
J’avais pris connaissance de ce monstrueux épisode de notre histoire en lisant le bouleversant L'ile aux enfants d’Ariane Bois. Depuis, plusieurs autres livres ont traité ce sujet qui reste cependant mal connu, particulièrement en métropole, peut-être parce qu’il est honteux.
Ils s’appellent Michel, Patricia, Marie-Thérèse et Joseph. Arrachés brutalement à la douceur de l’enfance, les voici loin de chez eux, désemparés. Ils ont froid. Un adulte plein de sérieux leur avait parlé de Notre-Dame de Paris, mais très vite ils se retrouvent en pleine campagne, dans une ferme. Le même adulte avait aussi parlé d’école, cependant il s’agira surtout de soigner les bêtes, entretenir la maison, faire le ménage. Est-ce une nouvelle forme d’esclavage ? Qui a permis cela dans cette glorieuse République française dont on leur a naguère chanté les vertus ? Il n’est pas temps pour eux de chercher des réponses à ces questions. Il faut vivre. Tenir bon. Jusqu’à ce qu’un jour l’opportunité se présente de forger leur destin.
Le roman de Anaëlle Jonah ne m’a donc pas surprise. Il n’en est pas moins bouleversant bien que j'ai des réserves à son propos en raison de faiblesses dans l’écriture. On pardonne car c’est un premier roman. L’autrice est journaliste … et jeune. J'espère sincèrement qu'elle en publiera d'autres car elle est prometteuse.
Ce que je pointe commune maladresse est peut-être une force : j'ai cru que l'ouvrage était autobiographique, écrit donc par une personne âgée, revenant sur son enfance et cherchant à retrouver ses origines en revenant à la Réunion alors qu'elle est très malade. Je pardonnais alors la confusion dans l'organisation du récit puisque je le pensais "authentique", sans doute composé sous l'émotion.
Je m'étonnais cependant qu'il y ait si peu d'expressions créoles. et surtout du niveau remarquable de l'autrice qui, pourtant, n'était quasiment pas allée à l'école, laissant croire qu'on pouvait être finalement autodidacte. Il y avait l'erreur de vocabulaire avec l'emploi du verbe "reléguer" (troisième ligne à partir du bas de la page 60) au lieu de "se relayer" tout à fait pardonnable dans le contexte.
J'ai bien eu un premier doute sur l'histoire en commençant à trouver plus qu'étrange que la DDASS ne fasse aucun contrôle mais une assistante sociale se manifestait enfin (p. 242).
Je me suis attachée à ces enfants. J'ai haï leurs parents adoptifs. Que des enfants aient été arrachés à leur famille et émigrés de force de la Réunion à la France métropolitaine est déjà un crime à mes yeux. Qu’il aient été forcés de remplacer des ouvriers agricoles en les privant de scolarité est pire. Et qu’ils aient été persécutés, et le mot est faible, pour signifier ce que supportèrent Joseph et sa sœur, est plus que monstrueux. J'ai ressenti une honte sans bornes pour ces "français" qui se sont si mal comportés alors que les horreurs de la Seconde guerre mondiale devaient encore résonner à leurs oreilles. Comment une telle chose fut-elle possible, permise, encouragée peut-être ?
J'avais vu quelques jours auparavant le très émouvant Rossignol à la langue pourrie, magnifiquement incarné par Agathe Quelquejay et je savais que la férocité est hélas universelle. L'apparition d'un nouveau poème de Joseph Gosse (p. 85) me fait faire le lien et bien entendu me donne envie d'en savoir davantage sur ce poète que je ne connais pas. Plus loin il y aura cette très étonnante interview recopiée de Paris Match (p. 289), confirmant que nous avons entre les mains un récit authentique et je culpabilise de ne pas connaitre ce nom. .Je profite d'un moment où je suspends ma lecture tant la violence a l’égard de ces enfants m’était insoutenable pour entreprendre des recherches.
Et c'est alors que je découvre qu'il n'existe pas, ce qui a modifié mon regard sur le roman. Il a manqué un chapitre additionnel dans lequel Anaëlle Jonah aurait expliqué (et justifié) sa démarche.
L’origine du titre apparaissait donc pour la première fois avec les quelques lignes du poème de Joseph Gosse (p. 50) … mais cette formule, Danse avec tes chaînes, est empruntée, on finit par l'apprendre, à Nietzsche qui a écrit que la liberté, c’était de savoir danser avec ses chaînes (p. 402).
Que cette historie soit une fiction ne me dérange pas mais alors je deviens plus exigeante sur sa construction. Je m'étonne par exemple que la "Monmon" qui a promis aux enfants que leur père était au paradis soit parfois désignée par sa fille par son prénom, Mariette.
