, l’éclairage des bougies ou des rais de lumière projetés sur le corps de l’acteur permettent à la sensualité érotique du Caravage d’éclore pleinement.

Cette ambiance quasi-religieuse est accentuée par les chants a capella de Laetitia Favart (en alternance avec Manon Leroy). On reconnait le Lamento d’Arianna de Monteverdi, Gesualdo et d’autres compositeurs italiens de la Renaissance comme Caccini et Grancini. J’ai beaucoup aimé l’interprétation androgyne de Manon Leroy, sa voix frêle comme celle d’un jeune garçon contraste avec la virilité de Cesare-Caravage. C’est une présence ambigüe qui incarne de multiples personnages : la boulangère avec laquelle il obtient son "certificat de virilité", ses modèles et amants dont son préféré, Mario, ainsi que des femmes…

Mais comme il nous l’explique, Caravage n’est pas intéressé par le bonheur, il vit dans l’urgence de peindre et le reste du temps multiplie querelles et condamnations. A 35 ans il tue un homme. Sa tête est mise à prix. Il sera dès lors davantage un peintre maudit que béni des dieux.

Cesare-Caravage parle de sa peinture David et Goliath. La tête que David tient dans sa main est celle de Caravage. L’acteur lève le bras comme David dans la peinture : Vous voulez ma tête, je vous la livre

Au fil de la pièce, nous finissons par avoir une image précise de qui était le Caravage. Ainsi le côté cru et sans concession de l’artiste ressort de son tableau Judith et Holopherne (scène de l’Ancien Testament). Il veut montrer le crime en train de s’accomplir : Moi je veux saisir l’instant précis ou Judith décapite l’homme. Le résultat est saisissant et à la limite du soutenable. On ne voit aucun de ses chefs-d’oeuvre sur scène, le mime et les anecdotes qui entourent leur création suffisent à frapper l’imaginaire des spectateurs.

Le peintre finira par trouver la mort à 38 ans dans des circonstances mystérieuses. Je suis comme la pomme véreuse de mon premier tableau, le ver creusera sa galerie… et à la fin, il ne reste que le désespoir et la mort.

Courez voir ce magnifique spectacle ! Cesare Capitani est aussi flamboyant que son modèle ! Le temps passe trop vite tant la vie du Caravage est romanesque.

Je laisse le mot de la fin à Dominique Fernandez sans lequel Cesare Capitani n’aurait pas pu incarner aussi intimement le peintre maudit : En écrivant La Course à l’abîme, roman qui tente de ressusciter par l’écriture la figure du peintre Caravage, je ne pensais pas voir jamais ressurgir celui-ci, sous mes yeux, en chair et en os, cheveux noirs et mine torturée, tel que je me l’étais imaginé, brûlé de désirs, violent, insoumis, possédé par l’ivresse du sacrifice et de la mort. Eh bien, c’est fait : Cesare Capitani réussit le tour de force, d’incarner sur scène cet homme dévoré de passions. Il est Caravage, Moi, Caravage, c’est lui. Il prend à bras le corps le destin du peintre pour le conduire, dans la fièvre et l’impatience, jusqu’au désastre final.

Moi Caravage de Cesare Capitani

D’après le roman de Dominique Fernandez La Course à l’abîme (Grasset)

Avec Cesare Capitani, et en alternance Laetitia Favart et Manon Leroy
Mise en scène Stanislas Grassian
Lumières Dorothée Lebrun
Théâtre du Lucernaire
53 Rue Notre-Dame des Champs 75006 Paris
Jusqu'au 12 Mars 2017 à 18 h 30 du mardi au samedi,
Dimanche à 16 heures
Spectacle en italien les mardi
Crédit photos : B. Cruvellier

jeudi 23 février 2017

Tout ce qu'on ne s'est jamais dit de Céleste Ng

Je ne peux pas dire que Tout ce qu'on ne s'est jamais dit n'est pas une oeuvre intéressante mais je dois vous prévenir qu'il faut être particulièrement en forme pour plonger dans cette lecture et en ressortir indemne et sans se sentir déprimé.

L'action se passe aux USA, au cours des années soixante-dix, dans une petite ville étriquée où il est difficile de s'intégrer si on est un étranger, mais on pourrait en dire autant de beaucoup de cités françaises dominées par une certaine bourgeoisie qui impose ses codes (l'école qu'il faut suivre, le club de sport où l'on se montre, la boutique où l'on s'habille, le restaurant où l'on dine en famille ...).

