Une maison de poupée est un grand classique du théâtre scandinave qui est actuellement à l'affiche au Lucernaire et que je suis allée voir avec Isabelle. Elle a rédigé une chronique dont je partage chaque mot.
Le titre bien sage, à l'instar de ces intitulés qui cachent leur jeu comme une eau qui dort et qui tout à coup s’enfle sous l’effet d’un orage.
Bien sûr, beaucoup d’entre vous connaissent la pièce qu’Henrik Ibsen a écrite en 1879 en s’inspirant d'un fait réel, l’histoire d’un couple d’amis. L’écrivain norvégien fit grand scandale à l’époque en critiquant les codes sociaux de son époque.
Vincent Blot a imaginé une scénographie qui inspire le nid familial douillet où vivent Nora et Torvald Helmer avec leurs trois enfants. Un intérieur bourgeois symbolisé par son lustre et quelques tapis, mais assez dépouillé pour le reste, réduit à une table et quelques chaises, mais enrichi d'un sapin de Noël qui scintille, de cadeaux, et un plateau bordé par un tapis de neige judicieusement disposé.
Nora est magnifiquement interprétée par Florence Le Corre frêle, élégante dans un faisceau de lumière qui éclaire une chute de flocons de neige. La détresse de la jeune femme est déjà palpable dès les premières minutes tandis qu’elle lit face au public un contrat dont on comprendra ensuite qu’il va faire basculer sa vie pour toujours.
Lorsque Torvald rentre de son travail, Nora se présente à lui comme la femme au foyer superficielle qu’il s’attend à retrouver. On comprend vite que chacun a un rôle établi au sein de ce mariage. Lui, directeur de banque et père de famille accroché à sa respectabilité, elle, la jolie poupée sans consistance qui passe sa journée entre son foyer et le shopping. Elle est pour Torvald son alouette qui bat de l'aile, son petit écureuil, devant supplier de gaspiller rien qu'un tout petit peu, un joli petit panier percé dans la maison. Philippe Calvario incarne un époux qui n’a pas la rigidité d’un homme du 19ème siècle malgré des paroles prononcées sans appel : je n'ai pas de dettes, jamais emprunté. On s’habitue à son jeu un peu déphasé et qui donne finalement à la pièce une touche très actuelle.
Nora, sous son apparente frivolité, a pris il y a quelques années une décision lourde de conséquences. Pour sauver la vie de son mari, alors gravement malade, elle a financé un voyage en Italie par des moyens dont il ignore la provenance réelle, et on peut penser qu'il n’aurait pas accepté une telle dépense. Il faut resituer l'affaire dans le contexte de l'époque, quand une femme n’était pas autorisée à emprunter de l’argent. Il suffit de rappeler qu'avant 1965 une femme ne pouvait travailler en France sans l’accord de son mari ni ouvrir de compte en banque à son nom propre.
Nora a donc fait un faux en écriture auprès d’un certain Krogstad qui est son créancier. Or cet homme est l’employé du mari qui envisage de le renvoyer en raison de son passé douteux. Krogstad fait chanter Nora pour récupérer son argent. Il menace de tout révéler à Torvald, ce qui ruinerait la réputation de Nora. A moins qu'elle ne puisse le rembourser mais comment ? Ou encore accepter que la vérité soit dite.
L’intrigue est posée. Nora est prisonnière d’une situation inextricable. Les chants de Noël laissent place à des musiques modernes dont les titres n’ont pas été choisis au hasard. Entre chaque scène une nouvelle chanson symbolise une étape du déroulement de l’histoire. Le Perfect Day de Lou Reed apporte une note ironique sur le déroulement de la soirée. Amour et dépendance ligotent le couple.
The End des Doors semble annoncer la mort mais aussi peut-être la fin de l’enfance et le passage à l’âge adulte que va vivre Nora... Le Foxey Lady de Jimi Hendrix parle d’une femme qui maitrise le jeu de la séduction et qui est tout sauf soumise.
Dans une atmosphère de plus en plus tendue, auprès d'un mari qui pour le moment apprécie encore combien il est miraculeux de vivre et d'être heureux, Nora s’affole et se démène pour cacher son secret et sauver son mariage. L’arrivée de son amie et confidente, Kristine Linde (Nathalie Lucas) ne lui apporte qu’un apaisement temporaire. Son amie a de graves soucis et elle intercède pour qu'elle puisse obtenir un emploi à la banque. hélas il faudra licencier Krogstad.