Le personnage de Simon (et sa petite soeur Catherine) est presque le double de Joseph, se déployant en miroir, comme quoi le malheur touche les enfants partout. Il est peut-être insuffisamment développé même si j'ai bien compris le sens de son apparition, pour citer Granmer Kal, fantôme d'une vieille dame invoquée sur l'ile pour faire peur aux enfants réunionnais (p. 233) et qui aurait mérité une note de bas de page.
Quand l’opportunité de trouver un allié se présente aucun des deux ne la saisit (p. 222). Manque de confiance? Crainte que ce soit un piège ? Encore une fois j'aurais admis s'il s'était agi d'une autobiographie …
Je n'ai pas bien saisi le sens de la phrase : notre amitié était fondée sur le mystère (p. 276) et je m'attendais à un développement qui n'aura pas lieu et qui était pourtant annoncé précédemment : De certaines amitiés ne résultent que des discordes, des représailles et des tragédies. Joseph et moi n'aurions pas dû rencontrer Simon (p. 200).
La rencontre avec Antoine, le fils légitime de la famille adoptive, est déterminante mais le comportement du personnage est très ambigu. Etait-il lui-même un ancien enfant battu, aujourd'hui encore sous emprise ? La respectabilité de René m'a semblé improbable dans une campagne où "tout se sait". Lui aussi est plutôt énigmatique. sa violence ne repose sur rien, à moins que ce ne soit le départ de son fils. L'entendre répéter en boucle Vous êtes là pour quoi ? (p. 172) laisse les questions en suspens.
Anaëlle Jordan a cependant de réels talents pour scénariser une histoire. Elle compose une galerie pittoresque pour décrire les habitants du village creusois. La scène d'anniversaire de la maitresse de maison est tellement surréaliste que j'ai cru qu'elle était vraie puisque la réalité dépasse toujours la fiction.
J'aurais aimé qu'elle décrive davantage ce sue ressent la gamine quand elle découvre la capitale qui jusque là n'était qu'un bouquet de cartes postales agissant comme autant de miroirs aux alouettes. Le dîner à La bonne franquette (que je connais bien) aurait gagné à être développé (p. 302). C'est tout de même un endroit mythique, et qui permettait de parler notamment des poulbots. Pourquoi donc donner le nom du restaurant sans en dire plus ?
Toujours est-il que ce roman est plus qu'utile, qu'il faut le lire, et se pencher sur cet épisode scandaleux de notre histoire récente. Voilà pourquoi je fais le point sur les événements auxquels une statue de bronze a effectivement été érigée devant l'aéroport de Saint-Denis pour "commémorer" le cinquantenaire de l'histoire des enfants de la Creuse (p. 76). La plaque mentionne plus de 1600 enfants entre 1975 et 1981 mais ce fut beaucoup plus.
Danse avec tes chaînes de Anaëlle Jonah, Fayard, en librairie depuis le 21 août 2024
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Entre 1962 et 1984 près de 2500 enfants des Outre-mer (les Antilles ont été concernées, mais dans une moindre mesure) orphelins ou nés dans des familles pauvres ont été déportés vers la métropole pour "repeupler" les départements victimes de l’exode rural comme la Creuse, le Tarn, le Gers, la Lozère, les Pyrénées-Orientales. Ce déplacement d’enfants fut organisé sous l’autorité de Michel Debré, député de La Réunion à l’époque.
Ces enfants, "abandonnés ou non", ont été immatriculés de force par les autorités françaises à la Direction départementale des affaires sanitaires et sociales. On peut conclure à une véritable traite négrière orchestrée par l’État français qui leur a confisqué leur culture, leur langue, leur famille d'origine, bref, leur vie entière.
Les enfants déplacés ont été déclarés "pupilles d’État" , ce qui signifie que leurs parents n’avaient plus aucun droit sur eux. Une minorité d'entre eux étaient orphelins. Des centaines de parents illettrés ont signé des procès-verbaux d’abandon qu’ils ne pouvaient pas déchiffrer et ne reverront jamais leurs enfants. Après 48 heures de vol et de route à l'époque, ils étaient accueillis dans un foyer de Guéret. Certains ont été adoptés, d’autres sont restés en foyer ou ont servi de main-d’œuvre gratuite dans les fermes, les paysans creusois les utilisant alors comme "bonne à tout faire" ou "travailleur sans salaires". L’historien Ivan Jablonka parle de cas de "mise en esclavage".
L’enfant réunionnais a été obligé d’être fort. Certains sont devenus ouvriers. Ceux qui se sont effondrés ne se sont pas relevés. Ils se sont soit suicidés, soit ont fini dans la rue ou en asile psychiatrique. Cet épisode de l’histoire française, très connu à la Réunion, est communément appelé l’affaire des Enfants de la Creuse ou des Réunionnais de la Creuse. Pourtant, personne ne m'en parla lorsque je suis allée dans ce département en 1994. Ce scandale d’État n’a été médiatisé que dans les années 2000.
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