Ce roman fait penser, en beaucoup plus sombre, à d'autres ouvrages comme Les armoires vides d'Annie Ernaux. Cette auteure pointe les sentiments contradictoires d'une femme en conflit de loyauté avec sa famille consécutivement à sa réussite. Le propos de Celeste Ng est plus noir : elle démontre qu'on ne peut pas échapper à sa condition.

Un des aspects spécifiques de son parti-pris est de souligner l'importance des diktats, comme celui de la "bonne ménagère" auquel Marylin voudrait échapper. Le rôle joué par Betty Crocker, un personnage imaginaire  inventé par la marque agroalimentaire américaine General Mills à partir des années 1920 est assez poignant. Les modèles français existent aussi en cuisine, mais ce sont des personnes qui ont réellement existé.

Lydia Lee, seize ans, est morte. Mais sa famille l’ignore encore…

Sa mère, Marylin, femme au foyer, rêve que sa fille fasse les études de médecine qu’elle n’a pas pu accomplir. elle-même. Son père, James, professeur d’université d’origine chinoise, a tant souffert de sa différence qu’il a hâte de la retrouver parfaitement intégrée sur le campus.

Le corps de Lydia gît au fond d’un lac. Accident, meurtre ou suicide ? Lorsque l’adolescente est retrouvée, la famille Lee, en apparence si soudée, va devoir affronter des secrets et des non-dits si longtemps enfouis qu’au fil du temps ils ont imperceptiblement éloigné ses membres, creusant des failles qui ne pourront sans doute jamais être comblées.

Celeste Ng aborde la violence de la dynamique familiale, les difficultés de communication et le malaise adolescent avec une intensité implacable.

Les critiques anglo-saxons ont salué la naissance d’un écrivain majeur et fait le succès de son premier roman, vendu à plus d’un million d’exemplaires depuis sa publication aux Etats-Unis en 2014. Sa présence dans la sélection du Prix des lecteurs d'Antony est justifiée par cette qualité. Je l'aurais néanmoins placé parmi les romans policiers même si les inspecteurs chargés de l'enquête ne se préoccupent guère de faire la lumière sur la mort de la jeune fille.

On présente le livre comme un page-turner, ce qui n'est pas très exact car on se doute qu'on ne saura jamais la vérité (pas davantage que dans un autre livre de la sélection, Au commencement du septième jour de Luc Lang) en ce sens que la responsabilité de la mort de Lydia ne peut pas être établie avec certitude.

En tant que mère, ce roman fait froid dans le dos. La violence familiale peut s'installer sans qu'aucun cri ne soit jamais prononcé. On peut faire le malheur de ses enfants en pensant en toute bonne foi les aider à bâtir un avenir heureux. Particulièrement lorsque les désirs de la mère ne sont pas compatibles avec ceux du père. L'enfant ne peut alors qu'être piégé dans une alternative truquée. Dans un tel contexte cet ouvrage pourrait être considéré comme un roman d'avertissement : Pour chaque action, il y a une réaction égale et contraire. (p. 212)

Tout ce qu'on ne s'est jamais dit de Celeste Ng, traduit de l'américain par Fabrice Pointeau, Sonatine, en librairie depuis le 3 mars 2016 en France

mercredi 22 février 2017

Les liseuses de bonne aventure d'Audrey Siourd

Audrey Siourd aime tant la lecture qu'elle travaille dans le secteur de l'édition, et que même lorsqu'elle s'adonne à une passion, elle demeure fidèle au secteur du livre.

Elle prend, depuis trois ans déjà, des instantanés de femmes lisant dans le métro.

Il en résulte une série de portraits qui sont accrochés à la Galerie de la Villa des Arts, du 22 février au 5 mars 2017.

La RATP avait exposé ce travail dans l’espace VIP du Salon du livre en 2015. Les voici offerts au regard du grand public.

Dépêchez-vous car après il faudra disposer d'un compte sur Instagram pour les retrouver, et suivre les nouveautés. 

Tout a commencé avec une femme aux cheveux carmin qui s’est assise en face d'elle dans le métro et a ouvert un livre. Audrey raconte l'évènement : quelque chose de puissant émanait d’elle. Une force dans sa concentration m’a captivée. Elle semblait indifférente au brouhaha alentour. J’ai eu envie de la photographier. Le lendemain, une autre lectrice s’est installée près de moi. Le surlendemain, une autre encore. L’idée de faire une série de portraits de femmes lisant dans le métro est devenue une évidence.