L'homme ne cesse de revenir à la charge. Tel le sang sur la clef de barbe bleue, on ne peut pas l’effacer. Il réapparait régulièrement dans l’ombre derrière la baie vitrée, sa voix est amplifiée et son comportement initial est glaçant. Philippe Person qui joue Krogstad, et qui a adapté (en resserrant le nombre de comédiens) et mis en scène la pièce, s’est inspiré des ambiances d’Hitchcock pour plonger avec succès le spectateur dans un climat anxiogène.
Nora doit jurer son innocence, main levée. La scène au cours de laquelle elle danse le charleston en faisant dans sa tête le compte à rebours du temps qui lui reste à vivre est particulièrement poignante.
La jeune femme semble grandir à toute vitesse : quand on s'est vendu une fois pour l'amour des autres, on ne recommence pas. Les masques tombent, la vérité éclate. Torvald se révèle dans toute sa lâcheté. Loin de s’attendrir du sacrifice de sa femme, il ne pense d'abord qu'à sa réputation : je peux couler à pic à cause d’une femme écervelée… Mais dans un sursaut d'amour ou de compassion il affirme qu'il a tout pardonné et ajoute repose-toi sur moi à présent, j'ai de larges ailes pour te protéger.
L'époux a changé de registre en comprenant que sa femme lui échappe. Il est défait, sidéré, il s’humilie par ses supplications inutiles. Mais c’est trop tard.
Nora, qui n’avait porté que des robes sages revient sur scène en pantalon de tailleur noir et chemisier blanc. C’est la fin des non-dits dans leur couple. Nora a ouvert les yeux sur la mesquinerie de son mari : Voilà huit ans que nous sommes mariés et c’est la première fois que nous parlons sérieusement. D’abord papa, puis toi, vous ne m’avez jamais aimée. J’ai été votre poupée (justifiant ainsi le titre). Précisément tu ne me comprends pas. Je suis passée des mains de papa dans les tiennes. Je vais te quitter pour m'éduquer moi-même. Je dois être entièrement seule.
Alors que l'époux s'énerve, la juge folle et veut lui interdire de prendre son envol, Nora désormais femme n’a plus rien à perdre: je suis d'abord et avant tout un être humain et je veux réfléchir par moi-même. Elle a fait le choix radical de quitter sa famille, de s’émanciper des carcans de son univers. Dans une lucidité douloureuse elle conclut : Je veux savoir qui a raison de moi ou de la société.
L’émotion est à son comble quand Nora quitte la scène. On se demande si le miracle suprême pourra se produire. L’adaptation de Philippe Person permet de se concentrer sur le drame psychologique davantage que strictement sur la condition féminine rattachée à une époque parfois un peu datée. Les dialogues résonnent ainsi avec universalité. La question de l'indépendance est éternelle.
Ibsen aura eu le mérite de lancer une des premières pierres du féminisme avec cette pièce. Il ne fut pas le seul. Ainsi la suédoise Alfhild Agrell écrira Sauvé en 1882 avec les mêmes codes qui a fait l'objet d'une lecture en décembre dernier. On retrouvera en 1973 dans le film Scènes de la vie conjugale d’Ingmar Bergman ce même genre d’atmosphère de malaise dans un couple où le bonheur apparent se fissure pour aller vers une autre forme de vérité.
Ne manquez pas la belle interprétation ce cette Maison de poupée au Lucernaire qui n'a rien perdu de son potentiel pour nous faire réfléchir. C’est une véritable réussite théâtrale ! Hier, en ce jour de Saint-Valentin, un jeune homme assis au premier rang est monté sur la scène après les saluts, a mis genou à terre pour demander son amie en mariage en sortant une alliance de sa poche. Une telle déclaration d'amour sous les auspices d'un auteur féministe ne saurait qu'être de bel et bon augure.
Une Maison de Poupée de Henrik Ibsen
Traduction Régis Boyer
Adaptation et mise en scène Philippe Person
Avec Florence Le Corre, Nathalie Lucas, Philippe Calvario et Philippe Person
Lumières Alexandre Dujardin
Décor Vincent Blot
Théâtre du Lucernaire
53 rue Notre Dame des Champs- 75006 Paris
Réservations : 01 45 44 57 34
Jusqu’au 12 mars 2017
Du mardi au samedi à 21h, dimanche à 19h
Les photos sont de Pierre François
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