
Le voyage ne s’effectue pas en droite ligne depuis la France. Il aurait été trop simple de prendre l’avion, de laisser l’objet et de revenir, ce qui n’aurait sans doute pas donné lieu à un roman. L’héroïne prend le temps de suivre un itinéraire en zigzag (…) au gré de quelques envies et de nos souvenirs (p. 58).
Des souvenirs d'instants vécus (ou désirés) avec son compagnon Guillaume, décédé depuis. Ce n’est pas un pèlerinage puisque plusieurs étapes sont nouvelles. Et pourtant le voyage rappelle d’autres moments. Je me dis que les souvenirs, c’est un peu comme ce papillon qui ressemble à une petite feuille sèche, invisible sur le sol, le bois, la pierre. Lorsqu’il s’ouvre, il dévoile un intérieur bleu de lapis-lazuli, marbré de jaune, offrande fugitive d’une merveille, puis il se referme, très vite, à nouveau insoupçonnable de beauté (p. 59).
Guillaume s’était comme pris de passion pour le destin d’un homme qui, père d’une enfant "différente" n’avait eu de cesse de l’ouvrir au monde, en cultivant avec elle un jardin. Il avait raconté son histoire dans un livre (unique) et était devenu pour Guillaume l’homme qu’il aurait voulu serrer dans ses bras, et le livre était son feu, son lieu (p. 49). D’un certain Julien Lancelle, intitulé Quelques éden, lettres à ma fille, 1956
Alice ne rouvre pas ce livre qu’elle a emmené avec elle pour le déposer à Zagreb mais elle nous en donne régulièrement quelques pages (à partir de p. 55-57) après avoir longuement présenté le personnage, car il s’agit très probablement d’une fiction inventée pour l’occasion (ce qui justifie d’ailleurs une fin surprenante).
C’est aussi parce qu’elle insiste, dans les dernières pages, sur l’existence du Musée des relations rompues, bel et bien ouvert en 2010 à Zagreb qu’il est d’autant plus évident que le roman de Julien Lancelle est le fruit de sa propre création.
Le contraste entre la voix de ce papa, devant faire le deuil de l’enfant idéal tout en en célébrant l’existence et celui de cette femme devant accepter la perte de son compagnon est à la fois doux et fort, sensible et puissant. Le pouvoir d’un livre pour se délivrer n’est pas nouveau mais il est traité avec originalité et de belle manière.

Les descriptions que fait Gaëlle Josse sont économes de mots mais pas de sensualité. Elle restitue l’essentiel de la Chambre des époux de Mantoue (p. 82), témoignant encore une fois qu’elle possède un œil de photographe. Il m’a manqué cependant des images pour visualiser cette oeuvre comme d’ailleurs la Corbeille de fruits (en italien Canestra di frutta) du Caravage, même s’il est facile aujourd’hui de naviguer sur la toile pour compenser la frustration et apprendre que cette nature morte (sic) a été peinte entre 1594 et 1602, et est conservée à la pinacothèque Ambrosienne de Milan.
Elle démontre en moins de 175 pages qu’il n’est pas nécessaire de produire 500 pages pour offrir un roman remarquable. Et dans lequel on apprend (aussi) beaucoup de choses. J'ignorais tout du rituel de retournement des morts à Madagascar (p. 94) et je ne savais rien de l’art éphémère du kolam pratiqué par les femmes en Inde du Sud (p. 91).
Il faut aussi lui reconnaitre un sens inouï de la formule, décrivant l'étape faite à Trieste comme une des pages de notre mille-feuille mémoriel (p. 95) et se promettant de faire de nos blessures un royaume (p. 102), qui deviendra le très beau titre de cet ouvrage.
De nos blessures un royaume de Gaëlle Josse, chez Buchet/Chastel, en librairie depuis le 19 janvier 2025
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