Audrey, utilise son téléphone portable, par discrétion, d'une part pour ne pas interrompre les femmes dans leur lecture, et aussi pour garantir la spontanéité et éviter la pose. Néanmoins, l'artiste demande toujours une autorisation de publication.

mardi 21 février 2017

Inauguration du Théâtre 13-Jardin rénové

Deux ans de travaux de rénovation et de remise aux normes ont été nécessaires avant qu'Anne Hidalgo, Maire de Paris, puisse inaugurer la salle de spectacle Jardin rénovée du Théâtre 13.

Réalisés par l’architecte Eric Pannetier, ils ont porté sur l'amélioration du confort, l'accessibilité pour les personnes en situation de handicap, la remise aux normes de sécurité et environnementales, une amélioration des conditions de travail des artistes et des salariés, l'isolation phonique de la salle de représentation, l'agrandissement du hall d’accueil et l'embellissement de l’ensemble des espaces... 


Plusieurs discours se sont enchainés avant que la plaque ne soit dévoilée (et on verra qu'elle rend intelligemment hommage à Jacques Toubon pour avoir été à l'origine du projet quand il était ministre de la culture).
Avant Bruno Julliard, premier adjoint à la Maire en charge de la culture (et de tant de choses), Jérôme Coumet, Maire du 13e (à droite sur la photo) fut le premier à s'exprimer à propos de la réouverture du site historique de ce théâtre 13, dont il rappela qu'il fut inauguré officiellement en 1981.
L'opération témoigne de la vitalité de l'arrondissement après la bibliothèque Glacière, le gymnase Blanqui, l'écoquartier Rungis, à quelques semaines de l'ouverture d'une salle de spectacles de 900 fauteuils, place d'Italie à la place du cinéma Grand Ecran. On comprend que la Marianne d'or de la Culture lui ait été décernée en 2016 pour une telle offre.

Les nostalgiques pourront revoir Dernier Domicile Connu, le film réalisé par José Giovanni en 1970 avec Lino Ventura, Marlène Jobert, dont plusieurs scènes ont été tournées sur la dalle qui est à quelques mètres du théâtre.
C'est avec une émotion non feinte que Colette Nucci est heureuse de revenir ce soir à la maison, même si les fauteuils sont passés du rouge traditionnel à un gris anthracite fort réussi.

Depuis sa nomination en septembre 1999, la comédienne n'a eu de cesse de mettre l'accent sur la "jeune" création, de promouvoir de longues séries tout en affichant une politique tarifaire favorable au plus grand nombre. Connaitrait-on aujourd'hui Alexis Michalik, Thomas Jolly, Volodia Serre, ou Côme de Bellecize s'ils n'avaient pas eu cette chance d'être accueilli au 13 ? C'est d'ailleurs Intra muros, une création du premier, qui sera le 9 mars le premier temps fort de la réouverture.

Il faut aussi citer le concours de jeunes metteurs en scène, qui existe depuis plus de dix ans, dont par exemple Elise Noiraud a été lauréate en 2015 pour les Fils de la terre.

Colette Nucci a pris le micro pour interpréter, en catalan, une chanson de Joan Manuel Serrat dont manifestement Anne Hidalgo , maire de Paris, connaissait les paroles par coeur et qui a fait un discours vivant, comme à son habitude.
La directrice est toujours animée par le partage, que ce soit sur un plateau avec une troupe, qu'avec le public et reste convaincue que sa première mission est d'aider les talents à s'envoler. Son énergie est communicative : il faut que ça nous déborde. Abusons du Théâtre 13 ! a-t-elle lancé avant la photo officielle.
Quelques extraits du spectacle d'un spectacle orchestré par le Grand Colossal Théâtre, collectif, fondé par Alexandre Markoff, a contribué à nous faire réfléchir sur le travail, la famille et le rôle politique que pouvait prendre le divertissement.
C'est cette fonction qui rend le théâtre si nécessaire aujourd'hui, alors que des années d'idéologie néolibérale se sont employées à disqualifier la notion de collectif, à changer le citoyen en consommateur et la nation en espace dédié à la libre concurrence.
Une note humoristique clôtura cet extrait et nous restons dans l'appétit d'une soirée entière en compagnie de ces artistes.

