
L’éditeur Les Avrils confirme sa mission de nous faire partager les enthousiasmes littéraires de ses deux fondatrices.
Domestique au service des bourgeois, elle est travailleuse, courageuse, dévouée. Mais ce week-end-là, elle redoute de se rendre chez les Daniel. Exceptionnellement, Madame a accepté d’aller prendre l’air à la campagne. Alors la petite bonne devra rester seule avec Monsieur, un ancien pianiste accablé d’amertume, gueule cassée de la bataille de la Somme. Il faudra cohabiter, le laver, le nourrir. Mais Monsieur a un autre projet en tête. Un plan irrévocable, sidérant. Et si elle acceptait ? Et si elle le défiait ? Et s’ils se surprenaient ?
Bérénice Pichat fait la démonstration implacable qu’on n’échappe pas à son destin, en ce début du XX° siècle, d’être une domestique (dont je rappelle l’étymologie, attachée à la maison) quand on est une femme de pauvre condition, ou d’être de la chair à canon quand on est un homme.
Le propos n’est pas nouveau mais le traitement est suffisamment original pour que cette lecture devienne très vite addictive. L’écriture saute d’un personnage à un autre sans prévenir, change de style -mais pas systématiquement- en fonction de l’un ou de l’autre. Le texte se déploie, tantôt aligné sur a gauche, tantôt sur la droite, tantôt en prose, tantôt en vers libre. Il devient comparable à la partition musicale d’un drame. C’est presque une cavalcade et le roman se lit très vite. Les 267 pages se laissent dévorer en quelques heures.
Le lecteur prend le parti de cette femme qui n’est petite que socialement parlant. J’ai titubé à ses côtés pendant le récit haché de son avortement (p. 162). Je n’ai eu de cesse que de vouloir son émancipation et son bonheur tout en redoutant que ne l’emporte la voix des plus forts.
Celle de Madame qui attire elle aussi la compassion puisqu’elle est en quelque sorte amputée socialement. Tant que Blaise vivrait il serait son époux légalement, son enfant au quotidien, son sacerdoce en réalité. Jamais plus il ne serait un homme pour elle, ni elle une femme pour lui. Pour le reste du monde, ils sont devenus les Daniel (p.190). Cette femme suscite des sentiments ambivalents car on la sent corsetée dans un carcan qu’elle a elle-même consolidé : Tant que Blaise est là, le moindre changement (dans leur vie, dans la maison) est impossible (p. 195). Cela m’amène à questionner : et si c’était elle qui avait érigé une prison et non l’accident ?
Celle de Monsieur, véritable victime de la guerre et bien incapable de se tirer seul du pétrin dans lequel il est plongé. L’homme est obnubilé par la mise en oeuvre de l’unique issue qu’il voit à son problème. Son passé est mort depuis trop longtemps. Le malheureux souhaite le rejoindre. Il la supplie de l’aider (p. 134). C’est décidé, il doit mourir (p. 96) et cette sentence résonne comme un avertissement au lecteur.
Pourtant à de brefs instants on entrevoit un autre avenir possible. Par le langage puisque le seul jeu de Blaise (plutôt une distraction et j’irai jusqu’à dire que c’est un sport), appris à l’hôpital, pour tuer (on remarquera le mot) le temps interminable, c’est (précisément) de jouer avec les mots (p. 93). Ou encore par la rébellion : elle est domestique, pas dame de compagnie (p. 197). A moins que cette posture ne lui porte préjudice en la maintenant sous la coupe du couple de bourgeois.
Ce roman est bouleversant de bout en bout et j’attends avec impatience le second de cette autrice.
Bérénice Pichat est professeure des écoles au Havre. Passionnée d’histoire, elle raconte dans La Petite Bonne les répercussions intimes de la Grande Guerre dans la France des années 1930. Grâce à une alchimie parfaite entre prose et vers libres, elle tisse un huis clos bouleversant entre deux êtres que tout oppose hormis le poids du destin, et où la tension happe dans un crescendo envoûtant.
La Petite Bonne de Bérénice Pichat, Les Avrils, en librairie depuis le 28 août 2024
Illustration de couverture Jeune fille pensive au feuillage d’Aristide Maillol
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