Il faut rappeler que le Théâtre 13 fonctionne sur deux sites, Jardin et Scène, à deux adresses différentes, avec la volonté commune de rester le pôle autour de la création, dédié aux jeunes compagnies et à l’émergence de la jeune création.
Il défend un théâtre populaire, ancré dans son quartier et accessible à tous les publics. Le Théâtre 13 compte 1000 abonnés pour l’ensemble de la programmation et plus de 50 000 spectateurs par saison.

Portant également un fort projet de transmission, le théâtre accueille dans le cadre des Temps d’Accueil Périscolaires, des élèves des écoles élémentaires proches. Ces représentations sont accompagnées d’ateliers d’éveil à la pratique artistique, dirigés par des comédiens professionnels.

Auront lieu dans les jours qui viennent Le grand dévoilement au cours de deux journées continues de visites ludiques et de spectacles, samedi et dimanche 26 février à partir de 13h 30 à 19h. Et puis, la création d'Intra Muros, texte et mise en scène Alexis Michalik du 9 mars au 16 avril 2017. 

Théâtre 13 - Jardin
103 A boulevard Auguste Blanqui
75013 PARIS

lundi 20 février 2017

Abigail's Party de Mike Leigh au Poche Montparnasse

Abigail's Party est une pièce surprenante qui nous plonge quasiment cinquante ans en arrière, dans la banlieue de Londres, à une époque où les codes sociaux étaient très clivés.

Il est alors de bon ton d'inviter ses voisins à faire connaissance autour d'un verre (façon de parler parce qu'on boira énormément au cours de la soirée). C'est ce à quoi s'emploie Beverly en quasi parfaite maitresse de maison alors que son mari Peter s'esquiverait volontiers.

La suite des évènements démontrera s'il s'agit d'un pur exercice de courtoisie.

Beverly a une qualité -ou un défaut- qui est de s'exprimer sans filtre alors qu'une de leurs invités, Susan, cherche à l'opposé toujours à arrondir les angles. Un jeune couple est aussi invité, Tony et Angela, nouveaux venus dans le quartier.

Abigail sera l'arlésienne de la soirée. La jeune adolescente affranchie est la fille de Susan et elle donne sa propre "party" dans un pavillon voisin, au domicile de sa mère, évincée de la fête, qui perdra son assurance au fil des heures.

On est surpris d'apprendre que c'est Mike Leigh, le grand cinéaste aux Palmes d’Or et autres Oscars (Secrets et mensonges, Naked, Turner) qui a écrit la pièce parce qu'on ne le connait pas comme auteur de théâtre. Il avait conçu le rôle de Beverly pour sa femme. L'adaptation en français est signée par Gérald Sibleyras (Un petit jeu sans conséquences, Les 39 marches, Des fleurs pour Algernon et co auteur de Silence on tourne, actuellement à l'affiche au théâtre Fontaine).

Mais c'est Lara Suyeux (Beverly) qui a donné à Thierry Hartcourt l'idée de monter cette pièce, culte en Angleterre, où elle est jouée depuis sa création en 1977. Le metteur en scène est d'ailleurs très actif puisqu'il signe aussi l'Amante anglaise actuellement à l'affiche au Lucernaire.

On célébrait la société matérialiste dans les années 70. On n'est guère différent aujourd'hui avec le culte du virtuel. L'enjeu demeure identique : faire croire qu'on existe, en cultivant le paraitre, sans soupçonner qu'on se brulera peut-être les ailes.

Les costumes sont incroyablement datés, fort réussis, allant jusqu'à être assortis au papier peint pour la tenue d'Angela. Plusieurs accessoires rappellent les années 70, par exemple un très kitsch téléphone de bakélite orange. Les codes sociaux de la réussite sont apparents comme la taille de l'appartement, la présence d'un très grand canapé, d'une reproduction de tableau de maitres, le célèbre Déjeuner des canotiers de Renoir, et La chaise et la pipe de Van Gogh, sans doute signes de snobisme puisqu'ils  n'ont pas été peints par des artistes anglais. Mais ce n'est pas parce qu'on exhibe des chefs d'oeuvres ou des livres reliés que l'on prouve qu'on est cultivé.

Les sourires sont un peu forcés en début de soirée. Les confidences discrètes. It's now or never, susurre Elvis Presley, kiss me my darling, tomorrow will be too late.

Le ton change sous l'impulsion de la maitresse de maison : on n'est pas là pour discuter mais pour s'amuser. Plus tard Rain and tears de Demis Roussos et le Boogie Wonderland d'Earth Wind and Fire, signe le début du dérapage.
Le jeu devient dangereux. Le talent des comédiens est au service de personnages qui révèlent leur vraie personnalité. On dirait aujourd'hui de Beverly qu'elle est cash. Ce qui semblait être une soirée un peu fade change de ton, nous offrant un  moment pimenté qui promet toutes les surprises.

Abigail's Party de Mike Leigh
Adaptation Gérald Sibleyras
Mise en scène Thierry Hartcourt
Avec Cédric Carlier (Antony), Dimitri Rataud (Peter), Alexie Ribes (Angela), Lara Suyeux (Beverly) et SéverineVincent (Susan)
Costumes Jean-Daniel Vuillermoz
Décor et accessoires Marius Strasser
Lumières Jacques Rouveyrollis
Son Camille Urvoy
Maquillages, perruque et coiffures Catherine Saint-Sever
Du mardi au samedi à 21h, dimanche à 15h
Relâches exceptionnelles les 8 et 9 juin 2017
Au Théâtre de Poche-Montparnasse depuis le 31 janvier 2017
75 Boulevard du Montparnasse, 75006 Paris
Téléphone : 01 45 44 50 21

dimanche 19 février 2017

L'amante anglaise au Lucernaire dans la mise en scène de Thierrry Harcourt

Je me souviens parfaitement de l'Amante anglaise jouée en 2010 au Théâtre de la Madeleine, avec André Wilms, Ariel Garcia-Valdès et la grande Ludmilla Mikaël (à qui la profession décerna cette année-là un brigadier pour sa performance). J'ai failli ne pas me risquer à venir voir celle qui est à l'affiche du Lucernaire. La curiosité l'emporta et je ne regrette pas.

Il faut savoir que Marguerite Duras s'était indignée à plusieurs reprises de la façon dont étaient menés les interrogatoires et du manque d'écoute de la machine judiciaire. Ce qui la passionnait n'était pas de savoir qui avait commis le meurtre mais comment on pouvait en arriver à cette extrémité. C'est bien le silence de l'accusée qu'elle cherchait à faire parler.

Les lecteurs se rappellent peut-être du titre de l'éditorial qu'elle avait écrit dans le journal Libération en 1985 à propos de Christine Villemin (on croyait alors que c'était une mère infanticide. Depuis le procès s'est conclu par un non-lieu) où elle s'enflammait à propos de la mère de Grégory qu'elle voyait "Sublime, forcément sublime". Cet article était maladroit, fut très mal compris et fit scandale.

L'Amante anglaise est sans rapport avec l'affaire Grégory puisque la pièce a été écrite en 1968. Marguerite Duras s'était inspirée d’une autre situation -réelle elle aussi- dont elle a modifié quelques paramètres (l'épouse Rabilloux tue son mari en 1949, dépèce le cadavre, s'imagine le dissimuler en en jetant les morceaux la nuit dans des trains de marchandise ... qui passent tous sous le viaduc de son quartier ... à Savigny-sur-Orge) pour explorer à sa manière à qui profite un tel crime. Le présupposé de Marguerite Duras est d'éclairer l'inexplicable, partant du principe que rien n'est gratuit ni fortuit.

Claude Régy avait monté la pièce le premier en 1968, avec Madeleine Renaud, Claude Dauphin et Michaël Lonsdale. En 1999, Patrice Kerbrat l'a reprise avec Suzanne Flon, Jean-Paul Roussillon et Hubert Godon. La voici avec une distribution toujours aussi remarquable et on comprend que Judith Magre ait eu envie de se saisir (pour la première fois de sa grande et belle carrière) d'un texte de Marguerite Duras. Elle s'en amuse autant que possible : je tue d'accord mais on rit quand même, avait-elle promis le soir de la présentation de la pièce. Pari tenu par cette grande comédienne qui compose une Claire Lannes toute en nuances.
Le mari, Pierre Lannes (Jacques Frantz) est questionné le premier. Son innocence, du point de vue de la justice, vacille lorsqu’il avoue que oui vraiment cette mort est une aubaine inespérée, d’où la conclusion : vous avez tué en rêve, elle en vrai. Elle, c’est sa femme, Claire Lannes, la meurtrière de sa cousine, que l’on entendra dans la seconde partie.

L’époux sera libre. Libre, mais pas complètement innocent. L’interrogateur (Jean-Claude Leguay) suppose, réfléchit, relance. Il a parfois une façon de pencher la tête, de secouer son carnet de notes. Sans lumière aveuglante, loin de ce qu'on présuppose d'un interrogatoire, avec empathie, comme un psychologue chercherait à aider son patient à dérouler sa pensée.
Quand la rubrique "faits divers" relate de tels crimes elle les qualifie souvent d’actes gratuits, par raccourci, dans un aveu d’incompréhension ou par déni d’un sens profond. La criminelle elle-même ne saurait expliquer son geste. Alors je cherche pour elle dira l’Interrogateur, patiemment, car à défaut de raison objective il espère débusquer une ébauche de motif, un indice de motivation …

Tout le monde rêve de crime. Elle-même l’a confié à son mari. Elle craint maintenant la sentence. Elle sait que plus les criminels sont clairs plus on les tue (il faut avoir conscience que la peine de mort n’est pas encore abolie) et pourtant faire la lumière l’attire même si elle a d’abord estimé que ce n’était pas la peine d’expliquer. Elle a tout dit à la justice mais ce n’est pas tout à fait vrai. Elle n’a pas révélé où elle a caché la tête.

Sa cousine était grosse, trop grosse, cuisinant systématiquement des viandes en sauce. Quel écœurement ! Chaque dîner était la fin du monde. Claire en a vomi. Dans le jardin, sur le banc où à force de rester immobile lui venaient des pensées intelligentes. Elle pense au bonheur, s’enivrant du parfum mentholé des herbes aromatiques. Au suicide aussi. Elle vacille, sombrant dans l’anorexie mentale jusqu’à la folie.

Le titre de la pièce s'explique brutalement quand on réalise que c'est un simple jeu de mots avec la plante, la menthe.

Ce qui n’est pas pensé ne peut être dit. Avec honnêteté et parfois un regard qu'on pourrait penser malicieux, l’accusée répond, élabore, dit tout ce qu’elle peut, s’efforçant de ne pas perdre la tête. Oui elle a aimé. Oui à la folie. Oui, un jour on lui a menti et le ciel s’est écroulé. Oui sans doute n’était-elle pas assez intelligente pour l’intelligence qu’elle avait.
Elle parait dès lors moins coupable, voire même presque victime d’une sorte de vie étriquée sans occasion de rencontre, ni affective, ni intellectuelle, sans personne à qui parler. Coincée entre un mari massif et distant, une servante sourde et muette, souffrant de l’absence d’un ex-amant, dans ce village enserré dans un nœud ferroviaire. Au fond, seul l’Interrogateur constituera un partenaire intellectuellement de son niveau. Fiévreux, sérieux, tenace mais découragé subitement il cesse d’autopsier un meurtre dont l’essentiel vient d’éclater in extremis aux pupilles des spectateurs. Et c'est vainement que Claire Lannes le supplie de l'écouter.

Thierry Harcourt, le metteur en scène, affirme avoir été séduit par l'aspect policier de la pièce qu'il a vu comme un thriller de l’esprit, une tentative de comprendre ce qui peut pousser quelqu’un à commettre un acte aussi barbare.

L'amante anglaise demeure une énigme, ne révélant aucune circonstance atténuante pour alimenter la défense. Si ce n'est une toute petite phrase : "on ne se parlait pas".

L'amante anglaise de Marguerite Duras
Mise en scène de Thierry Harcourt
Avec Judith Magre (Claire Lannes), Jacques Frantz (Pierre Lannes) et Jean-Claude Leguay (l'interrogateur)
Lumières Jacques Rouveyrollis
Du 25 janvier au 9 avril, du mardi au samedi à 19 h et le dimanche à 15 h
Au Théâtre du Lucernaire, 53 rue Notre-Dame des champs, 75006 Paris.
Standard : 01 42 22 26 50, réservations : 01 45 44 57 34 

Les photos qui ne sont pas logotypées A bride abattue sont de Laurencine Lot ou PH. Hanula.
La première est celle du dossier original du manuscrit.

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